Le débat sur l’enseignement de la lecture et du calcul se poursuit ce mois-ci dans le Café pédagogique avec des contributions incontournables de Michel Fayol, Rémi Brissiaud, Roland Charnay, Bernard Devanne.
- M. Fayol : « L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus »
- Maths à l’école primaire : Des scientifiques réagissent
- La réponse de Rémi Brissiaud : Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue
- CE2 : Rémi Brissiaud : Il faut refonder la didactique du nombre
- Lecture : Bernard Devanne: Lettre ouverte au Président du Conseil supérieur des programmes
« On a clairement perdu du temps aussi bien pour l’apprentissage des maths que de la lecture ». Dénonçant le retour aux « vieux démons » dans la première décennie de ce siècle, Michel Fayol, membre du Laboratoire de Psychologie Sociale et Cognitive (LAPSCO) de l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, invite à relancer les démarches associant enseignants et recherche. Face au piétinement des résultats à l’école élémentaire, il estime urgent de travailler le consensus entre chercheurs pour doter les enseignants d’outils qui puissent les aider pour les progrès de tous les élèves. Il interroge aussi la dernière étude de la Depp : la stagnation du niveau en calcul est-elle réellement liée aux difficultés en maths ?
Comment expliquer la stabilité des résultats en Ce2 après des progrès constatés en CP?
Dans les années précédent cette évolution en CP on a eu un fort mouvement en faveur du travail sur la phonologie et l’apprentissage de la lecture. Des travaux ont été publiés. Il y a eu un rapport de l’Observatoire national de la lecture . Tous ont montré que la phonologie détermine la réussite dans l’apprentissage de la lecture. On a donc mis au point des outils, des activités pou prévenir les difficultés d’apprentissage. Certains ont été diffusés par le ministère, d’autres par des éditeurs. Cela a porté ses fruits. Dans notre pays, les enseignants s’en sont emparés et ont amélioré l’apprentissage phonographique, celui qui associe un son à des lettres. On ne peut que se féliciter de ce pas en avant. Et souligner qu’il s’est fait pacifiquement avec une conférence de consensus en 2003 qui a sonné le glas des affrontements stériles.
Mais pourquoi ces progrès en CP ne se retrouvent pas dans les résultats de Ce2 ?
Le progrès constaté est lié au tout début des apprentissages. Dès qu’on sait lire, deux dimensions importantes entrent en jeu : la fluence, c’est à dire la vitesse d’identification des mots et surtout la compréhension. Or on a moins mis l’accent sur celle-ci et on a moins d’outils. En 2003 on avait signalé cela. Mais après est arrivée la querelle syllabique / globale qui a recouvert le débat scientifique. Quand les enfants découvrent le code, en grande section, ils ont des niveaux différents en langage. Mais cette découverte les remet tous à égalité. Par la suite les différences réapparaissent pleinement. Si on veut améliorer la compréhension en CE2 il faut la travailler. Sur ce sujet on a une bonne équipe, celle de Maryse Bianco. Il faut mettre ses outils à la disposition des enseignants et les adapter.
Il faudrait donc que les enseignants se rapprochent de ses travaux ?
Il faut que l’école forme les maitres ainsi que les cadres et qu’elle s’empare de ces outils. Il faut donc une volonté politique et ne pas méconnaitre la situation. La formation a été négligée. Il faut la rétablir.
L’école peut effacer le poids des inégalités sociales ?
L’école française, on le sait, est particulièrement mal placée actuellement sur ce terrain. Mais elle a une marge de manoeuvre. Elle peut doter tous les enfants des capacités de lecture et de compréhension. Elle peut inciter les enfants à lire car la lecture peut contribuer à réduire les inégalités. En 2000 à l’ONL on avait découvert que la compréhension n’est pas enseignée. On l’utilise pleinement pour évaluer les élèves mais on ne l’enseigne pas ! On s’appuie donc sur les inégalités existantes. Il va bien falloir que l’école change cela. Certains pays l’ont fait comme la Finlande.
L’étude de la Depp associe la faiblesse en vocabulaire avec le faible niveau en compréhension. Comment enseigner le vocabulaire
C’est une grande difficulté. On ne peut pas travailler le vocabulaire par l’écrit en CP ou CE1 car les élèves ne lisent pas assez bien. Il faut donc veiller que dans ces classes l’apprentissage se fasse par l’oral. En CE2 on pourra associer le travail sur le vocabulaire avec celui sur le code. Là aussi on a besoin de développer des outils, des protocoles de lecture pour les enseignants.
L’étude de la Depp montre que si des progrès ont été faits pour l’apprentissage du dénombrement en CP, la maitrise du nombre n’a pas progressé en CE2. Comment l’expliquez-vous ?
L’amélioration observée en CP ne porte que sur certaines habiletés. Ce qui est évalué en CE2 est éloigné de ces habiletés. Certaines méthodes de CP sont à risque. Elles ne mettent pas assez l’accent sur la quantité. Mais on observe dans l’étude de la Depp des choses étonnantes. Par exemple de gros progrès pour la soustraction. On ne sait pas pourquoi. On voit de scores de résolution de problèmes faibles. On ne sait pas non plus pourquoi. Personnellement j’a une hypothèse et j’ai demandé à la Depp de le vérifier. Je me demande si les mauvais résultats en résolution de problème ne sont pas liés aux mauvais résultats en lecture. Autrement dit n’y aurait-il pas un problème de compréhension de l’énoncé plus qu’in problème de mathématiques ? Dans tous les cas, la résolution de problème est une activité qui doit devenir quotidienne. Pour cela il faut qu’on ait un éventail de problèmes, répertoriés en catégories, diffusé auprès des enseignants.
Sur l’apprentissage du nombre, on a le même consensus qu’en lecture ?
Ce n’est pas aussi clair car on n’a pas eu de conférence de consensus sur ce sujet. Il en faudrait une qui réunirait les spécialistes et tiendrait compte aussi de la littérature internationale sur ce sujet. Ca nous sommes tous concernés par ce problème. La conférence permettrait d’avoir un accord sur la façon de s’y prendre, un programme de l’école élémentaire en fait. C’est d’autant plus nécessaire que les maitres d’aujourd’hui ne sont pas des scientifiques. C’est une différence importante avec la situation qui prévalait il y a 30 ans. Aujourd’hui les étudiants qui sortent des filières scientifiques vont très rarement vers l’enseignement. Ca devient un vrai problème de société.
Si je vous suis bien, on a eu des débats passionnés sur les méthodes de lecture durant la dernière décennie mais on n’a rien fait d’intéressant ?
On est revenu à de vieux démons. La conférence de consensus de 2003 elle -même n’a pas été diffusée comme elle aurait du. On a clairement perdu du temps aussi bien pour l’apprentissage des maths que de la lecture.
Aujourd’hui les enseignants sont découragés. Comment faire évaluer les méthodes ?
J’ai été moi-même enseignant dans le primaire durant 12 ans. On ballote les enseignants d’une direction à l’autre ce qui n’est pas sécurisant. Il est temps d’arrêter les affrontements stériles. Les polémiques désécurisent les enseignants. Je crois que les professeurs ont besoin d’une ligne claire, consensuelle. L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus. Il n’y a pas que les maths ou le vocabulaire. L’apprentissage de l’orthographe pose aussi problème. Sur ces questions des conférences de consensus doivent fixer les objectifs et les priorités. Il faut que les enseignants disposent d’outils variés pour lesquels ils puissent exercer leur liberté pédagogique. On doit leur donner des programmes consensuels qui soient établis pour une décennie.
Le ministère justement prépare des programmes. Vous êtes écouté au ministère ?
J’ai peu de relations avec le ministère. Quand on me sollicite, j’y vais. Je fais part de mes découvertes.
Propos recueillis par François Jarraud
CE2 : Le niveau stagne
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2014/05/27052014Article635[…]
Fayol : L’acquisition du nombre
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/primaire/elementaire[…]
N’allez pas trop vite
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/primaire/elementaire[…]
Enseigner l’orthographe
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2009/107_lalonde_fayol.aspx
- M. Fayol : « L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus »
- Maths à l’école primaire : Des scientifiques réagissent
- La réponse de Rémi Brissiaud : Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue
- CE2 : Rémi Brissiaud : Il faut refonder la didactique du nombre
- Lecture : Bernard Devanne: Lettre ouverte au Président du Conseil supérieur des programmes
A la suite de la publication par la DEPP d’une note d’information sur l’évolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et 2013, des chercheurs, spécialistes de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, proposent leur analyse des résultats, en mettant en évidence la complexité des facteurs à prendre en compte pour éviter toute conclusion hâtive.
