Le roman de chevalerie de Chrétien de Troyes est au programme de la classe de 5ème : comment faire vivre auprès de collégiens du 21ème siècle une littérature patrimoniale a priori très éloignée de leurs univers ? Deux professeures de français, Marie L’Arvor au collège Anatole France à Sarcelles, et Caroline d’Atabekian au collège Claude Chappe à Paris, ont chacune de leur côté exploré une piste similaire : adapter l’œuvre en roman-photo ! Les contextes diffèrent (un collège Ambition Réussite ici, une « bonne classe » là), les outils techniques et les héros choisis aussi. Cependant la démarche est fondamentalement la même : mettre la littérature et le numérique entre les mains des élèves, inviter à manipuler pour aider à s’approprier, articuler texte et image, susciter l’activité, la créativité, la collaboration (et l’humour !) pour donner à comprendre et à aimer. Interviews croisées des 2 enseignantes qui éclairent les modalités, les enjeux et les plaisirs du travail mené.
Yvain à Sarcelles par Marie L’Arvor
Dans quel cadre avez-vous mis en œuvre ce projet de roman-photo ?
Ce projet a été mené avec une classe de 5ème dans un collège du Réseau Ambition Réussite à Sarcelles. Il fait suite à la lecture d’Yvain ou le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. La littérature du Moyen-âge est en effet au programme de la classe de 5ème et il s’agit de donner corps aux préconisations des instructions officielles : « L’enseignement du français fait découvrir et étudier différentes formes de langage : celui de la littérature, de l’information, de la publicité, de la vie politique et sociale. Dans tous les cas, le professeur cherche à susciter le goût et le plaisir de lire. ».
Quels étaient vos objectifs ?
Je me suis rendue compte, lors de la lecture en classe, que les élèves étaient beaucoup plus réceptifs aux passages concernant l’histoire d’amour entre Yvain et Laudine qu’aux scènes de combat. Ils se sont ainsi beaucoup interrogés sur cette femme qui aime celui qui a tué son mari, sur les changements de sentiments des personnages, qu’ils ont jugé brutaux et parfois absurdes. Le personnage féminin était étonnamment au centre des interrogations, les élèves ne parvenant pas, à juste titre, à saisir si on leur parlait d’amour ou d’obligation, de respect de codes qui leur étaient incompréhensibles. La dimension psychologique de l’œuvre avait donc largement pris le dessus sur l’intrigue.
J’ai donc fait une sélection de 4 passages du texte qui allaient peut être nous permettre de mieux comprendre Laudine et de saisir sa relation à Yvain ou à ses sujets. Ces extraits, très dialogués, ont fait l’objet de lectures à voix haute avec pour objectif d’essayer de trouver la « voix » de la Dame et celle d’Yvain. Nous avons également tenté de visualiser les différentes scènes : qui est assis ? qui est debout ? qui est présent ? qui regarde ? qui baisse les yeux ? J’ai souhaité « fixer » ces réflexions extrêmement intéressantes et la forme du roman-photo m’a semblé vraiment adaptée.
Quelles ont été les différentes étapes et modalités de travail ?
Le projet s’est déroulé sur 8 séances d’une heure. Lors de la première séance, j’ai présenté rapidement aux élèves des romans-photos, média qu’ils ne connaissaient pas. Ils se sont ensuite répartis de manière libre par groupes de 2 à 5 élèves et ont choisi l’extrait qui leur parlait le plus. La première étape a consisté à mettre en place un storyboard. Nous avions déjà travaillé ensemble, lors d’un autre travail, sur cet outil et réfléchi à l’intérêt des différents types de plans. J’ai rapidement réactivé leurs connaissances et ils se sont donc lancés dans leur storyboard à l’aide de vignettes distribuées aux groupes (pas plus de 7). Je leur ai également distribué des bandelettes de papier à coller sur lesquelles ils devaient transposer, soit en dialogues (bulles) soit en légendes d’images, les passages clés du texte.
Une fois ce travail terminé, ils ont mis en place une fiche technique qui devait répondre aux questions suivantes : qui jouera ? qui sera photographe ? quels sont les objets que nous souhaiterions voir présents dans notre image ? quels accessoires ? quel endroit du collège se prêterait le mieux à la séance photo ? Guidés par leur storyboard et cette fameuse fiche technique, les élèves ont ensuite investi différents endroits du collège (cour, hall, CDI) pour le travail de prise de vue. La professeure documentaliste ainsi qu’un assistant d’éducation ont pris en charge quelques groupes afin que tous soient accompagnés d’un adulte. Le logiciel Comic Life étant extrêmement simple d’utilisation, la mise en place du storyboard s’est ensuite faite très facilement en salle info. Pour terminer, nous avons visionné les romans-photos sur le TNI en classe entière.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ? Quels conseils (techniques, didactiques ou pédagogiques) donneriez-vous à des collègues tentés par l’aventure d’un semblable roman-photo ?
