Michel Brosseau écrit et enseigne : auteur de romans noirs et de weblittérature, il est aussi professeur de français au lycée Jacques Monod à Saint Jean de Braye près d’Orléans. Les élèves de Michel Brosseau écrivent et apprennent : par-delà la préparation au bac de français, ils participent à de vivants ateliers d’écriture (dans la proximité de Joachim Séné ou Lucien Suel), à des expériences de twittérature, à des projets collaboratifs avec des collégiens. Dès lors, la littérature cesse d’être un simple objet scolaire pour devenir une expérience authentique des autres et de soi. Réinventer les humanités dans la civilisation des écrans, telle est l’invitation de Michel Brosseau : « Puisque les outils numériques sont au centre de nos vies et de celles de nos élèves, c’est par eux que nous pouvons défendre nos valeurs : non seulement échanger et partager des savoirs et des écrits, mais placer l’homme au centre. » Saurons-nous collectivement saisir cette belle invitation à revitaliser la pédagogie de la littérature pour faire de la littérature une vraie pédagogie du monde ?
Vous avez organisé avec l’écrivain Joachim Séné une série d’ateliers d’écriture en seconde : pouvez-vous expliquer comment fonctionne concrètement de tels ateliers d’écriture ?
Ces ateliers se sont déroulés dans le cadre de l’enseignement d’exploration Littérature et Société, qui invite notamment les élèves à découvrir les différents supports de l’écriture. Les séances se déroulaient au CDI, sur une durée de deux heures. D’un point de vue matériel, un vidéoprojecteur utilisé lors de la présentation des consignes, branché sur le portable de Joachim, la photocopie des textes servant de point de départ à l’écriture et enfin, parce que le groupe était restreint, un PC par élève.
Joachim présentait l’atelier du jour, lisait les extraits proposés, les commentait, puis explicitait les pistes d’écriture. Pendant que les élèves écrivaient, nous circulions à certains moments parmi eux, afin de les aider en cas de difficulté technique, de les relancer en cas de blocage, de les mettre en confiance. Chose importante, nous leur laissions une grande liberté dans le traitement de la consigne d’écriture, certains étant en grande difficulté avec l’écrit. Dans les moments où nous ne circulions pas, nous nous livrions à l’exercice d’écriture proposé, ce qui permet de changer la donne : les adultes eux aussi se soumettent aux contraintes et consignes, cherchent, hésitent, et prennent plaisir à écrire… Enfin, les élèves lisaient ensuite leurs écrits à voix haute, occasion d’un commentaire mettant en valeur le parti pris choisi, l’originalité du texte, sa résonnance avec les autres.
Les productions, parfois finalisées par les élèves en dehors des heures au lycée, étaient envoyées par mail à Joachim, qui se chargeait de les mettre en ligne sur le blog dédié. Nous utilisions ensuite les réseaux Twitter et Facebook pour diffuser les textes des élèves. Cette publication/diffusion permettait non seulement de valoriser le travail des élèves, mais aussi de les engager dans celui-ci : publier, c’est être responsable de ce qu’on écrit et s’exposer. D’où un investissement dans l’écriture supérieur à celui obtenu dans le vase clos de la classe.
Plusieurs des activités d’écriture que vous avez lancées invitent les élèves à s’approprier l’espace, par l’image, le numérique et les mots : à travers quelles situations d’écriture précisément ? pourquoi ce choix ?
La première séance a débuté à l’extérieur du lycée. Il s’agissait de prendre des photos de murs dans un périmètre proche, en cours de transformation depuis la construction récente d’une ligne de tramway. L’enjeu était de susciter un regard neuf sur un espace quotidien, une curiosité, et inviter les élèves à s’approprier cet espace, en le mettant en mots. Joachim est parvenu à amener les élèves à produire une fiction prenant pour point de départ leur propre environnement. Ce qui permet de dynamiter les clichés portés par les élèves sur la démarche de l’écrivain, de leur faire comprendre qu’on peut aussi écrire à partir de l’ordinaire, quitte, comme l’ont réussi certains, à en faire émerger du fantastique.