Pour une réflexion sereine sur les résultats en mathématiques de l’évaluation en début de CE2, à propos de l’apprentissage des nombres et du calcul.
Aujourd’hui, les résultats d’évaluations nationales ou internationales donnent lieu à un flot de réactions qui se limitent souvent à des analyses partielles, parfois partiales, sans nuances, des constats effectués. Il en va ainsi du sort réservé à la dernière publication de la DEPP à propos d’une enquête sur « l’évolution des acquis des élèves en début de CE2 entre 1999 et 2013 ». En chœur, la presse s’est fait l’écho d’une baisse de niveau là où la note évoque seulement « des performances globales en baisse » et pour les mathématiques « des progrès significatifs pour la soustraction mais davantage de difficultés face à des problèmes numériques ».
Baisse ou stagnation des performances en mathématiques ?
Si les résultats annoncés par la dernière note d’information de la DEPP peuvent paraître violents pour les professeurs, les analyses et interprétations qui en sont faites par divers commentateurs peuvent l’être tout autant. Ces analyses, qui trop souvent cherchent à désigner « un coupable » (programmes, chercheurs en didactique des mathématiques, documents produits par le Ministère, etc.), déstabilisent vraisemblablement davantage les enseignants (« qui faut-il croire ? les programmes ? tel chercheur, tel autre ? tel manuel, tel autre ? ») que la simple lecture du texte de la DEPP lui-même. Au lieu d’encourager les professeurs d’école à s’intéresser à l’enseignement des mathématiques, à améliorer, si nécessaire, leurs connaissances en mathématiques et en didactique, à modifier éventuellement leurs pratiques d’enseignement des mathématiques, ces analyses, critiquant sans nuances des manières d’enseigner, les conduisent souvent à se sentir agressés et à se méfier de toute proposition d’accompagnement ou d’autoformation.
La note de la DEPP indique, page 2, que les résultats en mathématiques sont globalement « en léger recul : le taux de réussite moyen passe de 64 % à 62 % », donc une baisse de 2 %. Si on se reporte à une précision donnée en petits caractères en page 4, on lit que les modalités de correction des items, réalisés dans des conditions différentes en 1999 et en 2013, conduiraient « à surestimer les scores de 1999 de l’ordre de 2 points de pourcentage de réussite », ce qui signifie que là où certains voient un léger recul et d’autres une baisse, il y aurait essentiellement une stagnation. Bien entendu, personne ne peut se satisfaire de résultats médiocres qui seraient en stagnation et tout doit être fait pour viser une amélioration, notamment pour les élèves qui obtiennent les résultats les plus faibles.
L’argumentation selon laquelle la baisse des résultats en mathématiques serait due à un changement dans l’approche des nombres au cours des 30 dernières années mériterait d’être examinée et discutée, de manière approfondie. Plusieurs thèses consacrées à l’étude de l’enseignement de la numération devraient pouvoir y contribuer (1) . Une première remarque peut être faite : le tableau de l’évolution des scores (page 3 de la note) fait apparaître une hausse significative pour le calcul de soustractions (mental et posé) et une baisse également significative dans quatre domaines (comparer et ranger les nombres, résoudre des problèmes numériques, organiser et gérer des données dans un tableau, reproduire des figures géométriques). Pouvait-on s’attendre à un autre résultat dans la mesure où les programmes 2008 furent largement interprétés comme un encouragement à l’acquisition précoce des mécanismes opératoires, au détriment sans doute d’autres aspects de l’enseignement des mathématiques au cycle 2 ? Nous y reviendrons plus tard.
Un accroissement général du nombre d’élèves en difficulté.
Si on observe les résultats des évaluations (nationales et internationales) depuis une trentaine d’années, on observe que la baisse des performances est générale et qu’elle concerne surtout les élèves en grande difficulté dont le nombre est en augmentation sensible. Ce phénomène ne concerne pas uniquement les mathématiques et incite à penser que l’école parvient mal à aider des élèves dont les conditions de vie et l’environnement social et culturel se sont dégradés. De nombreuses recherches(2) portent sur l’enseignement des mathématiques et des autres disciplines dans les zones dites sensibles dans lesquelles se concentre souvent la population d’élèves en difficulté scolaire. Ces recherches permettent de mieux comprendre la nature de ces difficultés et de mettre en évidence l’efficacité de choix pédagogiques articulant de manière forte réflexion et acquisition d’automatismes.
On peut également se demander quel est l’impact des difficultés en lecture de certains élèves, dans les différentes disciplines, et notamment en mathématiques, sur leur compréhension des consignes ou sur celle des problèmes présentés sous forme d’énoncés écrits. Cette interrogation rejoint celle que formule Michel Fayol qui, interrogé par le Café Pédagogique, répond : « Personnellement j’ai une hypothèse et j’ai demandé à la DEPP de la vérifier. Je me demande si les mauvais résultats en résolution de problème ne sont pas liés aux mauvais résultats en lecture ». En fait, c’est tout un faisceau de causes qui conduit certains élèves à échouer dans la tâche de résolution de problème (3). Travailler la lecture est naturellement indispensable. Ce ne doit toutefois pas être un préalable à l’activité de résolution de problèmes à énoncés textuels. Ces deux composantes de la tâche sont intimement liées.
Peut-on rendre l’enseignement des premiers nombres dès l’école maternelle responsable des difficultés des élèves ?
Bien sûr que non, mais il est vrai qu’un enseignement des nombres réduit à l’apprentissage et à la mémorisation de la comptine numérique serait source de problèmes. Comme pour tous les concepts familiers, la construction des premiers nombres est en fait complexe (4) . A l’école maternelle il s’agit tout d’abord de mémoriser une information : le plus souvent, une quantité. Pour de petites collections, la perception globale suffit. Au-delà, il faut disposer d’autres outils : l’utilisation des doigts, une comptine si elle est opérationnelle, un écrit pour mémoriser, tout en maîtrisant l’énumération (5) pour faire un inventaire exhaustif de la collection. Connaître la comptine n’est pas un gage de compréhension du nombre. Ce constat n’est pas nouveau. Il suffit de relire Claire Meljac (6) dans son ouvrage « Décrire, agir compter». L’auteure s’interrogeait déjà en 1979 sur ce que signifiait ce comptage-numérotage. Le comptage est bien sûr une procédure de dénombrement possible. Nous l’utilisons journellement. Mais son usage par imitation, sous forme de comptine, ne garantit en rien son opérationnalité.
Dans de nombreuses classes d’école maternelle les enseignants proposent des situations dans lesquelles les élèves, petit à petit, vont être confrontés à différentes fonctions du nombre et être conduits à élaborer des moyens oraux et écrits, certes primitifs, pour garder en mémoire des informations numériques. En d’autres termes, un concept naît (le nombre, ou plutôt les premiers nombres) ; on sait qu’il est d’abord fragile (non conservation des quantités à cet âge), mais il se consolide grâce à la variation des contextes et par un travail réflexif sur les écrits proposés. Plus tard, l’écriture définitive des premiers nombres constituera un code commun qui sera adopté pour des raisons sociales. Le travail sur ce code (numération) ne commence qu’au CP. C’est un enjeu majeur du cycle 2.
Ce travail s’enrichit de connaissances arithmétiques traitées oralement en maternelle comme « deux ici et un là, ça fait trois » ou « deux ici et deux là, ça fait quatre ». Quant aux décompositions-recompositions de nombres à l’aide de nombres plus petits, en particulier à l’aide de 5 et de 10, elles sont enseignées dans les premiers mois du CP. La construction du nombre se poursuit tout au long de la scolarité obligatoire. L’étude des opérations arithmétiques prend appui sur une bonne compréhension de la numération. Les élèves en difficulté élective sur les opérations sont pratiquement toujours des élèves qui ne se sont pas appropriés le principe de la numération décimale de position. Ce qui nous conduit à réexaminer les orientations ministérielles.
