« Il y a une lutte de plus en plus forte, au sein de la classe, de l’établissement, entre le modèle collectif, fondateur du projet de l’école dès le XVIIIè siècle et le modèle individualiste que rend possible l’accès direct et sans intermédiaire aux savoirs, aux informations ». Bruno Devauchelle analyse l’histoire de cette tension pour aller vers la réconciliation des deux modèles.
L’un des mythes fondateurs de l’Internet est l’espoir d’une sorte de Babel qui réaliserait la « fusion » des mondes séparés qui peuplent notre planète. Un autre mythe fondateur est celui de la liberté individuelle qu’apporterait ce nouveau monde connecté en permanence, liberté d’apprendre, liberté de s’exprimer…. Il suffirait à chacun de se connecter pour « exister ». Deux faits récents dans le monde éducatif témoignent de ces mythes : Les Moocs et les classes inversées, ces dernières amplifiées à partir d’aujourd’hui par le réseau bibliothèque sans frontière qui ouvre la Khan académie française (ou francisée ?). Dans les deux cas, les deux mythes fondateurs de l’Internet cités plus haut apparaissent en filigrane.
On oublie trop rapidement que ces offres nouvelles reposent sur un paradigme fort discutable : celui de la capacité des individus à apprendre par eux-mêmes, librement, du fait d’un accès à des enseignements diffusés sur Internet et accessible librement. Il faut dire qu’il y a quelques raisons de penser cela : quand un jeune ou un adulte est passionné par un objet de savoir, il a de bonnes chances de trouver en ligne de quoi alimenter largement sa passion et cela augmente chaque jour. Si sa passion le guide, il a de bonnes chances de parvenir à se construire des méthodes personnelles qui vont l’aider à développer sa passion. Mais il y a aussi beaucoup de raisons de penser l’inverse. En effet nombre d’enseignants signalent l’incapacité de nombre de leurs élèves à effectuer des tâches en autonomie si il n’y a pas une « récompense » ou un effet positif en retour. Cette liberté d’apprendre ne toucherait donc pas tous les individus de manière identique !
Il faut revenir ici sur la relation individualisation et numérique. Longtemps l’image de l’informatique a été accompagnée de l’idée de l’utilisateur solitaire et coupé du monde réel par l’écran et l’ordinateur qui le supporte. Les technologies, lorsqu’elles produisent des objets qui peuvent devenir personnels, sont mises en accusation pour faute de dérive d’individualisme dans la société. La télévision avait déjà été mise en question pour sa faiblesse à générer du lien social et familial, voire à les dissoudre. Ces discours développés dans les années 1980 (cf. P. Babin et MF Kouloumdjian qui ont analysé et critiqué ces discours) n’ont pourtant pas été traduits dans la réalité par une société totalement éclatée à cause des écrans, la fréquentation des salles de cinéma et des lieux spectacle n’a pas vraiment diminuée, en particulier chez les jeunes entre 16 et 25 ans. Etonnamment d’ailleurs, les adultes passent plus de temps devant la télévision que les enfants. Eux-mêmes passant désormais du temps aussi devant d’autres formes d’écrans mais bien plus interactif que la télévision. Face à l’évolution des technologies, il y aurait un problème générationnel ?
Le développement de l’individualisme s’inscrit dans une histoire. Celle de pays comme la France qui, à la suite des évènements malheureux du milieu du XXè siècle ont prôné un fort attachement au collectif comme ciment des individus. Celle de pays comme les USA qui, dans leur constitution ont mis la liberté individuelle au fondement de l’attachement collectif. Internet c’est développé sur cette ambivalence libérale et libertaire appuyée par l’individualisme. Le monde scolaire français est de plus en plus souvent dénoncé comme élitiste et inégalitaire, en se basant en particulier sur les études PISA, mais pas uniquement (cf. les travaux d’Éric Maurin). C’est au nom d’une égalité républicaine que semble pouvoir se développer cet individualisme.
Le développement de l’informatique scolaire a d’abord été fondé sur le modèle de la salle informatique puis de l’ENT auquel tous se connectent. Autour d’une vision collective, centralisée ou décentralisée, cette approche jacobine commence à être mise à mal avec d’une part les pratiques individuelles et d’autre part le « métissage mondial » imposé par la connexion généralisée au réseau. Cette vision « collective » de l’usage des TIC dans le monde scolaire est aujourd’hui bousculée par la possession individuelle des machines à tel point qu’il n’est plus incongru de penser à s’appuyer sur le BYOD (Bring Your OWN Device) pour encourager les pratiques du numériques. En d’autres termes il y a une lutte de plus en plus forte, au sein de la classe, de l’établissement, entre le modèle collectif, fondateur du projet de l’école dès le XVIIIè siècle et le modèle individualiste que rend possible l’accès direct et sans intermédiaire aux savoirs, aux informations.
L’apparition du paradigme de la collaboration et du travail collectif (en particulier à partir du début des années 2000 autour de la FOAD), accompagné du mythe de l’intelligence collective (cf. Pierre Lévy), semble rendre possible une réconciliation entre les deux extrêmes. Passer de l’individuel au collectif puis au collaboratif est une hypothèse intéressante. En effet, le collectif étant l’étape intermédiaire qui rassemble des individus dans un thème commun, et le collaboratif étant la « fusion » des individus dans une œuvre commune (cf définition juridique), on peut envisager aisément que l’individualisme et surtout l’individu puisse dans cette progression retrouver le sens du « bien commun ». La traduction pédagogique et éducative de cela est assez évidente à penser, mais plus difficile à réaliser. L’exemple des TPE est assez illustratif de cela. Les pédagogies de projet sont porteuses de cette dynamique, encore faut-il savoir la mettre en place, la piloter et enfin l’évaluer. Car là aussi se trouve une difficulté : qui je suis dans une œuvre de collaboration ? Quelle note je mérite, quelle reconnaissance ? Or notre système scolaire ne sait pas encore bien résoudre cette contradiction qui fait qu’il promeut le collectif et le social et qu’il valorise d’abord l’individu et sa « réussite »…
Bruno Devauchelle