L’autre activité consistait à écrire un carnet de voyage à partir de Globegenie et de Street View. L’idée est que le web constitue une porte ouverte sur le monde, mettant en jeu curiosité et hasard, et permet de se documenter. Mais on sait bien que du réalisme on bascule vite dans l’étrange. Les élèves ont été amenés à jouer avec cette étrangeté foncière du monde. Il suffit de l’entrée d’un tunnel, comme dans l’une des productions, pour que démarre une fiction. Ou d’un de ces accidents dont sont victimes les images web : un corps qui surgit tronqué d’un trottoir, ou une ville touristique photographiée sous la pluie.
Ce choix correspond en premier lieu à ce qui sous-tend les écrits de Joachim Séné : la ville, les paysages, et le web comme outil de documentation et lieu de l’écriture. Ensuite, il est intéressant pour les élèves de s’interroger sur toutes ces images que nous offrent le web, ces représentations qui, à la fois, donnent l’illusion d’une expérience du monde, d’une connaissance de celui-ci, et suscitent, convoquent notre propre expérience du monde. Ainsi certains des participants à l’atelier ont-ils traité la consigne en y intégrant une part de leur vécu, comme par exemple l’évocation d’une terre des origines, mettant en jeu la mémoire familiale. Enfin, last but not least, ce genre d’activité permet aux élèves de dépasser cette impression — terrible, mais qu’ils ont trop souvent — de ne rien avoir à dire du monde.
Un atelier portait plus précisément sur le « Lycée absent » : pouvez-vous expliciter la consigne ? l’atelier a-t-il éclairé de façon intéressante le regard porté par les élèves sur le lycée ?
Là aussi, la volonté était de travailler sur l’espace du quotidien, de décrire pour parvenir à un regard neuf, une réflexivité. Les textes de départ de Laurent Graff soulignaient l’étrangeté des lieux, comment ils évacuent l’humanité. D’où un questionnement sur le lycée : est-il un lieu d’enseignement ? Est-il autre chose ? Comment y/le vit-on ? Joachim a invité les élèves à pratiquer l’absurde, ce qui a permis de libérer la parole. Ils ont su traduire l’essentiel : fragmentation du temps et de l’espace, effets de masse, notamment lors des déplacements dans les couloirs, ambiance sonore… Avis aux amateurs : les faire écrire sur l’espace du lycée est une mine !
Vous avez aussi mené des utilisations pédagogiques du réseau Twitter : quelles activités y avez-vous lancées ? comment les élèves ont-ils travaillé sur le réseau ? avec quels profits ?
Ces activités ont eu lieu dans le cadre de l’opération « 100 bibliothèques 50 epubs », initiée par la maison d’édition numérique publie.net, avec le soutien du CNL. Tout d’abord, des twitt interviews de Joachim Séné et de Lucien Suel. Après une séance consacrée à la lecture d’extraits d’ouvrages des auteurs, et à une visite guidée par un questionnaire de leur site ou blog, j’ai, dans un deuxième temps, fait préparer aux élèves des questions et les ai sélectionnées avec eux. Celles-ci portaient sur l’écriture, les supports papier et numérique, la lecture, les choix d’écriture, l’usage du web et des réseaux sociaux. Ensuite, nous avons procédé à un échange en direct, avec utilisation du vidéoprojecteur : les élèves envoyaient les questions via mon compte Twitter, puis nous lisions ensemble les réponses. S’agissant d’un travail sur un réseau social, d’autres intervenants sont parfois venus se greffer à la conversation, ce qui a permis de montrer aux élèves qu’il existe des passionnés de littérature et qu’on peut parler de lecture et d’écriture en dehors des murs de la classe, et sans injonction scolaire ! Les échanges ont enfin été mis en ligne sur le site du lycée. A noter que la classe qui a échangé avec Lucien Suel a aussi écrit à la manière de l’auteur.
Là aussi, l’objectif est de changer les représentations. Il faut bien avouer que les index biographiques de nos manuels ressemblent à s’y méprendre à des cimetières. Aussi me semble-t-il important de faire appréhender aux élèves que des auteurs contemporains existent, qu’aujourd’hui encore lecture et écriture peuvent être placées au centre d’une vie.
