Peut-on réduire dans un petit format une énorme question qui empoisonne le système éducatif ? Sociologue, Georges Félouzis nous donne un Que Sais-je sur « Les inégalités scolaires » qui va plus loin que le constat. Analysant les travaux des chercheurs, il construit une nouvelle grille de lecture de la constitution de ces inégalités. Pionnier des recherches sur les inégalités ethniques dans le système éducatif français, il sort de l’idée que l’écart culturel entre certains élèves et l’Ecole expliquerait les inégalités. Il invite à explorer les discriminations systémiques installées dans l’Ecole. Pour stopper le mal social et éducatif qu’est la montée des inégalités scolaires, il faut enfin oser la déségrégation des établissements scolaires.
Ce n’est pas seulement parce que leur famille est pauvre ou étrangère qu’un partie importante des élèves échoue scolairement. C’est aussi parce que le système éducatif leur offre moins de moyens qu’aux plus favorisés et qu’il les parque dans des filières et des établissements spécifiques. En 2004, Georges Felouzis avait osé poser la question de l’apartheid scolaire en France à partir d’une étude sur les collèges du Bordelais. Il revient sur le thème des inégalités scolaires dans un que sais-je vif, ordonné, lumineux et implacable.
En 128 pages, G. Félouzis fait un point clair sur les mesures de l’égalité, l’ampleur des inégalités scolaires pour arriver à leur construction et finalement aux politiques éducatives. « Interroger les inégalités scolaires revient à s’interroger sur le rôle de l’école », explique-t-il. On sait qu’en France, à l’inverse de la plupart des pays de l’OCDE, les inégalités scolaires ne cessent de se creuser. PISA montre par exemple que le niveau des 20% les plus défavorisés a fortement baissé depuis 2000 alors que celui des 20% les plus favorisés a augmenté. Longtemps on a expliqué ce processus par « l’héritage » familial des élèves. G Félouzis montre que c’est aussi le résultat du système éducatif. Reprenant les travaux de Rochex et Crinon, il montre comment la différenciation s’opère dans les classes mêmes où au final les élèves n’obtiennent pas les mêmes apports éducatifs.
« C’est ce phénomène de discrimination systémique qui permet de rendre compte à la fois du renforcement massif des inégalités scolaires en France et de l’échec des politiques d’éducation prioritaire« . Alors que le gouvernement lance une énième réforme de l’éducation prioritaire et que certaines collectivités territoriales, comme le Conseil régional francilien, s’emparent de la question, la publication de ce livre éclaire à cru les mécanismes et les enjeux. On ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.
François Jarraud
Georges Felouzis, Les inégalités scolaires, Que Sais-Je ?, ISBN 978-2-13-061978-9
Pisa la République et l’apartheid scolaire
Discrimination ethnique à l’Ecole
A lire la politique francilienne :
Quelle politique contre la ségrégation scolaire ?
Georges Felouzis : « Je suis très choqué de l’évolution des inégalités dans l’Ecole française »
En 2004 Georges Felouzis a fait scandale en démontrant l’existence d’un apartheid scolaire en France. Depuis il a travaillé sur l’assouplissement de la carte scolaire, les résultats de Pisa. Dans cet entretien, il explique comment la France en est arrivée à être championne des inegalités scolaires. Et pourquoi la réforme de l’éducation prioritaire ne changera rien.
L’Ecole reposait sur l’idéologie du mérite. Qu’en reste-il aujourd’hui ?
Il reste beaucoup du mérite mais peu de la méritocratie. Quand on regarde le fonctionnement de l’Ecole française, on voit qu’elle se veut méritocratique mais qu’en fait elle ne fonctionne pas de cette façon. Elle est méritocratique au sens où elle donne plus à ceux qui ont déjà le plus. On classe les élèves entre bons et moins bons et finalement on va donner plus d’éducation aux bons et les autres feront autre chose. Si les missions de l’enseignement sont que chaque citoyen puisse avoir des acquis qui permettent d’exercer ses droits, alors donner plus à ceux qui ont plus pose problème. L’Ecole récompense-t-elle le mérite ? En partie oui car les élèves qui réussissent ont du mérite. Mais on a aussi de nombreuses situations où les élèves n’ont pas les conditions favorables pour exprimer leur mérite.
Un des points forts de votre livre c’est que vous allez contre l’idée que les biais culturels expliquent les inégalités. Vous mettez l’accent sur les biais systémiques.
