Dans de nombreux évènements récents on a remis des prix et autres reconnaissance d’usage des TIC dans l’enseignement. Il est assez frappant d’observer que la très grande majorité de ces prix concernent des acteurs isolés (enseignants) ou en groupes restreints (même discipline, même classe). On l’observe depuis de nombreuses années (M Hubermann 1973 – UNESCO, Norbert Alter 2000) les changements individuels ne se transfèrent pas facilement d’un contexte à l’autre d’un acteur à l’autre. Cela entraîne souvent une déception : les innovateurs restent isolés, l’institution ne voit pas de diffusion ou d’essaimage, les autres acteurs non innovants ont même tendance à rejeter ces personnes isolées.
Au cours des trente dernières années plusieurs modalités ont été essayées pour introduire le numérique dans la pédagogie : apport généralisé de matériel, expérimentation dans des classes, appel à projet etc… Malgré tout il n’y a pas de solution idéale. Il est vrai que l’innovation et l’expérimentation ont bien du mal à dépasser le stade local, retenues parfois par leurs auteurs eux-mêmes qui peuvent craindre d’être dépossédés de leur « avance ». Ces observations doivent nous amener à développer quelques réflexions sur la relation entre l’expérimentation/innovation et la généralisation.
Premier point à analyser : la notion de généralisation. Quand on parle de généralisation, en particulier en France, on pense souvent que ce qui est généralisé doit s’appliquer partout, tout le temps et de la même manière. C’est un peu le syndrome du couple infernal programme/manuel scolaire… Ainsi certains rêvent de voir des classes utiliser tout le temps l’ordinateur ou la tablette. Certains enseignants se sont d’ailleurs fait piéger et en sont revenus. Généralisation c’est aussi tout l’établissement, tous les établissements, bref le vieux rêve de l’égalité de l’offre. On ne peut que constater que dans le champ du numérique on en est loin tant les choses sont disparates, dispersées, peu stabilisées. Mais faut-il rêver à une généralisation ? Si oui, laquelle ? Il faut en fait penser en termes de représentations d’abord, puis en termes d’action ensuite. La dimension d’acculturation est essentielle pour le numérique, sans celle-ci, les objets restent dans une extériorité de la personne et de sa conception du monde. Paradoxe de ces enseignants qui ont intégré – parfois depuis longtemps – le numérique dans leurs pratiques personnelles et que se refusent à les utiliser en classe pour autre chose que la vidéoprojection. Sur la base de cette acculturation se développent des pratiques qui sont loin d’être homogènes au sein des établissements. L’industrialisation de processus enseigner n’a jamais fonctionné.
Le deuxième point à analyser est la notion d’expérimentation. Ce terme a une résonnance négative dans de nombreux secteurs de l’éducation. La réflexion qui est souvent faite est de dire : on expérimente sans évaluer, sans rigueur, sans suivi scientifique, et même dans ce cas, il y a des doutes. De plus notre société française préfère de loin l’innovation, qui est beaucoup plus médiatique. De plus l’expérimentation, contrairement à l’innovation, semble ranger les élèves dans le rang des « cobayes ». Tandis que l’innovation, qui pourtant revient strictement au même est perçue positivement, c’est même un moyen pour attirer des élèves dans un établissement. Mais un de problèmes posés par l’expérimentation est celui de l’échelle à laquelle elle est menée, et la manière dont on peut en attendre des retours pertinents pour la suite. Dans beaucoup de discours sur l’expérimentation, on comprend que le résultat ne peut être autre que binaire : on continue ou on arrête. Et si on continue on généralise ou impose… sans parfois prendre le temps de l’évaluation sérieuse. On ne compte plus les chapitres des rapports de l’inspection générale qui mettent en évidence cela plusieurs années plus tard.
Et pourtant, il y a plein de bonnes volontés. Mais il y a un oubli majeur : la relation entre l’échelle de l’expérimentation et le système. Rappelons d’abord que le système encadre fortement les pratiques fondamentales des enseignants. Peu fondé sur une approche pragmatique mais bien plus sur une approche programmatique, le système, appuyé par un pouvoir centralisateur en matière d’éducation, est souvent impatient de voir « appliqué » ce qu’il croit bon. Examinons quelques cas typiques :
– L’expérimentateur/innovateur isolé : dans de très nombreux cas il est en marge du système voire en illégalité. Il profite de la liberté pédagogique qu’il s’octroie parfois au delà de ce que les textes l’autorisent pour réaliser son projet, puis le médiatiser, le vendre, car ça ne sert pas à grand-chose si on n’a pas de reconnaissance (qui vient rarement du système lui-même).