Les orientations ministérielles
Le ministère communique ses orientations par plusieurs canaux : programmes, évaluations nationales, regroupements des inspecteurs, interventions dans les médias… Concernant les mathématiques, ces orientations ont été marquées par une inflexion notable des priorités avec la mise en application des programmes 2008 : renforcement des mécanismes, alourdissement des contenus à enseigner (parfois proposés aux élèves de façon prématurée), diminution de la place accordée à la réflexion et à l’initiative des élèves. Ces programmes de 2008 n’incitent pas les enseignants à envisager les mathématiques comme une discipline dans laquelle il s’agit de réfléchir. On peut voir là un lien avec les résultats obtenus dans l’étude de la DEPP : les exercices qui demandent de la réflexion (résolution de problèmes, reproduction de figures géométriques, lecture des données d’un tableau) sont moins bien réussis qu’auparavant. Mais rendre les programmes 2008 seuls responsables de cette baisse de performances serait par trop réducteur.
Arrêtons-nous sur la question de la résolution de problèmes arithmétiques (7) . Les résultats analysés par la DEPP, entre 1999 et 2013, proposent une comparaison de résultats d’élèves qui n’ont pas « vécu » les mêmes programmes. Il est dommage que cela ne soit pas pointé dans les limites de la note de la DEPP. Le programme de 2002 avait fait, en effet, de la résolution de problèmes un enjeu fondamental et encourageait les maîtres à des pratiques innovantes dans ce domaine, en incitant les élèves à élaborer des résolutions originales lorsqu’une connaissance est en cours d’acquisition ou lorsque, après avoir été apprise, elle n’est pas immédiatement disponible. En 2008, on est revenu à une conception traditionnelle du problème comme application d’une connaissance (il faut trouver la bonne opération). Il semblerait nécessaire de réaffirmer dans les futurs programmes que la résolution de problèmes arithmétiques a plusieurs finalités : développer une posture de recherche, mobiliser des connaissances diverses pour résoudre des tâches complexes, mais aussi et c’est fondamental, participer à la construction du sens de la numération et des différentes opérations arithmétiques.
La baisse importante de performance pour le problème cité par la DEPP (de 32 % à 18 %) peut-être analysé dans ce cadre. Rappelons son énoncé : « La directrice de l’école a 87 lettres à envoyer. Elle doit mettre un timbre sur chaque lettre. Les timbres sont vendus par carnets de dix timbres. Combien de carnets doit-elle acheter ? ». Si les carnets de timbres étaient de 8 et non de 10, ce problème serait considéré comme un problème de division, opération inaccessible à la majorité des élèves de début de CE2 (jusqu’en 2008 la division n’était pas enseignée au CE1 ; dans le dernier programme une « première approche » en est faite à ce niveau). Par contre, puisque les carnets sont de 10 timbres, une résolution efficace se situe dans le cadre de la numération décimale et consiste à lire 87 comme 8 dizaines et 7 unités puis à interpréter le mot dizaine comme « groupement de 10 » et, donc ici, comme « carnet de dix timbres ». Ce sont ces connaissances sur la numération que les élèves en début de CE2 sont censés pouvoir mobiliser.
Or, si on se reporte aux progressions pour le CP et le CE1 annexées au programme de 2008 et qui servent de référence aux enseignants, on constate que cet aspect de la numération décimale, pourtant le plus important, n’est même pas mentionné. Dans ce texte, connaître les nombres c’est « savoir les écrire et les nommer », comprendre la valeur des chiffres en fonction de leur rang n’y figure pas ! Si les élèves ne savent pas interpréter les chiffres de 87, il leur reste la possibilité de chercher, à l’aide de la multiplication ou de l’addition répétée, combien il y a de fois 10 dans 87. Mais pour cela, il faut avoir été habitué à prendre des initiatives, à chercher par soi-même, à essayer une solution, à la rejeter pour une autre ou l’adapter.
Pour conclure
Faut-il améliorer l’enseignement des nombres et du calcul ? Sans aucun doute et, pour cela, tous les travaux de recherche, tout comme la connaissance des pratiques des enseignants, doivent être sollicités. Faut-il simplement revenir au programme de 1945 à partir duquel un enseignement souvent répétitif des nombres, l’un après l’autre, était proposé ? Sans doute pas, car cela reviendrait précisément à faire fi des avancées dans différents domaines de recherche (didactique, psychologie, sciences de l’éducation, neuropsychologie…), et à considérer que les changements sociétaux très importants depuis cette époque n’ont aucune incidence sur l’enseignement des mathématiques.
Les résultats obtenus par les élèves en mathématiques (et surtout les écarts de résultats entre élèves), à l’issue de l’école primaire et de la scolarité obligatoire, ne sont pas satisfaisants. Les causes de ce phénomène sont multiples et les tentations sont fortes d’en faire des effets d’annonce nécessairement réducteurs. Une réflexion sereine à la fois sur l’analyse des causes et sur les améliorations souhaitables conduirait à examiner deux aspects : la rédaction des programmes, la formation initiale et continue des professeurs et celle des formateurs.
Du côté des programmes, il serait raisonnable de revenir à une perspective à la fois réaliste dans les contenus et ambitieuse dans les démarches, en mettant en évidence les savoirs fondamentaux, et la nécessité de les structurer pour progresser dans les apprentissages. Les programmes futurs devraient aider les enseignants à repérer ce qui est essentiel, incontournable. Ils devraient les éclairer sur le fait que les connaissances se construisent en réseau, sur un temps long et de façon spiralaire.
Du côté de la formation, il est nécessaire de mieux mettre à la disposition des enseignants du premier degré les outils de pensée et d’action apportés par les nombreuses recherches en didactique sur l’enseignement des mathématiques à l’école primaire. Actuellement, les épreuves du concours de recrutement des professeurs des écoles peuvent laisser croire que des connaissances mathématiques du niveau du « collège » sont adaptées pour enseigner à l’école. Or une analyse des besoins indispensables pour penser cet enseignement montre que ce sont des connaissances spécifiques tant du point de vue mathématique que didactique qui sont nécessaires à acquérir pour un exercice professionnel du métier et par conséquent pour la réussite des élèves.
Les rédacteurs du texte :
Salin Marie-Hélène, Maître de Conférences, Université de Bordeaux.
Peltier-Barbier Marie-Lise, Maître de Conférences, L.D.A.R. Université D. Diderot Paris 7.
Briand Joël, Maître de Conférences, Université de Bordeaux.
Charnay Roland, Agrégé de mathématiques, ancien co-responsable du groupe ERMEL, responsable scientifique du site TFM (Télé Formation Mathématique).
Texte cosigné par :
Catherine Houdement, Maître de Conférences, habilitée à diriger les recherches, Laboratoire de Didactique André Revuz (LDAR), Universités Paris Diderot et Rouen, membre du Conseil Scientifique des IREM.
Claire Margolinas, Maître de Conférences, habilitée à diriger les recherches, Laboratoire ACTé, Clermont-Université.
Cécile Ouvrier-Buffet, Maître de conférences, habilitée à diriger les recherches, ESPE de Créteil, membre du laboratoire LDAR, membre de la commission enseignement de la SMF.
Le dossier Lecture – Calcul
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2014/LectureLedebates[…]
Notes :
1 Tempier Frédérick (2013) La numération décimale de position à l’école primaire. Une ingénierie didactique pour le développement d’une ressource. Thèse Université Paris 7.
Chambris Christine (2008) : Relations entre les grandeurs et les nombres dans les mathématiques de l’école primaire. Évolution de l’enseignement au cours du 20ème siècle. Connaissances des élèves actuels. Thèse Université Paris 7.
2 Bonnéry Stéphane (2007) Comprendre l’échec scolaire. Elèves en difficultés et dispositifs pédagogiques La dispute ed. ; http://cafepedagogique.studio-thil.com/lemensuel/lenseignant/primaire/elementaire/Pages/2008/89_elem_bonnery.aspx; 2008.
Charles-Pézard Monique, Butlen Denis et Masselot Pascale. (2012) Professeurs des écoles débutants en ZEP. Quelles pratiques ? Quelle formation ? La Pensée Sauvage, ed.
Peltier-Barbier Marie-Lise ; Butlen Denis ; Masselot Pascale ; Ngono Bernadette ; Pézard Monique ; Robert Aline ; Vergnes Danielle (2004) Dur d’enseigner en ZEP. La Pensée Sauvage ed.