Le modèle de la discontinuité culturelle reste valide. Mais il ne permet pas d’expliquer la hausse des inégalités depuis 20 ans. La discontinuité culturelle entre l’Ecole et les familles n’a pas augmenté en 20 ans. Ce sont les discriminations systémiques qui peuvent expliquer la hausse des inégalités. Par discriminations systémiques on entend les inégalités d’opportunités d’apprentissage. On dit que l’Ecole française est indifférente aux différences et que c’est un facteur d’inégalités. Mais on observe que l’Ecole est loin d’être indifférente. On s’aperçoit que la ségrégation scolaire est très forte y compris dans l’enseignement obligatoire et même qu’elle s’accentue. La séparation sociale dans les établissements augmente et cela a des conséquences sur les apprentissages. Dans les établissements ségrégés les conditions d’apprentissage sont moins bonnes. On ne donne pas les mêmes chances à tous les élèves. C’est un facteur d’inégalités très fort.
Peut-on établir que déségréguer est la méthode la plus efficace ?
C’est complexe. Dans les enquêtes internationales on voit que les pays où la ségrégation est la plus faible sont aussi ceux où les inégalités sont faibles. En France, dans PISA, on voit que c’est l’inverse : ségrégation plus forte et inégalités plus fortes en 2012 qu’en 2000. Les recherches sur les filières scolaires montrent qu’elles jouent un rôle dans la hausse des inégalités. On met les bons élèves dans une filière et les mauvais dans une autre. Ca revient à séparer les élèves sur le plan social. Ca accentue les inégalités car on n’enseigne pas les mêmes choses à ces élèves et les conditions minimales de pédagogie ne sont pas remplies dans certaines classes. Dans L’école de la périphérie, Agnès Van Zanten a bien montré aussi les effets d’attente qui accentuent une sorte d’enseignement moins exigeant. Dans les classes faibles les enseignants consacrent beaucoup de temps à faire de la discipline. Au total la ségrégation est négative pour les apprentissages.
La déségrégation est-elle la méthode la plus efficace pour lutter contre les inégalités ? C’est difficile à dire. Quand on regarde pourquoi l’éducation prioritaire en France ne marche pas on voit bien que c’est lié au fait qu’elle stigmatise et qu’elle ne compense pas. Il n’est pas vrai qu’il y ait plus de moyens en éducation prioritaire. On ne donne pas plus à chaque élève déjà parce que les enseignants sont débutants. Il faut voir aussi comment on utilise les financements : donner des primes peut être souhaitable mais ça ne permet pas aux enseignants d’être plus efficaces. Il y a d’autres politiques possibles. On critique beaucoup par exemple No Child Left Behind, aux Etats-Unis qui lie les moyens aux résultats des élèves. Mais cette politique permet aux élèves de progresser. N’aurait-on pas intérêt à fixer des objectifs liés à la progression des élèves ?
En France l’assouplissement de la carte scolaire n’a pas réussi à lutter contre la ségrégation. En Belgique, on a pu réguler les affectations des élèves dans un pays où traditionnellement les parents ont le libre choix de l’établissement. Pour cela il faut faire en sorte que chacun ait intérêt à être vertueux, que les établissements aient intérêt à avoir de la mixité sociale et que les parents aient intérêt à choisir ces établissements. J’essaie dans mon livre de lancer des pistes. Mais il n’y a pas de solution clés en main.
La nouvelle politique d’éducation prioritaire décidée par le gouvernement vous semble-t-elle en rupture ? Si non, pourquoi rien ne change ?
Ca me semble plutôt dans la continuité. Si l’on voulait réformer en profondeur l’enseignement prioritaire il faudrait une politique très volontariste. Ca demanderait une micro révolution dans l’Ecole et personne n’y est prêt. Pourtant je suis très choqué quand je vois l’évolution des indicateurs de l’Ecole française. PISA nous dit que l’école française est, avec la néo zélandaise, celle où les inégalités sont les plus fortes. Les études de la DEPP (direction des études du ministère) disent la même chose. Mais j’ai l’impression que ça ne choque pas grand monde. On ne voit pas les choses changer. Ca me révolte.
Peut-on lutter contre la ségrégation dans un pays qui a un enseignement privé aussi important ?
On voit qu’en Angleterre, un pays où le marché scolaire est bien installé, les inégalités sont moins fortes qu’en France. C’est aussi l’offre scolaire qui augmente la ségrégation. On diversifie l’offre de formation en plus d’assouplir la carte scolaire. Il faudrait y réfléchir. Je ne dispas qu’il faut arrêter les options. Mais si on donne le choix de l’établissement il faut mettre en place une régulation.
Avec vos travaux sur les collèges du Bordelais, vous avez été pionnier sur la question de la ségrégation ethnique en France. C’était un sujet facile à travailler ?
C’était extrêmement difficile. Et ça l’est toujours. Par exemple je travaille en ce moment sur les résultats de PISA 2012. L’enquête internationale permet de connaitre la langue parlée à la maison, le lieu de naissance des parents. A la différence des autres pays, la France n’a pas rempli ces variables. Il y a bien rétention d ‘information. Cela empêche de poser la question des discriminations d’origine ethnique. Le sujet est donc toujours difficile à travailler.
Propos recueillis par François Jarraud