L’étape la plus compliquée a sans aucun doute été celle du storyboard : certains élèves ont par exemple eu du mal à repérer qui parlait dans le passage. Ne garder que l’essentiel d’un texte et parvenir à le reformuler a pu poser problème à plusieurs groupes. Certains ont supprimé des passages essentiels, leur planche n’avait donc plus de sens. Il a été difficile de leur faire comprendre qu’un lecteur extérieur allait être complètement perdu. D’autres cherchaient à contourner la difficulté en ne coupant presque rien mais ils se sont vite rendu compte que le texte « mangeait » l’image.
Un élève a également refusé d’apparaître sur les photos. Le groupe a donc été autorisé à faire appel à un élève-acteur d’un autre groupe ce qui s’est révélé très intéressant car ils ont été contraints de diriger un camarade et donc de formuler de manière précise leurs attentes. Bonne surprise : les groupes formés étaient majoritairement non mixtes mais les garçons n’ont pas du tout été réticents à jouer un rôle féminin et vice versa. Je regrette cependant de ne pas avoir pris plus de temps pour travailler avec la classe sur les romans-photos finalisés. Nous les avons simplement visionnés et rapidement commentés, mais il aurait sans doute été intéressant de prendre un vrai temps pour réfléchir ensemble aux intentions de chacun, aux réussites ou améliorations possibles.
Au final, quelles satisfactions tirez-vous de ce projet ? Vous semble-t-il transférable sur d’autres œuvres ?
Les élèves se sont montrés très enthousiastes tout au long du projet : le fait que le travail complexe d’écriture et de réécriture ait abouti à un objet concret (le storyboard) qui leur a bien souvent plu d’un point de vue « plastique » a permis d’accompagner la difficulté. Le fait que ce document apparaisse comme une maquette de l’objet à venir a également permis d’accepter l’attente avant l’étape finale. J’ai assisté à des débats sur le type de plan à adopter, l’objet à faire figurer dans le champ, le choix de la police…Certains élèves en difficulté ont montré beaucoup de persévérance et absolument tous les groupes ont été satisfaits de leur travail finalisé. C’est un projet que je retenterai sans aucun doute sur Yvain ou sur une toute autre œuvre.
Perceval à Paris par Caroline d’Atabekian
Dans quel cadre avez-vous mis en œuvre ce projet de roman-photo ?
A l’origine, il y a eu deux évènements : d’abord, la rencontre avec la photo anonyme « Les naufragés », publiée dans l’imagier Tout un Louvre, édité par le Musée du Louvre et les Éditions Thierry Magnier. On y voit une poignée de Playmobil noyés dans une flaque d’eau au milieu de quelques débris et l’effet est poignant. Ensuite, l’idée de ma collègue Anna Delprat, de réaliser un roman-photo à partir d’un roman étudié en classe. Comme les enfants ont tous chez eux toutes sortes de figurines de chevaliers et de princesses, et qu’ils ont presque tous un smartphone qui leur permet de prendre des photos, je n’ai pas mis longtemps à imaginer ce projet. On est en cinquième, le programme porte sur le Moyen-Âge ; nous avions projeté de lire le roman de chevalerie Perceval ou le conte du Graal, de Chrétien de Troyes.
En dehors des connaissances sur le Moyen-Âge, le roman de chevalerie et l’histoire de la langue, je visais à développer deux compétences principales chez les élèves : la première était d’être autonome dans leur lecture du roman. Il fallait notamment qu’ils identifient les moments-clés de l’histoire, pour les mettre en scène. La deuxième était de tenir compte des éléments descriptifs en les faisant apparaître dans leur photographie. Ce projet a donc été également l’occasion de travailler d’autres compétences autour de la production d’images photographiques, mais aussi l’aptitude à entrer dans la réalisation d’une production collective. L’objectif était de produire un roman-photo numérique qui resterait sur le site collège.
Je m’étais aussi fixé avant tout un objectif en terme de temps : je ne voulais pas y passer tout le second trimestre, et je me suis accordé cinq séances de cours en tout (non consécutives, bien sûr). Le livre (une version abrégée, dans une traduction à la fois accessible et exigeante) a été lu à la maison, seule une première séance en classe a servi à entrer dans l’œuvre : les premières pages du roman nous présentent un Perceval lourdaud et ignare, qui n’est jamais sorti de sa campagne mais dont les élèves savent qu’il deviendra un chevalier légendaire.
