Le rêve de tout rationaliste est peut-être l’explication logique du monde et de son fonctionnement. Le rêve de tout informaticien est peut-être d’avoir un monde binaire stable, parfait et sans bug. Le rêve de tout enseignant est peut-être d’avoir une classe d’élèves homogène et une année sans surprise. Or chacune de ces trois catégories se trouve constamment, ou au moins souvent, confrontée à des phénomènes qui n’entrent pas dans le cadre du rêve qu’ils font. L’arrivée du monde digital a peut-être permis à ces trois-là de se rejoindre dans le même rêve de penser qu’enfin les choses se stabiliseraient. Or les faits sont têtus: non le monde qui nous entoure n’est pas (encore ?) rationalisable, numérisable, ordonnable, scolarisable…
Paradoxe étonnant les outils de la simplification binaire n’ont pas apporté de clarification à ce qui nous entoure. Dans la classe, il ne suffit pas d’un logiciel de note ou de gestion des compétences pour que l’on puisse, enfin, être sûr que le jeune qui se trouve en face de vous à un avenir tracé. Pire encore, non seulement les moyens numériques n’ont pas diminué les niveaux d’incertitude mais il semble bien que, dès l’arrivée des premiers ordinateurs, de nouveaux points d’incertitude sont apparus. Risque de panne matérielle, risque de bug logiciel, risque de connexion défaillante, etc. sont quelques-uns des éléments génériques qui augmentent l’incertitude.
Il est un autre point qui génère de l’inquiétude, il concerne le cognitif et la recherche d’information. En effet si l’on demande à des élèves ou des étudiants de faire un travail de recherche et d’analyse de documents en utilisant uniquement la recherche sur Internet, on est souvent étonné de les voir en difficulté à cause d’une multiplicités d’incertitudes : quelle source ? Quel auteur ? Quelle date ? Quelle vérification, etc. Quant à l’analyse, on remarque très souvent qu’au-delà de quelques tâches comme résumer, paraphraser, extraire les mots clés, nombre d’élèves sont perdus face au sens des documents trouvés. Et les jeunes et les élèves ne sont bien sûr par les seuls dans ce cas. Les adultes, les enseignants sont aussi souvent dans ce cas.
Edgar Morin qui nous a habitués à la notion de complexité ne cesse de nous montrer que nous sommes dans un monde d’incertitude. D’aucuns pensent que le numérique augmente l’incertain, l’inattendu. Une analyse de ce qui se passe dans une classe dans laquelle tous les élèves ont une tablette confirme bien que le résultat est loin d’être acquis. Certains diront que déjà sans tablette les choses sont déjà bien incertaines dans une journée, voire une heure de classe. D’autres diront qu’il suffit d’un ordinateur, d’un tbi ou de quelques machines dans l’espace classe pour générer des incertitudes. Est-ce à dire que savoir travailler dans un contexte incertain, non prévisible est à la base du métier d’enseignant, voire de tout métier qui concerne l’humain ? Il est probable que nous ayons, de manière régulière, des impressions de certitude, cela rassure, mais que constamment il faut s’attendre à tout.
Faire face à l’incertain, accepter l’incomplet, prendre le risque du trouble, du dysfonctionnement apparaît comme une compétence essentielle du métier d’éducateur et de celui d’enseignant. Cela peut sembler banal. Toutefois, il semble bien que l’arrivée du numérique dans les classes, avec ou sans l’assentiment, voire la demande de l’enseignant, soit un révélateur de cet état de fait. C’est l’observation des classes qui utilisent des tablettes ou divers moyens numériques qui nous a amené à aborder cette question. En comparant des séances différentes, nous avons pu observer combien la déstabilisation extrinsèque de la situation d’enseignement faisait écho à la déstabilisation intrinsèque. Comme si la première servait d’amplificateur à la seconde. Mais nous avons aussi pu analyser, à l’aide d’entretiens complémentaires à ces observations combien l’acception de l’incertain comme paramètre pris en compte dans l’ingénierie de la séance était un facteur de neutralisation du trouble possible posé par les inattendus provoqués par le numérique. Regardez un conférencier au prise avec les moyens de vidéoprojection de son support visuel et vous verrez combien cela est important.
Nous avons chacun, en nous, une certaine tolérance à l’incertain, l’à peu près, l’inattendu. Toutefois le degré de tolérance est variable aussi bien selon les circonstances que selon les personnes. L’enseignant dans sa classe organise un espace de contraintes qui lui permet, du moins l’espère-t-il, d’éviter le maximum de « déviations ». Cependant l’observation « en fond de classe » avec ou sans procédé d’enregistrement vidéo permet d’observer les nombreux chemins pris par les élèves au cours d’une séance. Certains enseignants semblent faire comme s’ils ne voyaient rien. D’autres, au contraire, veulent tout voir et du coup ne parviennent plus à faire le travail. D’autres encore voient ponctuellement ces troubles, les ignorent ou pas selon l’humeur. D’autres enfin choisissent de prendre en compte ces déviations pour reprendre en main l’objectif qu’il s’est fixé. En d’autres termes il a mis en place une stratégie de prise en compte.
Quand les terminaux numériques arrivent dans la salle de classe, ils modifient l’espace (ils prennent parfois de la place). La mise en route d’une séance peut parfois se heurter à des problèmes non prévus plus ou moins importants. La fin d’une séance peut aussi tourner mal lorsque la consigne de dernière minute ne trouve pas son accomplissement technique (sauvegarde des fichiers par exemple). Quant au déroulé lui-même, chaque instant peut être fragilisé par des dysfonctionnements techniques et/ou humains qui vont demander à l’enseignant de mettre en place tout son « ingéniosité ». Si l’enseignant est considéré comme un ingénieur (nous y reviendrons dans une prochaine chronique), il faire preuve d’ingéniosité pédagogique pour parvenir à prendre en compte les nombreuses incertitudes qui pèsent. Nous avons observé à plusieurs reprises ce « degré d’ingéniosité » et les écarts entre les enseignants dans ce domaine. Est-il possible de former à cela ? Il ne faut pas croire que l’on résout tout par la formation, on ne fait souvent qu’ouvrir le sujet. C’est dans la démarche d’expérimentation, qui concerne aussi bien l’élève que l’enseignant que se trouver une des clés du problème. Il faut en accepter les modalités, il faut aussi en accepter le principe, mais plus encore les valeurs qui sous-tendent une telle attitude. Disons-le clairement ici, le numérique en rajoute plutôt qu’il en enlève. Le binaire, s’il est dans la machine ne l’est pas dans les contextes dans lesquels les machines « vivent ».
Bruno Devauchelle