3 Rebière Maryse (2011) S’intéresser au langage dans l’enseignement des mathématiques, pourquoi faire ? in Bronner & alii. Questions vives en didactique des mathématiques : problèmes de la profession d’enseignant, rôle du langage XVIe école d’été de didactique des mathématiques La Pensée Sauvage ed 219-232
4 Margolinas Claire, Floriane Wozniak (2012) Le Nombre a l’École Maternelle : Approche didactique De Boeck ed.
5 Briand Joël (1993) L’énumération dans le mesurage des collections : un dysfonctionnement dans la transposition didactique » Thèse université Bordeaux .
6 Meljac Claire (1979) Décrire, agir et compter PUF ed.
7 Houdement Catherine (2011) Connaissances cachées en résolution de problèmes arithmétiques ordinaires à l’école. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives, n°16.
Houdement Catherine (2009) Une place pour les problèmes pour chercher. Annales de Didactique et de Sciences Cognitives,n°14, 31-60.
- M. Fayol : « L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus »
- Maths à l’école primaire : Des scientifiques réagissent
- La réponse de Rémi Brissiaud : Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue
- CE2 : Rémi Brissiaud : Il faut refonder la didactique du nombre
- Lecture : Bernard Devanne: Lettre ouverte au Président du Conseil supérieur des programmes
Rémi Brissiaud (laboratoire Paragraphe – Université Paris 8) intervient dans le débat des futurs programmes pour l’école primaire, pour réagir aux analyses des chercheurs spécialistes de l’enseignement des mathématiques à l’école primaire, dans le café le 10 juin Pour lui, l’évolution des acquis en mathématiques sur les dernières décennies, pose en effet problème : les programmes de 2002 semblent responsables d’une réelle baisse du niveau.
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2014/060614_RBrissiaud.aspx
- M. Fayol : « L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus »
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» Aujourd’hui, les enseignants ne savent plus dans quelle direction s’orienter afin d’enrayer un échec scolaire grandissant et, lorsqu’on parle avec eux, on ne peut que constater ce désarroi’. La publication, le 27 mai, de la Note d’information de la Depp sur l’évolution des compétences en CE2 sur 14 années a ajouté encore aux désillusions. Comment passer de la déception à la reconstruction ? Spécialiste de l’apprentissage du calcul, Rémi Brissiaud partage ses connaissances et ses convictions. Il invite à une nouvelle didactique du nombre, en rupture avec les choix opérés depuis plus de 20 ans.
Deux notes d’information de la DEPP ont successivement été publiées au cours de cette année scolaire traitant de ce qu’on appelle couramment les « apprentissages fondamentaux » (apprentissage de l’écrit, celui des mathématiques) : une première en septembre 2013 qui donnait l’espoir d’une amélioration de l’efficacité de l’enseignement et une seconde en mai 2014 qui enterre cet espoir et, au contraire, fait craindre que la dégradation continue. Nous ne nous intéresserons ici qu’aux apprentissages numériques mais un texte en tout point analogue pourrait être écrit concernant l’apprentissage de la lecture – écriture.
Il faut prendre la mesure de la violence d’une telle information pour les professeurs des écoles. Sous les ministres Robien, Darcos et Chatel, les inspecteurs et les formateurs se sont appliqués à convaincre les enseignants qu’ils étaient insuffisamment attentifs à l’installation d’automatismes et à la mémorisation et que c’était vraisemblablement à l’origine des difficultés des élèves. C’est ce que plaidait par exemple un ouvrage paru en 2010 : « Le nombre au cycle 2 », toujours en ligne sur le site ministériel. Les enseignants se sont efforcés de renforcer ces composantes du progrès et non seulement les résultats ne sont pas au rendez-vous, mais la dégradation des performances continue.
Aujourd’hui, les enseignants ne savent plus dans quelle direction s’orienter afin d’enrayer un échec scolaire grandissant et, lorsqu’on parle avec eux, on ne peut que constater ce désarroi. Ils ont l’impression d’être dans une impasse, sans comprendre ce qui les y a menés. Concernant l’échec scolaire et l’accroissement des inégalités, il faudrait aujourd’hui favoriser le développement d’une réflexion qui s’ancre dans l’analyse des contenus enseignés. Cela devrait constituer une priorité ministérielle et une initiative dans ce sens serait la bienvenue.
La comparaison 1997 – 2011 à l’entrée au CP : l’école française enfin sur de bons rails ou de « faux bons résultats » ?
En septembre dernier, l’année scolaire a commencé sur une note particulièrement optimiste avec la publication d’une étude de la DEPP intitulée « Forte augmentation du niveau des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 »(1). Les résultats de cette étude paraissaient d’autant plus remarquables qu’ils s’accompagnaient d’une importante réduction des inégalités d’origine sociale : les résultats semblaient montrer que les élèves scolarisés en Zone d’éducation prioritaire auraient plus progressé que les autres.
L’ensemble de la presse nationale a bien évidemment repris l’information : enfin, les résultats étaient à la hausse et la démocratisation de notre système scolaire amorcée. S’appuyant sur cette étude, Bruno Suchaut prit d’ailleurs l’initiative d’avancer l’idée qu’il n’y aurait aucune urgence à modifier les programmes de maternelle (2) puisque celle-ci mettait notre système éducatif sur de bon rails.
Seules notes discordantes en cette rentrée : deux textes (3) mis en ligne sur le Café Pédagogique, tous deux évoquant de « faux bons résultats ». Le premier se concluait ainsi : « La récente étude de la DEPP, lorsqu’on en interprète les résultats avec une culture pédagogique minimum, est loin d’apparaître comme nécessairement porteuse d’une bonne nouvelle : les progrès à court terme qu’elle révèle ne sont peut-être que les signes annonciateurs d’une nouvelle dégradation des performances en calcul des élèves en fin d’école primaire. ».
Or, dès cette première note d’information, la DEPP annonçait qu’une nouvelle recherche était en cours dont les résultats allaient prochainement permettre de trancher entre les deux interprétations précédentes (vrais ou faux bons résultats ?). En effet, concernant les élèves qui sont rentrés en CP en 1997, la DEPP dispose d’informations sur la façon dont leurs performances ont évolué dans les deux années suivantes grâce à une évaluation qui, à cette époque, était proposée chaque année vers le mois d’octobre du CE2. Il suffisait donc d’utiliser cette même évaluation avec un échantillon représentatif des élèves qui sont rentrés au CP en 2011, pour comparer l’évolution des performances de deux générations d’élèves à quatorze ans d’intervalle : une première qui est rentrée au CP en 1997 et au CE2 en 1999 et une seconde qui a atteint ces niveaux respectifs en 2011 et 2013.
L’étude publiée en septembre dernier a montré que la seconde génération surclassait la première à l’entrée au CP. Ces résultats prometteurs se sont-ils transférés sur le calcul et la résolution de problèmes après deux années de scolarité ?
La comparaison 1999 – 2013 à l’entrée au CE2 : des progrès qui ne sont pas pérennes
Dans une nouvelle note d’information qui vient d’être publiée (4) , les chercheurs de la DEPP montrent que les progrès observés à l’entrée au CP entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés en début de CE2. Pire, il conviendrait mieux de parler d’une dégradation des performances parce que la baisse observée est plus importante que la note d’information ne le suggère. En effet, le seul progrès mis en évidence par cette étude concerne la soustraction posée en colonnes et il doit être relativisé parce qu’à la fin des années 1990, cette technique était rarement enseignée avant mai-juin au CE1. Il suffisait donc que l’enseignant soit un petit peu en retard dans le programme, pour que cet enseignement soit reporté au CE2 : de nombreux élèves de CE2 qui ont été confronté à l’évaluation en 1999 n’avaient donc pas étudié cette technique. Il n’est pas étonnant que les élèves de la première génération aient été plus nombreux à échouer. En outre, aucun progrès en résolution de problèmes de soustraction n’est observé. La portée d’un tel progrès en soustractions posées est donc extrêmement limitée. Or, si l’on ne tient pas compte de ces résultats, c’est bien d’une régression du niveau en calcul et en résolution de problèmes qu’il faut parler entre 1997 et 2013 à l’entrée au CE2.
Quant à l’espoir d’une démocratisation de l’enseignement du calcul et de la résolution de problèmes, il se voit lui aussi déçu : les performances des élèves situés dans les Zones d’éducation prioritaire sont stables : les progrès observés à l’entrée au CP ne se retrouvent plus à l’entrée au CE2.
