Dans quelle mesure, le processus « apprendre » est modifié par la présence de nouveaux moyens d’information et de communication ? Si l’on en juge par l’analyse des philosophes, des anthropologues, des sociologues, il y a transformation. C’est lorsqu’il s’agit d’explorer plus avant les causes, les solutions, les enjeux que les discussions deviennent vives. Quant aux psychologues, ils observent effectivement des modifications, en particulier de l’environnement de développement de l’enfant et de vie de l’adulte. Mais ils nous rappellent, à l’instar d’Olivier Houdé ou encore de Claude Bastien et d’autres, qu’il faut d’abord se pencher sur le processus apprendre en tant que tel pour pouvoir aborder cette question.
Trois éléments fondamentaux s’imbriquent pour parvenir à l’apprendre (du point de vue de celui qui apprend) : l’imitation, l’expérimentation, l’interaction. On pourra certes discuter ces trois éléments, mais l’étude des travaux de recherche sur le sujet semble nous indiquer que cela est assez juste. Pour chacun de ces éléments il est intéressant de s’interroger sur la place que le numérique prend aujourd’hui par rapport à ces fondamentaux. Comme de nombreux travaux le signalent, le contexte est un élément essentiel de ce que nous apprenons. La théorie de la cognition située ou celle de la cognition distribuée nous le montrent et le vérifient. Les travaux de la didactique professionnelle vont encore plus loin en mettant en évidence comment l’humain apprend des situations dans lesquelles il vit.
L’imitation est une caractéristique fondamentale de l’apprentissage. Elle suppose donc une « observation », des « perceptions » et une « action ». Lorsque j’observe « en direct » une situation, par exemple un geste professionnel », je peux tenter de le reproduire. Si j’observe la même situation à partir d’un écran sur lequel je peux regarder le geste réalisé filmé ou synthétisé, voire modélisé, je n’ai plus la même perception. La médiation technologique opérée par le moyen numérique qui s’intercale entre le réel et la perception que j’en ai oblige à faire un travail mental de « contextualisation » si je ne veux pas commettre d’erreur dans la reproduction du geste (nous avons eu l’occasion d’observer cela dans des cours de cuisine filmée au début des années 1980 dans une école hôtelière). Si imiter est un élément essentiel, alors il faut observer l’ensemble du contexte d’imitation pour déterminer son niveau d’efficacité.
L’expérience est une attitude tout aussi « naturelle ». Si mes sens me l’autorisent, et si ma motricité me le permet, alors je peux faire des expériences. Le petit enfant passe beaucoup de temps dans l’expérience, il suffit de l’observer pour s’en rendre compte dès les premiers temps de la vie. Il fait l’expérience de son environnement et au fur et à mesure que son cerveau se développe il peut mieux percevoir et mieux agir. Lorsque l’on met une tablette numérique entre les mains d’un enfant on est souvent subjugué par la rapidité avec laquelle il construit des usages à partir de l’expérience. Mais lorsqu’on interroge l’enfant sur ce qui se passe dans l’action qu’il mène, il la décrit de façon phénoménologique, souvent en termes d’évidence et rarement, il n’est en mesure de préciser la place prise par la technologie embarquée dans son expérience. Autrement dit il est guidé dans un processus qui associe imitation et expérience, mais dans un cadre restreint, contraint, par les concepteurs de la machine. Un boite de briques emboitables les unes avec les autres, une boite de cube n’ont pas le même effet sur l’expérience selon qu’elles sont physiquement présentes ou numériquement proposées. D’ailleurs des logiciels ont tenté de proposer d’explorer ces pistes comme jadis « les merveilleuses machines de l’oncle Ernest » par exemple ou encore les logiels proposés par la société Lego (c)
L’interaction est souvent négligée dans l’enseignement : il est interdit de parler à son voisin pendant la classe. De nombreux travaux ont mis en évidence l’importance capitale de l’interaction humaine pour permettre les apprentissages. Le socioconstructivisme illustre dans de nombreux domaines cela. C’est pourquoi nombre d’enseignants utilisent désormais les interactions en classe (travail de groupe, collaboration etc…) pour améliorer la compréhension. L’interaction est un des fondements de l’apprentissage humain dès les premiers instants de la conception. Mais les interactions changent tout au long de la vie. Sigmund Freud, Jean Piaget, pour citer les plus connus, ont su nous montrer de manière très différente la place des interactions dans l’apprendre. Mais les approches de Jean Piaget ont été vite discutées et prolongée (Lev Vygotsky, Jérôme Bruner) dans le domaine des interactions. Avec des objets d’une part, avec des humains, d’autre part, l’interaction intervient en permanence dans l’acte d’apprendre. Longtemps on a limité l’interaction humaine à la simple transmission de flux. Avec l’arrivée du numérique, et c’est une partie de la thèse de Michel Serres, cette forme de transmission est modifiée. En externalisant le contenu des flux, et en les rendant disponibles à la demande, le numérique modifie l’interaction. D’un côté il augmente la possibilité d’interaction avec les objets (sur une vidéo d’un cours je peux arrêter ou accélérer le flux), d’un autre côté, il amplifie les possibilités d’interaction avec les autres humains (je peux me mettre en relation quand je veux avec qui je veux).
Imitation, expérimentation, interaction sont trois éléments qui agissent ensemble, en système dans tout acte d’apprentissage. Si le modèle traditionnel semble indiquer qu’il y a d’abord imitation, puis expérience, puis interaction, une observation plus fine montre que ces trois-là sont en réalité indissociables. Avec les moyens numériques, ils sont transformés, mais pas supprimés. Un nouveau contexte est désormais disponible, impossible d’en faire abstraction. Or aujourd’hui les débats sur la forme de l’école tendent à laisser émerger l’idée que l’on peut ignorer le contexte pour ensuite mieux l’intégrer. D’autres pensent qu’au contraire il faut s’immerger dans le contexte pour l’intégrer. Ce qui serait catastrophique ce serait que les deux approches ne soient pas dépassées. En effet si à la base du processus apprendre il y a bien ces trois éléments, il faut donc les prendre en compte. Mais si le contexte modifie de manière significative le développement individuel de ces éléments pour chaque être humain alors il y aurait un risque important à l’ignorer. En effet les processus mentaux sous-jacents à ces trois éléments sont aussi probablement en train de se transformer. L’équation de l’enseignement à l’ère du numérique est aujourd’hui celle-là : comment définir l’apprendre pour mieux proposer l’éducation puis la transmission (au sens large).
Bruno Devauchelle