Quand le livre a été lu, je donne en guise d’évaluation de lecture quelques questions sur un passage-clé de l’histoire (le passage leur est donné), celui où, hébergé chez le Roi pêcheur, Perceval voit défiler devant lui le « cortège du Graal » sans oser poser de question. La correction de cette évaluation permet d’éclairer un moment à la fois essentiel et obscur de l’histoire, éclairage sans lequel le texte serait resté incompréhensible pour beaucoup d’élèves.
Les élèves vont ensuite travailler en binômes. Chaque binôme choisit un chapitre (on évacue tous les chapitres qui ne parlent que de Gauvain, dont l’histoire est entremêlée à celle de Perceval). Chez eux, ils remplissent un questionnaire sur ce chapitre, qui les invite à en délimiter la scène-clé, à la résumer et à relever dans l’ensemble du chapitre tous les éléments descriptifs qui nous renseignent sur le lieu, les décors, les personnages.
Une fois ce travail corrigé, les élèves doivent, toujours chez eux et en binômes, mettre en scène et photographier leur passage avec tout ce qu’ils pourront trouver chez eux (le choix est libre, figurines, Playmobil, châteaux forts, etc.). Ils ont montré à cette étape du travail une grande créativité, pas mal d’humour souvent, et ont été globalement soucieux de respecter les descriptions, parfois à l’extrême !
Une fois les photos faites (il a fallu en faire refaire quelques-unes pour des raisons diverses : problèmes de cadrage, de prise de vue, de luminosité, anachronismes, non respect des éléments descriptifs, etc.), nous sommes passés à la rédaction des textes, sur ordinateur. Chaque texte devait être le plus court possible mais respecter trois contraintes : raconter ce que fait Perceval dans cette scène et pourquoi ; évoquer les éléments descriptifs dont on a tenu compte et, enfin, faire la transition avec la scène précédente.
J’ai pris les photos et les textes tels quels et les ai collés dans Prezi. Puis nous avons fait un premier visionnage en classe, qui a mis en évidence les problèmes de syntaxe et d’orthographe, mais aussi de transition d’une diapositive à l’autre. Chaque binôme a examiné la diapositive (photo + texte) d’un autre binôme et a rédigé des conseils pour corriger ou améliorer son texte : orthographe, syntaxe, cohérence, contenu. Les élèves ont corrigé chez eux en fonction des conseils qui leur étaient donnés (que j’ai vérifiés, complétés ou amendés) puis m’ont rendu leur fichier (sur clé ou par mail). Ceux pour qui c’était le plus difficile ont travaillé sur leur texte en classe pendant l’heure de soutien.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ? Quels conseils donneriez-vous à des collègues tentés par l’aventure d’un semblable roman-photo ?
Pas de difficulté particulière, sans doute parce qu’il s’agissait d’une bonne classe, et que j’ai maintenant l’habitude de ce type de projet, qui requiert à la fois un travail collectif et l’utilisation des ordinateurs. A ceux qui n’en ont pas l’habitude, le principal conseil que je donnerai est d’être extrêmement précis dans les consignes et dans le protocole de travail, pour ne pas perdre de temps : comment partager le travail, comment former les binômes… Il faut savoir à l’avance ce qui sera fait à la maison, ce qui sera fait en classe, ce qui sera évalué et comment. Pour la production de la photo, une fiche guide amène les élèves à relever ou rédiger tous les éléments nécessaires à la mise en scène. Pour le texte qui l’accompagne, une autre fiche guide les amène à écrire pas à pas tout ce que le texte doit contenir puis à en faire une synthèse pour la rédaction finale.
C’est une production qui restera sur le site du collège comme souvenir d’une année de cours de français pour les élèves de cette classe. Ils ont pris plaisir à le faire, à le commenter, à proposer une photo de couverture, à mettre en ligne le « bêtisier » de leurs photos, comme celle sur laquelle on voit les pieds des élèves parce que la photo est prise de haut – où l’on devine qu’ils ont acquis des compétences en matière de cadrage ! – ou celle où l’on voit un schtroumf dans la cour du château du roi Arthur… Ils ont appris à travailler ensemble, ce qui manque souvent. Bien entendu, c’est un travail transférable sur n’importe quel roman, il suffit de trouver des figurines adaptées, voire même d’un peu d’imagination pour voir, par exemple, un vieil ermite dans le personnage de Maître Yoda.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Extraits du roman-photo « Yvain ou le chevalier au lion » :
Le roman-photo « Perceval ou le conte du Graal » :