« Pour la réussite de vos enfants, passez aux manuels numériques », affiche le groupe d’édition scolaire Nathan. « Poids des cartables : une réponse concrète des éditeurs scolaires : les manuels numériques », vante la concurrence, c’est à dire le groupe Hachette. En période de rentrée, les éditeurs se tournent cette année vers les parents, c’est à dire le grand public, pour vendre les versions numériques de leurs manuels scolaires. Pourquoi cette tentative d’ouvrir un nouveau marché ? Les manuels numériques sont-ils réellement efficaces ? Sont-ils réellement ludiques ou attractifs ? Que nous apprend cette offre sur l’avenir du manuel scolaire numérique ?
Spots publicitaires à la radio, encarts dans les manuels scolaires, publicités dans les magazines. L’édition scolaire sort cette année le grand jeu pour ouvrir un nouveau marché pour ses manuels numériques, celui des parents d’élèves. Aussi bien chez Hachette que chez Nathan, les deux grands groupes qui se partagent l’édition scolaire, la vente des manuels numériques aux parents a commencé l’an dernier. Mais cette année, la promotion est nettement plus forte. Chaque groupe a une offre qui couvre toutes les années du primaire à la terminale. Nathan met en avant 200 manuels différents, par exemple. Les lettres, les langues vivantes, les maths, l’histoire-géographie, la SVT sont largement couverts au secondaire. L’offre commerciale s’échelonne entre 5 euros par manuel , prix le plus fréquent chez Nathan, et 8 euros, prix courant chez Hachette. Ce qui est vendu c’est une durée d’utilisation du manuel, en général 2 ans. Les manuels sont téléchargeables via le KNE pour Hachette ou plus simplement sur un site web pour Nathan.
Pour expliquer l’apparition de cette offre les éditeurs mettent en avant l’équipement des familles. Selon le Credoc, 99% des collégiens et lycéens ont au moins un ordinateur à domicile, 22% disposent d’une tablette tactile. Les familles peuvent donc accueillir les versions numériques. En clair, leur enfant peut laisser au collège ses manuels et retrouver chez lui la version numérique. De ce fait, les manuels numériques contribuent à alléger le poids des cartables, un vrai problème signifié depuis longtemps aux éditeurs. « Fini les manuels oubliés » et les problèmes de discipline que cela entraîne.
Mais cette promotion familiale des manuels est aussi une réponse à un marché en régression. Jusque là le marché de l’édition scolaire papier domine largement le numérique avec un chiffre d’affaire d’environ 400 millions contre une vingtaine pour tout le numérique éducatif. Mais au collège, l’Etat a fortement diminué ses achats de manuels. La refonte des programmes permet de repousser les achats. Les crédits d’achat sont divisés par deux cette année et les collèges auront bien du mal à maintenir leur stock de manuels scolaires. Dans les lycées, les régions, qui font l’achat direct ou indirect des manuels et qui entretiennent des espaces numériques de travail, ne cachent pas leur intention de passer du papier au numérique. François Bonneau, pour l’association des régions de France, estime que le passage doit être graduel mais aussi rapide. Ces attaques sur leurs débouchés sont particulièrement graves pour des éditeurs car le secteur de l’édition scolaire est un des rares domaines où ils gagnent de l’argent. Ce qui frappe l’édition scolaire met à mal le groupe tout entier. D’où la nécessité urgent d e créer de nouveaux débouchés pour des produits existants. « La difficulté c’est de toucher le client », nous a dit Françoise Fougeron, directrice générale de l’édition scolaire chez Nathan. « On sait bien par quels canaux toucher les enseignants. Pour les parents c’est plus difficile ». « On tire la sonnette d’alarme », nous dit Célia Rosentraub, directrice générale de Hatier. « En 5 ans les crédits d’achat de manuels en collège ont été divisés par trois. Dans de nombreux établissements, les élèves travaillent sur des manuels en lambeaux ».
Mais ces manuels sont-ils adaptés au grand public ? Les manuels Hachette peuvent être testés avant achat. Tous partent de l’édition papier du manuel scolaire. L’enfant peut zoomer sur les différents textes et les images du manuel papier et naviguer facilement dans le livre. Les éditeurs ont ajouté quelques fonctionnalités qui leur permettent de parler de leur caractère « interactif » voir « ludique ». En langues vivantes, les textes principaux peuvent être entendus, les fichiers sonores étant curieusement détachés du texte. Les manuels d’histoire-géo proposent quelques vidéos, quelques documents animés, par exemple la description d’une oeuvre d’art. En lettres on trouvera des vidéos de pièces de théâtre. Des quizz permettent aussi à l’élève de vérifier s’il a retenu l’essentiel d’un résumé qu’il aura lu et entendu.