La seconde activité menée sur Twitter consistait à écrire à la manière de Félix Fénéon. Le format qu’il utilisait dans ses Nouvelles en trois lignes correspond en effet aux 140 caractères du réseau social. La démarche a été de confier aux élèves, via une page de blog, des tweets émanant de l’AFP ou de différents journaux français, de préférence proposant une information insolite, et de leur demander une réécriture avec effet de chute ou trait d’humour. Cette fois, un compte Twitter avait été créé pour la classe.
Le travail a été mené au CDI avec utilisation du vidéoprojecteur et l’assistance d’une collègue documentaliste. Les élèves procédaient à la rédaction sur un fichier texte, puis publiaient sur le réseau social après aval donné par l’un des enseignants présents. Les tweets publiés étaient découverts en direct par l’ensemble de la classe. Je me chargeais ensuite de les retweeter via mon compte. Surprise agréable: des élèves ont eux aussi retweeté les productions via leur compte.
Cette écriture est certes ludique, mais aussi très exigeante, parce que synthétique. Elle permet aussi d’éduquer à l’usage des réseaux sociaux, à la notion de responsabilité de ses écrits dans la mesure où ils sont publiés. Enfin, voir ses productions retweetées sur le réseau permet de découvrir que l’on peut être lu, et que d’autres que le prof peuvent y trouver de l’intérêt.
Des élèves de 3ème et de 2nde ont par ailleurs collaboré dans un travail d’écriture commun, un « Je me souviens du collège » à la manière de Perec : comment avez-vous organisé cette collaboration ? en quoi cet atelier collaboratif a-t-il aidé les uns et les autres à mieux se connaître et se construire ?
La collaboration a été initiée par les collègues documentalistes du collège et du lycée. Les séances se sont déroulées au CDI, avec environ un poste pour trois élèves, et un vidéo-projecteur pour projeter le Google Doc sur lequel ils écrivaient. Ceux-ci ont montré un réel intérêt pour cette écriture en direct et partagée. La démarche présente l’intérêt d’une interaction entre le lire et l’écrire, la lecture d’un souvenir d’un tiers appelant l’écriture d’un autre.
De l’écriture sont nés au sein de la classe des échanges sur les différents établissements fréquentés, témoignant de leurs expériences diverses mais aussi d’un ressenti commun. Il a permis aux lycéens de prendre du recul par rapport à leurs années collège, et aux collégiens d’établir un premier contact, valorisant, avec le lycée.
Cette expérience, tout comme l’écriture à la manière de Fénéon, sera renouvelée cette année.
Dans votre livre « C’est » récemment publié, vous faites sous forme anaphorique une juste restitution du quotidien de la vie au lycée : qu’y a-t-il selon vous de tristement répétitif aujourd’hui dans le quotidien d’un professeur de français et/ou celui d’un élève ?
C’est la relation au temps qui me semble en jeu ici. Un emploi du temps figé, l’enchaînement de séances de 55 minutes, chaque fois de nouveaux visages, des ambiances spécifiques selon les classes… Pour les élèves, ce permanent passage du coq à l’âne, ces journées fourre-tout et l’enchaînement d’attitudes, de démarches et d’exigences si différentes… On se prend parfois à rêver de quelques journées dans l’année où il serait possible de travailler sous forme d’ateliers, où l’on prendrait le temps de lire, d’écrire, d’échanger. Répétitifs pour le prof comme l’élève les types d’activités proposées, notamment, en classe de première, à cause de l’examen, la sacro-sainte lecture analytique, parce qu’on ne veut pas envoyer les élèves au casse-pipe avec un descriptif pour l’oral qui ne tiendrait pas la route. Mais quel intérêt peut-on porter à ces extraits ? Un exemple : 20 lignes du repas offert par Gervaise dans L’Assommoir quand Zola déploie tout un chapitre…
« C’est se dire que défendre l’héritage humaniste passe par d’autres voies que celles imposées par les programmes et l’examen du bac, » écrivez-vous dans votre livre « C’est » : les pratiques que vous nous décrivez ici d’une certaine façon nous éloignent effectivement des programmes et du bac … En quoi vous semblent-elles susceptibles, à leur façon originale, de « défendre l’héritage humaniste » et donc de tracer de nouvelles voies pour une refondation des programmes ?
