Réjouissons-nous. Le festival de Cannes redonne vie à « La Vie de château » qui est à nouveau à notre portée. Premier film de Jean-Paul Rappeneau, Prix Louis Delluc 1966, sélection ‘Cannes Classics’ du festival 2014, cette comédie, éblouissante de fantaisie et de grâce, capable de faire rire sur les sujets les plus graves, nous revient dans une version restaurée, supervisée par le cinéaste et son directeur de la photographie, Pierre Lhomme. Une occasion exceptionnelle de redécouvrir les premiers pas prometteurs d’un réalisateur atypique dans le contexte foisonnant de la Nouvelle Vague, de ses audaces et de ses ruptures.
Une intrigue débridée
Dès le générique –plusieurs gros plans fixes en noir et blanc de fragments du visage de Catherine Deneuve, d’une beauté sidérante-, donne la mesure de sa place primordiale dans cette drôle d’histoire. La voici, languissante, rêveuse, allongée dans un hamac, un livre à la main, au milieu du grand jardin ensoleillé d’une immense propriété. L’arrivée soudaine de son époux (Philippe Noiret) lui annonçant la disparition de « 54 pommes en une semaine » dans la cave où il les entrepose ne suscite en elle qu’un agacement désinvolte et une cavalcade pieds nus dans l’herbe du parc, suivie, très vite, d’une grosse dispute, d’où il ressort que Marie rêve d’aller à Paris, un souhait que son mari ne peut satisfaire dans l’immédiat. Quelques plans plus tard, Marie partie au village à vélo arrive à la ferme de son père (Pierre Brasseur) où elle compte passer la nuit puisqu’elle « divorce » avant de courir à la gare prendre le train pour Paris, poursuivie par un paternel déchaîné qui lui intime l’ordre de rentrer au domicile conjugal. Quelques minutes à peine de projection…et la fiction démarre sur les chapeaux de roue. Deux ou trois embardées plus tard, nous saurons que la vieille mère fantasque, autoritaire et joueuse de piano (Marie Marquet), vit sous le même toit que Jérôme, son fils nonchalant et joueur de billard à ses heures, et Marie, sa belle-fille, frivole et éprise de liberté. Cette dernière découvre bientôt un individu (Henri Garcin) caché dans la cave : c’est le « croqueur de pommes » qui ment comme un arracheur de dents sur les raisons de sa présence dans les lieux. Elle n’est pas dupe mais s’amuse à garder le secret…
Des ressorts multiples
Sans crier gare, presque par inadvertance, un véhicule militaire, des soldats allemands à son bord, vient de passer sous nos yeux et cette irruption redistribue l’enchaînement des séquences que nous venons de voir : comment tout ce petit monde peut-il continuer à vivre dans cette insouciance vis-vis de l’Occupation, dans cette inconscience du danger ? D’autres questions surgissent mais nous avons à peine le temps de nous les poser. Le « planqué », résistant parachuté clandestinement, tome fou d’amour pour la belle châtelaine, tout comme l’officier allemand, commandant la garnison qui vient de s’installer au château, en dépit des protestations indignées de la vieille dame à la voix tonitruante. De son côté, Dimanche, le père de Marie, membre de l’armée secrète sous le pseudonyme de Vendredi, a pour mission de prendre contact avec le « parachuté » et soupirant secret de sa fille. Nous sommes en juin1944, sur la côte normande, et il s’agit tout simplement d’œuvrer aux préparatifs du Débarquement… Et toutes ses manœuvres périlleuses doivent être menées à l’insu du maître des lieux, considéré comme un « embusqué » refusant de faire la guerre, tandis que sa femme, objet de tous les désirs masculins, amis et ennemis, « dynamite » rapidement les plans les plus sophistiqués.
