Comment se fabrique l’information au jour le jour ? Comment s’exerce au quotidien le métier de journaliste aujourd’hui ? De quelles manières la rédaction du « Monde » affronte-t-elle les mutations induites par la révolution numérique ? Pour répondre à ces questions, entre autres, le documentariste Yves Jeuland choisit l’immersion prolongée au sein du service politique du grand quotidien du soir pendant la campagne pour l’élection présidentielle de François Hollande en 2012. Grâce à cette approche de proximité et d’empathie, nous sommes, spectateurs avides, plongés au cœur d’une aventure humaine et nous partageons les élans et les doutes de l’équipe, à l’occasion d’un événement politique dont les enjeux dépassent largement la communauté de destins réunis autour du journal. Ce magnifique documentaire accomplit en effet l’exploit de restituer ‘le quotidien d’un grand quotidien’ à un moment charnière de son histoire, tout en captant un temps fort de l’histoire politique de notre pays.
Au cœur de la fabrique de l’information
Après un rapide plan d’ensemble sur l’imposante façade de l’immeuble de verre, surmontée de la célèbre enseigne « Le Monde », abritant le siège du journal, Yves Jeuland nous fait pénétrer d’emblée dans le chaudron de la création. ‘Chemin de fer’ en train de se faire, choix de la Une –‘Le Pen-Mélenchon : le choc des populismes’-, arrivée du dessin de Plantu et rédaction des ‘puces’ d’accroches de la première page…autant d’éléments entrant dans l’édition du jour sous la houlette de Didier Pourquery, directeur adjoint des rédactions. Rien n’est simple cependant. Une grande réunion, animée, houleuse, permet aux nombreux journalistes présents de revenir sur la ‘manchette’ de la Une et l’éditorial du jour, d’exprimer leur désaccord, de relayer la désapprobation exprimée par de nombreux lecteurs ; à cette occasion, Didier Pourquery rappelle qu’il ‘écoute tout le monde’ mais qu’il ne peut ‘s’agir d’un sondage d’opinion’ et au bout du compte il assume, en tant que chef, le choix éditorial.
Au fil de la découverte, nous nous rapprochons du travail des journalistes en quête d’information : reportage et prise de photos au cours d’un meeting du candidat Hollande, séance de maquillage en coulisse puis intervention sur le plateau de France 3 de Thomas Wieder, jeune rubricard du service politique, sur le rôle de twitter et des réseaux sociaux, alimentation continuelle de la ‘news room’ spécialement créée le temps de la campagne…
Première couverture ‘bimédias’
La caméra du réalisateur, seul à l’intérieur du journal, sait se faire oublier et saisit en effet le tournant pris par les journalistes à l’occasion de cette campagne : couvrir l’événement avec la version papier et par internet. A travers le fonctionnement de la rubrique politique au sein du service ‘France’, nous découvrons la répartition des rôles entre les trentenaires, David Revault d’Allonnes, et Thomas Wieder. Ce dernier a créé un blog très fréquenté, est davantage adepte des twitts que son collègue friand du reportage et des entretiens arrachés aux politiques in extremis. Un tandem savoureux et complémentaire comme les sont deux grands reporters et complices, Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué.
En marge de la couverture de la campagne, nous assistons en direct à leur écriture à quatre mains d’un long papier sur un rebondissement des affaires de mœurs impliquant Dominique Strauss-Kahn, leur souci de trouver les mots justes, leur déontologie ‘refusant le journalisme de caniveau’. Quant à Arnaud Parmentier, au « Monde » depuis près de vingt ans, il revendique avec franchise son statut de franc-tireur, « seul libéral sur le plan économique et très tolérant sur les questions sociétales » au sein d’une rédaction à la sensibilité revendiquée de « centre gauche ». Ainsi, des duettistes au solitaire atypique, du directeur (à l’époque Erik Izraelewicz) au chef de service en passant par les rubricards, surgissent de vrais personnages, confrontés in vivo à un événement majeur de la vie politique française, confrontant leurs expériences et leurs pratiques différentes du journalisme pour en assurer la couverture.
L’exercice de la ‘démocratie’ à l’épreuve
Sous ses dehors modestes, l’entreprise du cinéaste incarne avec chaleur et humour les défis auxquels sont confrontés le dit ‘quotidien de référence’ et, à travers lui, la presse écrite. Les modes d’approche, les angles de traitement, les supports choisis (le papier et le web) par le service politique pour suivre la campagne de François Hollande ont un impact sur l’ensemble du journal, marquent un tournant dans sa culture et son histoire. En témoignent les débats,- pendant la campagne et lors du bilan de la couverture de cette dernière par le journal-, sur le contenu et la fonction des informations de la ‘news room’. En attestent aussi les vives confrontations entre représentants de différentes générations de journalistes au sein de la rédaction sur la nécessité ou non d’un appel au vote en faveur du candidat ‘socialiste’. Entre les tenants d’une tradition, profondément ancrée dans la culture du quotidien (qui a presque toujours pris position en faveur d’un candidat dit ‘de gauche’ au second tour de la présidentielle), et les partisans de la liberté de choix laissée à des lecteurs éclairés, le directeur de la rédaction tranchera dans son éditorial in fine en faveur des premiers. La réflexion ainsi enclenchée sur les questions d’éthique et d’indépendance paraît cependant loin d’être close.
Mues médiatiques et tempo politique accéléré
Blogs, twitts et réseaux sociaux n’ont pas fini de faire trembler l’immeuble de verre du grand quotidien du soir. Les nouvelles générations de rédacteurs, jeunes ou futures recrues, tous ‘digital natives’, poussent à inventer des formes inédites d’écriture pour appréhender et analyser notre monde. Le choc est rude cependant lorsque la journaliste Florence Aubenas présente à ses collègues le projet ‘Academia’ : ouvrir les portes du journal pour quelques mois à des jeunes sans formation spécialisée, les laisser faire leurs preuves et recruter les meilleurs d’entre eux. Une expérience qui ne fait pas l’unanimité. Certains s’insurgent contre cette ‘méritocratie’ parce qu’elle briserait une culture commune, supposée faire la force vive et la qualité du journal ; d’autres soulignent l’uniformité et le conformisme des filières de formation (sciences politiques, écoles supérieurs de journalisme) de la plupart des membres de l’équipe.
Aussi « Les gens du Monde » porte-t-il bien son titre. L’amour partagé du travail bien fait n’exclut pas une certaine dose de mégalomanie, un brin élitiste. Les journalistes du quotidien, sous l’œil bienveillant d’Yves Jeuland, nous apparaissent cependant comme soucieux de négocier avec intelligence l’adaptation de leur métier aux temps nouveaux. ‘Mes chers compatriotes, le changement que je vous propose c’est maintenant […]. L’austérité ne pouvait plus être une fatalité’. Les déclarations vibrantes de François Hollande au soir de sa victoire, suivie par le rubricard du « Monde » et filmée par le cinéaste, résonnent étrangement à nos oreilles, deux ans plus tard, et les débats internes à la rédaction sur l’appel au vote en faveur du futur vainqueur aussi. Voilà pourquoi le film d’Yves Jeuland s’impose comme un outil génial d’éducation aux médias, tout en nous offrant une magistrale leçon politique. A voir d’urgence.
Samra Bonvoisin
« Les gens du Monde », documentaire d’Yves Jeuland-sortie le 10 septembre
Sélection officielle du festival de Cannes 2014