À l’entrée au CP, les élèves de 2011 comptaient mieux que ceux de 1997, ils savaient écrire les nombres bien plus loin, ils savaient mieux utiliser une file numérotée pour trouver le résultat d’un ajout ou d’un retrait. Comment expliquer que deux plus tard il n’y ait plus trace de ces progrès et qu’on observe au contraire certaines régressions ? Il est impossible de répondre à cette question si l’on ne se rappelle pas que, durant une longue période, les pédagogues ont visé prioritairement d’autres objectifs que l’apprentissage du comptage pour accéder à la lecture et l’écriture des nombres et pour résoudre des problèmes. En effet, lorsqu’on adopte une perspective historique, on s’aperçoit que les choix didactiques concernant les premiers apprentissages numériques ont changé du tout au tout vers 1986, date des programmes Chevènement pour l’école.
Deux définitions de la compréhension des nombres et deux choix didactiques
Dans la culture pédagogique de l’école française d’avant les programmes Chevènement de 1986, la compréhension des nombres ne se définissait pas comme cela se fait couramment aujourd’hui. Dans les années 1880, Ferdinand Buisson considérait que comprendre un nombre c’est « pouvoir le comparer avec d’autres, le suivre dans ses transformations, le saisir et le mesurer, le composer et le décomposer à volonté ». Lorsqu’on met ainsi l’accent sur les décompositions, comprendre le nombre 8, par exemple, c’est s’être forgé la conviction que pour construire une collection de 8 unités, on peut en ajouter 1 à une collection de 7, on peut en ajouter 3 à une collection de 5, on peut réunir deux collections de 4, on peut enlever 2 à une collection de 10, etc. Et plus tard dans la scolarité, c’est savoir que 200 est égal à 8 fois 25, que 1000 est égal à 8 fois 125… Comprendre un nombre, c’est savoir comment on peut le former à l’aide de nombres plus petits que lui et c’est savoir l’utiliser pour en créer de plus grands. Rappelons que Ferdinand Buisson, éditeur et co-auteur d’un célèbre Dictionnaire Pédagogique était le pédagogue le plus influent lors de la création de l’école de la république.
Cette définition du nombre a été reprise par les pédagogues qui, à la Libération, s’inscrivaient dans le mouvement de l’Education nouvelle : Henri Canac, Gaston Mialaret, etc.(5) Ils y ont ajouté la préconisation suivante : le plus sûr moyen de s’assurer que les élèves s’approprient les décompositions des nombres est de les aborder de manière progressive : les 5 premiers nombres d’abord, puis les nombres jusqu’à 10 et seulement ensuite les nombres 11, 12, 13… Et lors de leur première rencontre à l’école avec les nombres plus grands que 10, les élèves découvraient que 11 = 10 + 1, 12 = 10 + 2, 13 = 10 + 3, etc. Les nombres au-delà de 10 étaient définis de cette manière, dans le même temps que leur écriture était explicitée à l’aide de la dizaine. De plus, ces pédagogues préconisaient un emploi systématique des stratégies de calcul où l’on s’appuie sur la dizaine pour déterminer le résultat d’additions et de soustractions élémentaires : 8 + 6 = 8 + 2 + 4 = 10 + 4, par exemple. Ils apprenaient de même que 18 + 6 = 18 + 2 + 4 = 20 + 4, que 28 + 6 = 28 + 2 + 4 = 30 + 4, etc.
En revanche, depuis 30 ans environ, les étudiants des écoles normales, des IUFM puis des ESPE apprennent que la « situation fondamentale du dénombrement » est celle où l’élève est devant une collection de coquetiers et où l’enseignant lui demande d’aller chercher à l’autre bout de la classe, en un seul voyage, une collection d’œufs qui conduise à mettre exactement un œuf dans chaque coquetier. Or, pour réussir ce problème, il suffit de compter-numéroter les coquetiers (le 1, le 2, le 3, le 4, le 5, le 6, le 7, le 8, par exemple) et de compter-numéroter « pareil » les œufs, il n’est pas nécessaire de savoir comment le nombre 8 s’exprime en nombres plus petits que lui. C’est ainsi qu’aujourd’hui, les formateurs appellent « situation fondamentale du dénombrement » un problème dont la résolution ne nécessite pas de comprendre les nombres au sens de Buisson, Canac, Mialaret, etc. Le point de vue adopté est radicalement différent. Cet usage du mot « dénombrement » est extrêmement malheureux : il conduit les enseignants à penser que leurs élèves travaillent avec des nombres, c’est-à-dire des entités qui réfèrent à des pluralités, alors que, bien souvent, ils ne font usage que de numéros, entités qui réfèrent à des individualités.
Par ailleurs, depuis 30 ans environ, les élèves découvrent dès l’école maternelle les écritures 11, 12, 13… dans le contexte d’une file numérotée, alors qu’ils n’ont aucune idée du fait que 11 = 10 + 1, 12 = 10 + 2, 13 = 10 + 3, etc. (absence de la décomposition en dizaine et unité). Ils utilisent cet outil pour apprendre à lire et produire les 30 premières écritures chiffrées dès ce niveau de la scolarité alors que, bien souvent, ils ne maîtrisent pas les décompositions des 5 premiers nombres. Et au CP, pour calculer 8 + 6, par exemple, on leur apprend à utiliser une file numérotée pour mettre en œuvre une procédure de « surcomptage » dans laquelle l’élève commence par repérer la case numéro 8 avant de compter en pointant du doigt ou du regard les cases suivantes : 1 (le doigt est sur la case numéro 9), 2 (sur la 10), 3 (sur la 11), 4 (sur la 12), 5 (sur la 13), 6 (sur la 14). Les élèves apprennent que le numéro de la case d’arrivée, 14, est la réponse attendue par l’adulte, ce qui leur permet de compléter l’addition 8 + 6 = 14.
Il est facile de vérifier que la même stratégie de surcomptage permet de trouver le résultat des additions 18 + 6 = 24, 28 + 6 = 34, 38 + 6= 44… sans qu’il soit nécessaire d’utiliser le fait 20 + 4 = 24, que 30 + 4 = 34, que 40 + 4 = 44, etc. En valorisant ainsi une procédure qui permet de contourner l’usage de la décomposition en dizaines et unités, le risque est grand que les élèves s’approprient moins bien celle-ci.
Le basculement didactique de 1986 a eu un effet délétère
Il faut avoir conscience que les pratiques pédagogiques préconisées après 1986, celles qui viennent d’être décrites, sont très exactement celles qui étaient honnies par les pédagogues s’inscrivant vers 1950 dans le mouvement de l’Education nouvelle. Ainsi, lorsqu’un élève de CE2 ou de CM obtenait le résultat d’une addition en surcomptant, Henri Canac en parlait comme d’un élève « mal débuté ». Il n’est donc pas exagéré de parler de « basculement didactique ». Or, il devient de plus en plus difficile de douter de l’effet délétère de ce basculement sur la compréhension des nombres, l’accès au calcul et la résolution de problèmes chez les élèves.
En effet, une étude plus ancienne de la DEPP (6) a montré qu’immédiatement après le basculement de 1986, en une douzaine d’année (1987 – 1999) les performances en calcul des élèves de CM2 se sont effondrées : ceux de 1987 calculaient encore bien, ceux de 1999 avaient perdu l’équivalent d’une année d’apprentissage environ. Dans la période qui a suivi (1999 – 2007) les performances étaient encore en baisse mais de manière non significative. Dans deux petits livres (7) , l’un publié en 2007, l’autre l’année dernière, j’ai montré que des arguments issus de l’histoire des discours et des pratiques pédagogiques, de la psychologie des apprentissages numériques, de la psychologie interculturelle et enfin de la psychologie clinique, permettent de comprendre pourquoi un tel basculement de choix didactique a eu cet effet délétère. De plus, lorsqu’on cherche d’autres causes possibles à cet effondrement des performances en calcul des élèves français, aucune n’émerge.
La question qui vient à l’esprit de tout observateur informé de ce basculement est la suivante : comment est-il possible que l’école française aient, à un moment donné, changé du tout au tout ses pratiques pédagogiques dans un sens qui crée plus d’échec scolaire ?