Force est de constater que les études de Lettres ne font plus recette, et que la profession d’enseignant n’attire plus beaucoup. Aussi la question se pose-t-elle de qui seront les enseignants de français de demain. Et avec quelle formation ? Autrement dit, il semble urgent de redonner goût aux études littéraires pour qu’elles perdurent et que se poursuive la transmission de l’héritage humaniste. Faute de troupes…
Amener les élèves à travailler avec les outils numériques, web inclus, ne relève pas du gadget. L’écran est d’abord perçu par nos élèves comme espace de loisir, d’échanges et de jeu. Le premier défi est de le redéfinir avec eux comme un espace de travail. Le second, sortir de l’opposition entretenue — souvenons-nous de l’épisode de La Princesse de Clèves — entre culture de masse d’une part, et ouvrages classiques d’autre part, entre modernité technologique et passé révolu. Comment montrer à nos élèves que la littérature a sa place aujourd’hui, qu’elle interroge le monde qui nous entoure sans utiliser les outils contemporains ?
Utiliser les nouveaux supports de l’écrit au service de l’héritage humaniste me semble être un enjeu capital, tant pour l’écriture que pour la lecture. Si nous les abandonnons au commerce, au bavardage, au déploiement idéologique, que restera-t-il de la culture écrite, sachant la situation du commerce de librairie aujourd’hui, l’inflation d’ouvrages formatés, le diktat de la culture de masse ? Mais beaucoup de confusion règne dès qu’on aborde ces problématiques. Les défenseurs du support papier s’offusquent, les sauveteurs des lettres et de la langue voient dans l’écran un outil d’abrutissement sinon d’asservissement. On a aussitôt droit à des propos proches de la théorie du complot : les pontes de la Silicon Valley, eux, interdiraient à leurs propres enfants l’accès à l’écran de l’ordinateur… Comment faire comprendre que la technique n’est pas l’ennemie, que seule son utilisation fait la différence ? Qu’une révolution technologique, qu’elle soit celle du livre imprimé ou du numérique, on ne peut que l’accompagner, du mieux qu’on peut. Puisque les outils numériques sont au centre de nos vies et de celles de nos élèves, c’est par eux que nous pouvons défendre nos valeurs : non seulement échanger et partager des savoirs et des écrits, mais placer l’homme au centre.
Quant à une refonte des programmes, vaste question… Quitte à provoquer, je dirais qu’avec les démarches décrites précédemment, j’ai l’impression qu’on se situe au cœur des programmes : apprendre l’écriture d’invention, développer le travail de groupe, faire entrer le numérique à l’école. Au cœur des programmes, mais loin du formalisme académique, d’une pratique qui refuse d’admettre que massification de l’enseignement signifie un changement sociologique du public scolaire. Et quoi de plus socialement marqué que les références culturelles? Nous avons devant nous des élèves non lecteurs, mais aussi des élèves pour qui le livre ne fait pas partie de leur système de valeurs. Pour les amener à la littérature, il est nécessaire pour eux d’en faire l’expérience : de sentir ce qui remue en soi, ce qui se déplace, est bousculé, quand on se confronte à l’écriture. A partir de cette expérience partagée avec l’auteur (incarné par celui qui intervient dans l’atelier), du partage de celle-ci avec les autres élèves, et le prof, s’il accepte d’en prendre le risque, on peut espérer les emmener vers des textes littéraires, contemporains ou non. Autrement dit, il me paraît nécessaire d’accepter d’inverser les termes indissolubles du titre de Julien Gracq, en lisant en écrivant.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Ateliers divers sur le site du lycée
Productions des élèves durant les ateliers avec Joachim Séné
Un site de téléportation virtuelle utilisé en atelier d’écriture
Le site de Joachim Séné
Twitt’interview de Joachim Séné
Twitt’interview de Lucien Suel
Productions d’élèves inspirées de Lucien Suel
Activité de Twittérature à la manière de Félix Fénéon
« Je me souviens du collège »
Le dernier livre « C’est » de Michel Brosseau
Le site de Michel Brosseau