Dans les révolutions silencieuses qui modifient profondément nos modes de vie, les interfaces omniscientes que sont devenus les écrans ouvrant sur des réserves de savoir inépuisables sont de puissants moteurs de changement. Mais changent-elles nos manières d’enseigner ? On veut le croire, on l’espère puisque les élèves ont accès à un autre monde que les enseignants ne fréquentent pas forcément. Décryptage.
Pour le philosophe Stéphane Vial, dans L’Etre et l’Ecran (PUF), les industriels ont conçu des interfaces hybrides s’affranchissant du trop classique dualisme numérique (Nathan Jurgenson) : réel/virtuel. Les jeux vidéo peuvent être conçus avec un plateau de jeu dont les pions sont des smartphones interagissant avec les différentes cases. Pourtant, à l’université comme à l’école, le numérique est souvent pensé comme un système astucieux pour supprimer des cours magistraux alors qu’on pourrait imaginer qu’ils soient des appoints pédagogiques dans les amphis. Pourquoi ? Selon Stéphane Vial, le dualisme répond à l’angoisse de l’humain qui craint d’être réduit à une machine, alors même que l’homme a toujours été appareillé à des techniques. La question serait plutôt de savoir « comment l’humain peut continuer à être humain avec de nouvelles formes d’interfaces numériques. Comment humaniser les technologies pour leur donner un sens, réduire les angoisses à l’égard de ce nouveau monde ? » Et comment le faire dans l’espace-temps de la rencontre élève-professeur ? Vaste sujet.
Explication des éclipses et de la rotondité de la Terre, dans le Sphaera de Sacrobosco.
L’écran fait écran
Car selon Bernard Stiegler (Institut de recherche et d’innovation, IRI, auteur de La télécratie contre la démocratie) « l’écran fait toujours écran ». Certes, l’écran nous projette et ouvre de nouvelles formes d’individuation, mais aussi il dissimule quelque chose. Ce qu’a bien compris l’industrie audiovisuelle qui capte et vend notre attention, en contrôlant le temps collectif. Ce que Stiegler appelle une « économie de l’attention » est à mettre en lien avec le consumérisme, la publicité de cette industrie servant à vendre des produits. Attention, car cette évolution façonne les comportements ! « Quand je fais partie d’une audience, je retiens des choses qui sont les mêmes que celles de mon voisin ». D’où la possible perte du sentiment d’exister. D’où les formes d’exacerbation de l’individualisme. Les enseignants peuvent-ils capitaliser sur ce besoin ? Les géographes peuvent-ils offrir une réflexion sur la manière dont les industriels bâtissent des « fermes de données » avec les traces que nous laissons sur le Net ? Possible. Il faudra faire évoluer la cartographie.
Stiegler emprunte à Husserl le terme de « protentions » qui fait appel aux « rétentions », autrement dit des souvenirs ou expériences vécus. Lors de nos requêtes, nous sommes téléguidés par les suggestions du moteur de recherches, autrement dit comme des cibles à qui on propose des publicités personnalisées, des anticipations par des calculs intensifs. Cela ne serait pas si grave s’il n’y avait pas destruction de la valeur du savoir, de l’information, du langage, des échanges symboliques… Comme Google le fait en appauvrissant les langages avec sa traduction automatique. Comment « réorienter » ces technologies, se demande Stiegler ? Comment faire que le web qui est devenu « massivement automatique redevienne herméneutique » ? Qu’il aide à confronter les données, les interprétations, comme se le demande le dernier rapport du Conseil national du numérique (Jules Ferry 3.0). Soyons attentif à l’écran numérique car il est fondé sur le calcul sur les données personnelles. A nous d’en faire une extension de l’intelligence collective, comme la cartographie numérique, les globes virtuels nous y incitent déjà.
Que deviennent les globes ?
Car les globes ont toujours exprimé depuis l’Antiquité la toute-puissance, thème savamment exploité par Chaplin dans Le dictateur. Danielle Lecoq avait bien montré que des origines de la symbolique du globe développée par le Moyen Age à partir de la sphéricité héritée des empereurs romains, on glisse d’un sens à un autre, d’une force « impériale » à l’idée d’universel. Le globe chez les empereurs romains d’Occident (à partir d’Otton III) devient l’insigne d’un empire universel, empreint de sacralité comme le montre les globes dans les mains du Pantocrator. Les progrès de la géographie vont-ils changer le symbole ? Louis XIV avait ajouté au pouvoir symbolique celui de la science qu’il délègue à l’Académie des sciences, créée pour connaître le monde dans sa totalité. Il ne manque pas d’artistes pour planter le globe dans les vanités ou le réaliser « à l’envers » pour montrer la rupture de l’harmonie d’un monde né de la faute originelle. Une histoire qui mérite d’être rappelée pour voir à quels défis nous sommes confrontés dans l’intelligence du monde actuel. Car les globes sont aussi sur nos écrans, comme le rappelle Sylvain Genevois, au risque de nous bousculer dans nos manières d’appréhender le Monde et de le transmettre.
Google Earth
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne. Vient de publier avec Christian Grataloup et Patrick Boucheron, L’Atlas global (Les Arènes)