Là encore, seule la perspective historique permet de comprendre cet événement (8) . Entre la période immédiatement postérieure à la Libération durant laquelle les pédagogues proches de l’éducation nouvelle faisaient vivre les idées qui les guidaient et le basculement de choix didactique en 1986, il y eut, en 1970, la réforme dite des mathématiques modernes. Celle-ci ne semble pas avoir affecté les performances numériques des élèves (en 1986, 16 ans plus tard, les élèves de CM2 calculaient encore bien (9) ) mais elle a conduit les pédagogues à oublier tout ce qui se disait et se faisait avant qu’on entre dans l’ère qualifiée de « moderne ». Si bien que les pédagogues qui sont à l’origine du basculement de 1986 ignoraient totalement la culture pédagogique et didactique qui était la nôtre avant 1970 : ils n’ont pas eu conscience qu’ils étaient en train d’importer une culture très différente, celle des États-Unis. Et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre alors que ce pays ne s’est jamais distingué par un haut niveau de compétences numériques chez ses élèves ? Cette culture a supplanté la nôtre via la référence à des recherches en psychologie cognitive, notamment celles d’une psychologue, Rochel Gelman, qui prétendait dans les années 1980 que les enfants comprendraient de manière innée les « principes » du comptage-numérotage.
Il était possible d’anticiper que les progrès observés à l’entrée au CP en 2011 ne seraient pas pérennes
Examinons maintenant pourquoi il était possible d’anticiper que les progrès mis en évidence par la première étude de la DEPP (comparaison 1997 – 2011 à l’entrée au CP) correspondaient en fait à de « faux bons résultats » et qu’ils ne se retrouveraient pas sur le long terme. Si l’analyse qui vient d’être présentée est la bonne, on voit mal pourquoi les résultats se seraient améliorés au CE2 entre 1999 et 2013 puisqu’entre ces dates, les changements de programmes successifs (ceux de 2002 et de 2008) n’ont fait que renforcer l’emprise de la culture pédagogique du comptage-numérotage sur la façon dont les enseignants français font la classe. Ce sont par exemple les programmes de 2002 qui rendent quasi obligatoire au cycle 2 l’usage d’une file numérotée pour trouver le résultat d’une addition ou d’une soustraction alors que cette pratique pédagogique, systématique aux États-Unis, était totalement étrangère à notre culture avant 1986. Ce sont ensuite les programmes de 2008 qui rendent obligatoire l’usage d’une telle file numérotée dès la GS pour apprendre à lire et écrire les nombres jusqu’à 30.
C’est pourquoi, suite à l’annonce de progrès conséquents à l’entrée au CP en 2011, avec les chercheurs qui ont mené l’étude au sein de la DEPP, nous avons examiné chacune des épreuves proposées aux élèves : à l’exception d’une seule, elles peuvent toutes être réussies à l’aide d’un comptage-numérotage, sans aucune connaissance des décompositions des nombres. Une seule épreuve faisait exception : il s’agissait d’un QCM et, en 2011, elle n’était pas mieux réussie que si les enfants avaient répondu au hasard.
Concernant la pédagogie du nombre, du calcul et de la résolution de problèmes, ces dernières années, l’école française s’est lancée dans une fuite en avant inconsidérée : les preuves de résultats insuffisants s’accumulant, elle n’a fait qu’inciter les professeurs à enseigner le comptage-numérotage toujours plus tôt, toujours plus loin, plutôt que de les inciter à renouer avec la culture pédagogique et didactique qui était la nôtre.
Les pédagogues qui se sont le mieux exprimés concernant les effets d’un enseignement précoce du comptage-numérotage sont certainement les époux Fareng, en 1966 (ils étaient conseillers pédagogiques d’une des grandes inspectrices générales des écoles maternelles, Madame Herbinière-Lebert). Ils écrivaient : « cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer ».
Cette citation est remarquable parce que dans le même temps qu’elle souligne les progrès à court terme que permet l’enseignement du comptage-numérotage, elle en note les dangers concernant les progrès à long terme. Il faut insister sur ce que signifie leur propos : l’enseignement du comptage-numérotage est contre-productif parce qu’il affecte la compréhension et, donc, une réussite en GS ou au CP basée sur l’usage du comptage-numérotage est annonciatrice d’une baisse de niveau en calcul et en résolution de problèmes dans les classes ultérieures. C’est très exactement ce que montre l’étude de la DEPP qui vient d’être publiée. Celle-ci conforte le point de vue des époux Fareng : les progrès observés à l’entrée au CP en 2011, tous liés à une meilleure mise en œuvre du comptage-numérotage, n’ont nullement conduit à une meilleure compréhension des nombres et, au CE2, non seulement on ne trouve plus trace de ces progrès, mais on observe des régressions inquiétantes.
Considérons ainsi ce problème : « La directrice de l’école a 87 lettres à envoyer. Elle doit mettre un timbre sur chaque lettre. Les timbres sont vendus par carnet de 10 timbres. Combien de carnets doit-elle acheter ? ». Le pourcentage de réussite était de 32% en 1999, il est aujourd’hui de 18%. La division par 10 n’est pas au programme du CE1, elle n’y était pas non plus en 1999. Pour chacune des deux générations d’élèves, donc, ce problème permet d’évaluer une compréhension approfondie de la numération décimale : 87, c’est 8 groupes de 10 (8 dizaines) et encore 7.
Rappelons-nous : la dégradation des performances au CM2 s’effectue à partir de 1986 et elle est effective en 1999, c’est-à-dire pour des élèves qui étaient en CE2 en 1997. Les élèves qui étaient en CE2 deux ans plus tard, ceux dont le taux de réussite était de 32%, avaient déjà des performances dégradées. Que ce soit pire aujourd’hui doit être considéré comme très inquiétant. On ne peut s’empêcher de mettre cette nouvelle dégradation en relation avec l’enseignement du surcomptage que les programmes de 2002 ont généralisé alors qu’il permet aux élèves de trouver le résultat des additions élémentaires en contournant l’usage de la décomposition en dizaines et unités.
Dernier point : faut-il se réjouir du fait qu’on n’observe pas de baisse au CE2 chez les élèves des zones prioritaires entre 1999 et 2011 ? Non parce que les performances chez ces élèves étaient déjà particulièrement dégradées en 1999 ; elles avaient vraisemblablement atteint un plancher et cela n’a rien de réjouissant qu’elles se soient maintenues à ce plancher.
Ainsi, l’étude que la DEPP vient de publier, conforte l’analyse du rôle délétère du basculement de 1986 et des choix didactiques qui ont été faits ensuite. Elle constitue une nouvelle preuve de la nécessité de refonder la didactique du nombre à l’école.
Rompre avec la situation actuelle en permettant aux enseignants de la comprendre
Un projet de nouveaux programmes pour l’école maternelle devrait être publié cet été afin que les enseignants en débattent à la rentrée dans les écoles. Il est raisonnable d’espérer que ce projet soulignera la différence entre les nombres et les numéros et qu’il explicitera que les réussites précoces en utilisant des numéros ne sont pas nécessairement annonciatrices d’une future maîtrise des nombres. Il est facile d’enseigner la numérotation jusqu’à 30 à l’école maternelle, il est difficile d’y enseigner les nombres jusqu’à 10. Et l’enseignement de la numérotation n’est vraisemblablement pas la meilleure propédeutique à la compréhension des nombres, au calcul et à la résolution de problèmes arithmétique. Bref, il est raisonnable de penser que le projet de nouveaux programmes donnera aux professeurs des écoles la liberté de renouer avec la culture pédagogique qui était la nôtre vers le milieu du siècle dernier, sous l’influence du mouvement de l’Education nouvelle.
Mais il ne faut pas sous-estimer la lassitude des enseignants suite aux changements rapprochés de programmes scolaires (2002, 2008), chacun s’annonçant comme un pas en avant dans la démocratisation de l’enseignement et, malheureusement, chacun conduisant à autant de déception. Ce dont les enseignants ont avant tout besoin, c’est de comprendre comment notre école en est arrivée là. Sinon, la future consultation prendra une forme caricaturale : celle qui consiste à interroger les enseignants sur un texte alors que la majorité d’entre eux n’en maîtrisent pas les raisons.