– La classe en expérimentation : il s’agit souvent d’une petite équipe d’accord pour s’engager dans un projet qui met en système plusieurs enseignants autour d’un groupe d’élève stable. Ce niveau d’expérimentation est celui qui a le plus de succès dans l’établissement scolaire et l’institution car il « limite » les problèmes et s’appuie sur un volontariat des enseignants et des élèves. Dans le numérique, cela permet aussi d’avoir des coûts raisonnables, qui dans le domaine sont loin d’être négligeables.
– L’établissement en expérimentation : Le passage à l’échelle de l’unité pédagogique actrice et décisionnaire (jusqu’à un certain point selon les structures) permet d’autres choix et d’autres opportunités. Penser le numérique en lien avec le projet d’établissement est aujourd’hui un incontournable. Malheureusement on en est encore loin et peu d’établissements lancent une réflexion/action/expérimentation globale. Et pourtant, comme l’a écrit Monica Gather Thurler, c’est à ce niveau que se trouvent les clés de l’évolution du système. Il suffit de regarder les dernières enquêtes comparatives sur les établissements pour comprendre que cet échelon est probablement le premier à être pertinent. Pourquoi ? Parce qu’ils impliquent une communauté au territoire suffisamment défini et identifié pour pouvoir agir. Malheureusement dans notre pays, l’établissement reste très dépendant de l’état via le rectorat pour l’enseignement et des collectivités territoriales pour les finances.
– Le territoire géographique en expérimentation : la plupart des cas, dans le domaine du numérique en éducation, ce sont des expérimentations en miette, c’est à dire qu’il s’agit d’unités qui travaillent sur le même territoire, avec les mêmes outils pour un projet de territoire, mais il n’y a pas une unité d’action structurante sur le terrain. Il n’est pas étonnant que dans certaines d’entre elles les principaux, proviseurs et autre responsables dans les établissements ont déploré de ne pas être mis en synergie, confrontation, collaboration alors qu’on réunissait leurs équipes et qu’on attribuait aux établissements des moyens matériels importants. Les expériences territoriales les plus réussies sont celles qui viennent d’abord du rapprochement entre établissements qui ensuite se retournent vers les collectivités ou le représentant de l’état pour obtenir du soutien.
– La nation en expérimentation : Il suffit de relire l’histoire récente des Itinéraires de découvertes (IDD), des travaux personnels encadrés (TPE), du brevet informatique et internet (B2i) et tant d’autres « inventions institutionnelles », pour mesurer les difficultés que cela représente. D’ailleurs le ministère, s’il ne passe pas à la réglementation et à l’inscription dans les textes officiels (BOEN), et dans la structure organisationnelle de l’enseignement a bien du mal à faire avancer le système. Moyens matériels, heures inscrites dans l’emploi du temps, reconnaissances statutaire, voire dans les examens sont quelques-uns des leviers qui amènent à quelques changements modestes mais réels. Quant à l’expérimentation, elle a parfois eu lieu, parfois pas, et très souvent si elle a eu lieu a eu très peu d’évaluation réelle.
Il nous semble qu’une articulation systémique autour de l’établissement est l’échelle souhaitable pour développer la prise en compte du fait numérique dans l’établissement. Chacun doit avoir une place, doit pouvoir trouver une place. La dimension humaine de l’enseignement est un élément qui empêche de transposer brutalement la logique industrielle sur le monde éducatif. De plus le numérique tend déjà suffisamment à s’imposer dans le quotidien pour qu’il ne soit pas pensé à une échelle humaine, mais aussi à une échelle efficace et cohérente. Ni l’enseignant seul dans sa classe, ni le ministre depuis son bureau n’ont la capacité à générer ce type de fonctionnement, mais par contre à y participer et à l’impulser. L’enseignant innovateur doit autant apprendre à se mettre au service de ses collègues, soutenu par sa hiérarchie, mais aussi intégrer à des équipes. Le ministre volontariste ou le responsable politique territorial doivent bien comprendre que l’établissement, voir le regroupement volontaire d’établissements, est une base solide pour faire avancer des projets. Ne pas prendre en compte cela c’est risquer le saupoudrage ou l’opération médiatique. Dans les deux cas l’effet réel sur les jeunes et l’apprentissage sont bien connus….
Bruno Devauchelle