Tout cela rend il le manuel « ludique » ou même adapté à un usage grand public ? Le manuel numérique n’est toujours qu’une version numérisée du manuel papier. Et celui ci a beaucoup à voir avec la culture scolaire. » L’utilisation des manuels scolaires est très imbriquée avec l’histoire de l’école », explique Bruno Devauchelle dans « Comment le numérique transforme les lieux de savoir ». « De Condorcet et son manuel de mathématiques à G. Bruno et son « tour de France de deux enfants », on a pu voir progressivement se développer cet objet pédagogique qui a fini par s’imposer comme incontournable, semble-t-il dans l’enseignement… Pour de nombreux enseignants le manuel scolaire est d’abord un point d’ancrage. En ce sens il recouvre plusieurs fonctions qui sont rassemblées dans ce seul objet et qui vont être mises en oeuvre dans la classe et plus généralement dans l’année. Parmi ceux-ci on peut citer les sources documentaires, les exercices, le conducteur de l’année, le lien avec le programme officiel, l’objet transitionnel avec l’élève et la famille… Le manuel scolaire fait partie de l’identité du monde scolaire ». C’est dire que le manuel scolaire est largement réalisé pour les besoins de l’enseignant, qui est aussi le sélectionneur du manuel, plus que ceux de l’élève. En 2012, l’inspecteur générale M Hagnerelle, en charge d’une étude sur l’expérimentation des manuels, s’interrogeait. » Faut-il continuer à proposer aux élèves des formes de manuel structurées et structurantes ? Et comment concevoir un manuel qui soit réellement pour l’élève et pas pour le professeur ? Aujourd’hui les éditeurs produisent leurs manuels pour les enseignants. Ils correspondent aux usages des professeurs pour leurs préparations de cours ou pour une utilisation en séance comme par exemple en utilisant des ressources du manuel avec un TBI ou un vidéoprojecteur devant les élèves. On n’est pas sûr qu’il faille cela pour les élèves. Pour eux il faut un outil structuré ».
« Nos manuels sont tournés vers l’élève », nous répond Célia Rosentraub, en mettant en avant les éléments interactifs ainsi que les vidéos et les fichiers sonores. Chez Nathan, F. Fougeron préfère parler de « convivialité » du manuel plutôt que de son caractère ludique. « Le manuel numérique s’appuie sur les usages des jeunes. Il est compatible avec eux. On est encore au milieu d’une évolution. Aujourd’hui les manuels numériques renvoient à un contexte scolaire. Dans ce contexte leur praticité est incontestable ».
Mais les manuels numériques sont-ils réellement efficaces ? En classe, la longue expérimentation menée par le ministère auprès de 15 000 élèves de 6èem et 5ème durant 5 ans apporte des éclairages. Les enseignants relèvent souvent que l’usage par le professeur avec un TBI, éveille l’attention. En général les manuels numériques sont utilisés comme illustration du cours, par des enseignants qui disposent d’une version enrichie du manuel. « On note plus rarement une production autonome au et par le numérique des élèves », note le rapport de l’expérimentation. « Le manuel donne envie de participer à l’oral. Ca donne une participation plus active au cours », estime J Lassalle, professeur d’histoire-géographie. Pour elle , à la maison, le manuel numérique offre surtout la possibilité d’écouter le résumé et de vérifier les connaissances avec le quizz. « Le manuel numérique a un effet positif sur l’intérêt de l’élève. Il motive. Il rend la classe vivante », estime F Fougeron. « Au final ça marche ! » Le numérique ne permettrait-il pas de mieux individualiser l’enseignement ? Pour Alain Chaptal, un expert reconnu , « pour aller vers la personnalisation il faudrait définir des profils d’élèves . C’est un espace de recherche fondamentale qui reste à découvrir ». Pour lui, « le grand intérêt du manuel numérique c’est qu’il aide des enseignants à aller vers le numérique dans des pratiques bien balisées. Le manuel numérique permet de faire évoluer ses pratiques à son rythme, en pleine sécurité ». Mais on s’éloigne des élèves…
Le manuel numérique se vend-il bien aux parents ? Là dessus Nathan et Hatier sont muets. Les chiffres d’affaire restent secrets. Mais il s’agit aussi pour les éditeurs de se manifester au moment où l’Etat va lancer un grand plan numérique. » On investit. On est u acteur. On est prêt à innover », nous dit C Rosentraub. « On est en pleine évolution. On attend avec impatience de voir ce qu’on attend de nous. Le manuel numérique, s’il est bien utilisé, en s’appuyant sur les enseignants de terrain les plus actifs, peut faire bouger l’Ecole », explique F Fougeron.
François Jarraud
Quels manuels scolaires demain ?
Le manuel et l’argent des parents