L’idéal serait que les futurs programmes soient soumis à discussion alors que les enseignants disposent de documents d’accompagnement qui explicitent les principales idées ayant guidé la rédaction des programmes. Cela sera-t-il possible avec le calendrier annoncé ? En l’absence de documents d’accompagnement, le CSP et / ou la DGESCO doivent prendre des initiatives qui permettraient un débat informé. Divers acteurs suggèrent la tenue d’une conférence de consensus sur les premiers apprentissages mathématiques et la diffusion d’une synthèse des travaux dans les écoles. Ce serait effectivement un premier pas vers la refondation de l’enseignement des mathématiques à l’école.
Rémi Brissiaud
Laboratoire Paragraphe – Université Paris 8
Voir : CE2 le niveau stagne
http://cafepedagogique.studio-thil.com/LEXPRESSO/Pages/2014/05/27052014Article6[…]
Notes
1 Le Cam,M., Rocher, T. & Verlet, I. (2013) Forte augmentation des acquis des élèves à l’entrée au CP entre 1997 et 2007. Note 13.19 de la DEPP ; septembre 2013.
2 Le CSP et les programmes de maternelle : Une priorité ?
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2013/10/11102013Article63[…]
3 Brissiaud : Maternelle de faux bons résultats
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2013/09/18092013Article63[…]
Il est urgent de modifier les programmes de l’école maternelle
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2013/10/14102013Article63[…]
4 Andreu, S., Le Cam, M. & Rocher, T. (2014) évolution des acquis en début de CE2 entre 1999 et 2013 : les progrès entre 1997 et 2011 ne sont pas confirmés.
5 Mialaret, G. (1955) Pédagogie des débuts du calcul. Fernand Nathan, Paris (avec la collaboration de l’Unesco).
6 Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.
7 Brissiaud, R. (2007) Premiers pas vers les maths. Les chemins de la réussite à l’école maternelle. Paris : Retz.
Brissiaud, R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz
Ce deuxième ouvrage a pour l’essentiel été mis en ligne sur le Café Pédagogique en 3 textes successifs :
Il faut refonder l’apprentissage 1
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2012/11/12112012Article63[…]
Il faut refonder l’apprentissage 2
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2012/11/13112012Article63[…]
Il faut refonder l’apprentissage 3
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2012/11/14112012Article63[…]
8 Brissiaud, R. (2013) Ibid
9 Brissiaud, R. (2013) Ibid
- M. Fayol : « L’urgence c’est de réunir des conférences de consensus »
- Maths à l’école primaire : Des scientifiques réagissent
- La réponse de Rémi Brissiaud : Les défenseurs des programmes de 2002 et les changements en vue
- CE2 : Rémi Brissiaud : Il faut refonder la didactique du nombre
- Lecture : Bernard Devanne: Lettre ouverte au Président du Conseil supérieur des programmes
Il faut apprendre à écrire en écrivant. Cette remarque peut sembler de bon sens mais elle reste à construire à l’école, estime Bernard Devanne dans cette « lettre ouverte » au Conseil supérieur des programmes. Et c’est en maternelle que les acquisitions se font. « Le débat sur l’enseignement de la lecture, qui pointe en boucle, depuis des générations, la seule question des « méthodes au CP », a pour effet pervers de détourner l’attention d’un enjeu essentiel : tous les enfants fréquentant maintenant l’école maternelle de façon très régulière, c’est durant ces trois premières années d’école que l’écrit doit occuper une place décisive dans le vécu scolaire de chacun d’eux.. c’est à l’école maternelle de donner à tous les enfants les occasions quotidiennes d’entrer dans le « monde de l’écrit ».
Monsieur le Président,
Depuis quelques mois, une campagne médiatique particulièrement bien orchestrée a pour objet de convaincre lecteurs et auditeurs de la supériorité d’un enseignement de la lecture strictement syllabique. A cette fin, la parole est donnée à quelques membres d’une fraction choisie de la « communauté scientifique » : scientifiques en effet ceux qui, depuis bien des années, s’appuyant sur des recherches anglo-saxonnes, préconisent de commencer l’apprentissage de la lecture par « l’enseignement systématique du déchiffrage » ; scientifique – et c’est plus récent – celui qui prétend démontrer, à l’aide de l’étude du cerveau par IRM, que seul l’enseignement syllabique s’accorde au fonctionnement neuronal. Tout cela afin de convaincre les concepteurs des futurs programmes de l’école primaire de parachever l’œuvre entreprise en 2006 et partiellement inaboutie : imposer un enseignement de la lecture exclusivement consacré au déchiffrage pendant les premiers mois du CP.
Une telle campagne ne peut venir que de « spécialistes » qui connaissent mieux les publications des universitaires étrangers que les classes réelles de cours préparatoire en France. Pour votre part, vous n’ignorez pas que, pendant les premiers mois du CP, l’enseignement de la lecture est, et a toujours été, dans 90% des classes, à forte dominante syllabique. Prétendre que, dans une méthode dite mixte, « la moitié de l’enseignement, c’est de la méthode globale » est une preuve de la méconnaissance des manuels en usage depuis 2006… et des pratiques réelles qui souvent se dissimulaient derrière des manuels plus anciens, dans lesquels le travail sur le code alphabétique n’occupait pas le premier plan. C’est pourquoi, même pendant ces années 80 ou 90, les enfants de France étaient entraînés, pendant l’essentiel du CP, à décoder les mots écrits en procédant par déchiffrage. Il faut donc chercher ailleurs la cause des difficultés d’apprentissage : redoutablement présentes dans la première moitié du 20e siècle, ce sont elles qui motivaient l’ambition transformatrice de Célestin Freinet, l’apparition de mouvements d’ « éducation nouvelle » comme, plus tard, le développement des recherches pédagogiques institutionnelles.
Le débat sur l’enseignement de la lecture, qui pointe en boucle, depuis des générations, la seule question des « méthodes au CP », a pour effet pervers de détourner l’attention d’un enjeu essentiel : tous les enfants fréquentant maintenant l’école maternelle de façon très régulière, c’est durant ces trois premières années d’école que l’écrit doit occuper une place décisive dans le vécu scolaire de chacun d’eux. Ayant travaillé avec des classes, pendant plus de trente ans, sur ces questions d’apprentissage, j’avais décidé, en janvier 2006, de répondre aux injonctions du ministre De Robien en décrivant la découverte de l’écrit dans une classe de grande section en ZEP ; ce faisant, je montrais que cette question du « commencer par » n’avait aucun sens, dès lors qu’on la situait en septembre au CP – à moins d’occulter le rôle primordial de l’école maternelle dans la découverte de la langue écrite, au mépris des prescriptions des programmes successifs depuis plusieurs décennies. Dans le contexte actuel, il me semble utile de rappeler quelques orientations qui, pour les professionnels de l’école, devraient pourtant être autant d’évidences ; d’informer également les parents, afin de leur faire envisager la question sous des angles que les médias ne leur laissent jamais entrevoir : ce que je vais faire en publiant dans les mois à venir un ouvrage dont je présente ici, à grands traits, les idées essentielles.
Pour penser des dispositifs de réussite, il faut garder toujours à l’esprit que c’est l’enfant qui apprend, que l’intervention d’enseignement ne peut être qu’une aide à ses conduites d’apprentissage (un « étayage », selon la définition qu’en donne J. Bruner). Pour les élèves les plus fragiles, les clés de la réussite résident donc dans la capacité de l’école, à commencer par l’école maternelle, à créer les conditions optimales afin que chacun développe ses propres conduites d’apprentissage. Mais les représentations dominantes, et réductrices, de cet apprentissage complexe qu’est l’apprentissage de la langue écrite, qu’elles soient héritées de la tradition ou pensées en termes « scientifiques », sont incapables de prendre en compte des exigences qui me semblent pourtant fondamentales – et fondatrices.
1. Les enfants qui éprouvent de graves difficultés dans l’apprentissage de la lecture sont massivement ceux qui sont issus de milieux socioprofessionnels et socioculturels défavorisés. Or, sur cette question, quelle est la principale différence entre ces milieux et ceux qui sont professionnellement, culturellement favorisés ? Chacun le sait bien : c’est le rapport à la langue écrite que le jeune enfant a été appelé à construire dès ses toutes premières années. Ainsi, à 5 ou 6 ans, alors que pour les uns l’écrit est encore un territoire étranger, tout entier inexploré, c’est pour les autres déjà un espace familier depuis longtemps. D’où une première conclusion, qui devrait être celle de tout enseignant : c’est à l’école maternelle de donner à tous les enfants les occasions quotidiennes d’entrer dans le « monde de l’écrit ». Les programmes y invitent depuis longtemps , mais j’ai rarement vu pour ma part des propositions de lectures quotidiennes aux élèves, dès la petite section, suffisamment nombreuses et variées pour qu’ils deviennent des sujets de culture écrite, comme le sont dès 3-4 ans leurs camarades issus de milieux favorisés. Qu’a fait l’institution, depuis plusieurs décennies, pour transformer une prescription majeure des programmes en actes concrets et quotidiens dans les classes maternelles ?