Enjeu historique et bataille du cœur
Par un coup de génie, ressort de la comédie, le cinéaste renverse les priorités : la grande Histoire (le Débarquement des troupes alliées en Normandie) et son déroulement sont déterminés par la petite histoire, la grande affaire sentimentale, moteur de l’action des trois protagonistes mus par l’envie de conquérir le cœur de la blonde héroïne. D’engueulades à répétition en courses poursuites, de portes qui claquent en plafonds qui s’effondrent, de marches furtives et nocturnes en transferts de paniers à provisions pleins de grenades qui explosent, les rebondissements incessants relancent la tension et les rires, au diapason des métamorphoses des personnages, des changements des états amoureux. Ainsi Jérôme se réveille-t-il brutalement d’un long sommeil pour prendre les armes, braver la mort, sauver la France, partir à la reconquête du cœur de sa belle. Et nous le comprenons : pour interpréter Marie, séductrice pimpante, femme-enfant, insouciante et libertaire, Jean-Paul Rappeneau choisit une débutante dans le registre de la comédie, Catherine Deneuve. Elle vient de tourner, avec succès, sous la direction de Jacques Demy, dans « Les Parapluies de Cherbourg », drame ‘chanté’ où la guerre d’Algérie occupe l’arrière-plan. Cette fois, elle se jette à corps perdu, séduite par les qualités comiques d’une fiction que sa sœur Françoise Dorléac, indisponible, vient de refuser. Au tournage, elle prend vite conscience qu’elle dispose d’un atout majeur, la rapidité de son phrasé : « Rappeneau adore les actrices qui parlent vite. C’est une musique qui lui plaît, un rythme de parole qui convient à la comédie ».
Une partition alerte, une maîtrise étourdissante
Figure légère et lumineuse, l’actrice, loin de « la blonde diaphane et immobile », […] « cache un moteur de Formule 1 », comme le souligne son metteur en scène malicieux. Et elle entraîne tout le monde dans son sillage jusqu’au vertige. Le réalisateur compose en effet le casting comme une partition musicale et un assemblage de comédiens, issus d’univers différents. Venus de la grande tradition du théâtre, Marie Marquet, voix haut perchée et gestes amples, Pierre Brasseur, voix de basse, carcasse imposante, s’associent avec Philippe Noiret, phrasé lent et nasillard, corps lourd, et Henri Garcin, débit agile, silhouette svelte…La maîtrise du rythme ne vient pas seulement de l’assortiment réussi des voix et des corps autour de la « fée » irradiante et bondissante. C’est « la compression » des états, comme le souligne le réalisateur lui-même, qui imprime sa marque au film : « bousculades de répliques, de situations, de numéros d’acteurs », tout concourt à « compacter » l’action. Résultat : un tempo original qui nous emporte dans sa modulation saccadée et jubilatoire. Un plaisir entier qui n’empêche pas la réflexion sur l’engagement en temps de guerre et les fondements de l’héroïsme. Jean-Paul Rappeneau reconnaît avoir eu des difficultés à l’époque pour produire une comédie dite légère sur une guerre dont le souvenir reste vivace. Quelques années auparavant, Brigitte Bardot dans « Babette s’en va t en guerre » de Christian Jaque n’a pas convaincu des vertus comiques d’un sujet de ce type. Cette fois, le cinéaste, stimulé dans son entreprise par des scénaristes comme Alain Cavalier et Claude Sautet, servi par la composition musicale pétillante de Michel Legrand, réussit, pour son coup d’essai, un coup de maître.
Laissons-nous donc prendre par le charme et l’intelligence de cette comédie faussement légère. Elle conjugue avec bonheur une virtuosité frondeuse à la Lubitsch et un esprit rebelle, cher aux Jeunes Turcs de la Nouvelle Vague.
Samra Bonvoisin
« La Vie de château », film de Jean-Paul Rappeneau-sortie en salles le 28 mai
DVD et Blu-ray (+ entretien avec le cinéaste) –sortie le 6 juin chez TF1 Vidéo