2. On apprend grâce à l’activité que l’on développe. Les « pédagogies actives » n’ont sans doute pas été exemptes de dérives, mais cela ne peut dissimuler cette évidence : c’est par l’action qu’on entre dans l’apprentissage. Dès les années 70-80, Emilia Ferreiro explorait les processus cognitifs d’appropriation de la langue écrite chez des enfants d’âge préscolaire ; en s’appuyant notamment sur la production d’écrit et sur les « tâtonnements » des enfants, elle s’inscrivait dans une logique rompant avec les pratiques transmissives et standardisées aujourd’hui « scientifiquement » préconisées. Il est pourtant facile de le comprendre : on n’apprend pas le football assis devant un écran, avec en main un fichier proposant d’interminables séries d’exercices d’analyse « du code » ; on pourrait pourtant l’imaginer, puisqu’on fait exactement cela pour la langue écrite. Apprendre en allant sur le terrain, lorsqu’il s’agit de la langue écrite, c’est produire de l’écrit , en avoir des occasions régulières, et se questionner pour écrire : en un mot, c’est vivre la langue écrite comme un lieu de résolution des problèmes que l’on rencontre, que l’on identifie, et que l’on traite grâce à des interactions de toute nature (avec les écrits, avec ses pairs, avec l’enseignant).
3. Encore faut-il que les activités d’écriture proposées aux jeunes enfants soient suffisamment incitatives pour que leur fréquence s’accompagne plutôt d’expressions de plaisir que de soupirs de découragement. La littérature de jeunesse offre à chacun, dès la moyenne section, ces occasions régulières de s’impliquer dans des actes d’écriture porteurs de sens et source de plaisirs culturels ; les textes documentaires, qui impulsent et structurent la « découverte du monde », constituent également un point d’appui majeur pour la production d’écrits. Au fil des trimestres, l’élève apprend à regarder autrement les livres, les écrits, la langue écrite… la langue qu’il apprend à écrire. Des parents éloignés des pratiques de lecture en donnent régulièrement le témoignage : « A la maison, il veut toujours écrire ! », ce qui en dit long sur l’implication dont sont capables les enfants de 5 ans dès qu’ils commencent à maîtriser cet outil puissant de construction identitaire : en écrivant ils se construisent, et en prennent conscience, sujet de langue écrite. Cette étape doit être précoce, puisque l’enseignement formel de la combinatoire, vécu sans en comprendre le sens, risque de la rendre chaque jour un peu plus improbable.
4. C’est dans cette dynamique que les enfants sont conduits à fréquenter, parmi tous les autres textes, des comptines variées, notamment celles qui jouent sur les rimes, les assonances, les allitérations. Les fréquenter, et en écrire régulièrement, de façon à se poser régulièrement des questions sur le code alphabétique. Ainsi, deux enfants originaires de Mayotte écrivent, en s’appuyant sur des imagiers, l’un Je donne pour Mayotte / une culotte, l’autre Je donne pour Mayotte / une galette ; la confrontation de ces deux énoncés écrits, reproduits au tableau, conduit les élèves à se questionner : dans un cas, il y a rime, dans l’autre, simple identité graphique. C’est l’occasion, à côté des mots en -otte, de rechercher d’autres mots en -ette, et d’enrichir ainsi la gamme des rimes disponibles pour une prochaine activité d’écriture. Tout au long de la grande section, dans cette dynamique de la production de textes et des questionnements qui en résultent, les élèves découvrent le fonctionnement du code écrit, et repèrent notamment les principales variations orthographiques qui le caractérisent.
5. Les enfants qui entrent au CP à l’issue de trois années d’école maternelle pensées et conduites avec ces exigences n’ont donc, pas plus que leurs condisciples de milieux favorisés, rien de réellement nouveau à découvrir. Ils poursuivent les apprentissages entrepris, dans la continuité la plus exigeante possible – puisque c’est de cette exigence que dépend leur réussite. Au-delà des compétences graphophonologiques, ils acquièrent rapidement (et, pour leur implication dans les apprentissages, cette rapidité est décisive) une représentation orthographique assurée des mots qu’ils écrivent fréquemment : dans ce contexte riche en apports culturels, ce sont, en même temps que le vocabulaire de base, le lexique spécifique auquel ils se familiarisent grâce à leurs lectures documentaires. Parce qu’en même temps, ils développent des pratiques de lecture au strict sens du terme : de même qu’ils ont compris qu’un poème, un conte, un documentaire n’obéissent pas aux mêmes « attentes de lecture », ils découvrent que ces textes obéissent sur la page écrite à des règles qui leur sont propres. Par exemple, familiers d’une encyclopédie consacrée à la faune, ils savent, avant même le CP, quelles informations leur sont données, et dans quel ordre : ils deviennent donc, au CP, rapidement capables de localiser les informations qui leur sont utiles (ou qui leur sont demandées) sans recourir à une lecture linéaire. Au contraire, les laisser s’habituer à une lecture indistinctement linéaire de tout texte rencontré est, j’en ai bien des preuves, une source de difficultés majeures pour les années suivantes.
Envisagés ainsi, les apprentissages sont pris dans une double dynamique : celle des intérêts culturels que développent les élèves, celle des pratiques d’écriture dans lesquelles ils s’impliquent ; les effets les plus remarquables apparaissent justement chez des élèves qui, dans un enseignement formel et répétitif dont le sens leur échapperait, seraient rapidement décrocheurs (ceux qui, parce qu’ils ne « suivent » plus des leçons par ailleurs conduites pour tous sur le même rythme, se réfugient dans la passivité… ou dans la perturbation de toute la classe).
Il n’est pas besoin d’être expert en pédagogie pour comprendre qu’une telle approche longitudinale exigeante, qui part de l’enfant tel qu’il est et place en son centre le souci d’intelligence (celle du monde, celle des textes et de la langue), est l’un des moyens les plus efficaces pour créer des dynamiques de réussite. Ceux qui ignorent tout cela, ou feignent de l’ignorer, peuvent attendre des décisions institutionnelles qu’elles renforcent prioritairement – s’il en était besoin ! –, un enseignement formel et intensif de la phonologie en GS, suivi d’un enseignement formel et intensif du code graphophonologique au CP. Il y a pourtant, et cela nul ne l’ignore, toujours des enfants qui, avant le CP, apprennent à lire « on ne sait comment »… Si, on sait comment : ce sont les héritiers, ceux qui n’ont pas besoin de l’école puisqu’ils trouvent chez eux, dès leur plus jeune âge, tout ce qu’il faut pour explorer l’écrit jusqu’à savoir lire avant l’âge de 6 ans – et parmi eux, les enfants des « spécialistes de la lecture », justement. Quel est donc le sens de cette campagne pour imposer une méthode qui sera excellente pour les enfants des autres… bien qu’elle ait été inutile pour les siens ?
Dans la lettre de saisine du Conseil supérieur des programmes qu’il vous adressait, le 4 décembre 2013, Monsieur le Ministre Vincent Peillon attendait de l’école maternelle « l’entrée intensive sous des formes adaptées dans la culture des écrits », demandait pour le cycle des apprentissages fondamentaux de « prendre mieux en compte la dimension sociale et culturelle de ces apprentissages ». Ces orientations sont évidemment décisives, puisqu’elles ont le souci, en enracinant les apprentissages dans la culture, de ne pas les abandonner au réductionnisme techniciste. En mettant également à sa juste place la préconisation d’apprendre à lire en écrivant, les nouveaux programmes pourraient inspirer de réels progrès des pratiques pédagogiques, avec l’ambition de la réussite pour tous les élèves de l’école primaire.
Bernard Devanne,
Voir : Lire et écrire au CP
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lexpresso/Pages/2013/11/25112013Article63[…]
Le dossier Lecture
http://cafepedagogique.studio-thil.com/lesdossiers/Pages/2014/LectureLedebate[…]
Sur le site du Café
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