S’il n’y a pas de pédagogie numérique, il y a des pédagogies qui « embarquent » le numérique. Souvent à la recherche de la « plus-value » du numérique en éducation, nombre d’analystes se limitent à la plus-value en terme de performance, en particulier de note. Par rapport aux finalités d’un système éducatif (et pas seulement scolaire), il apparaît de plus en plus que la première « plus-value » du numérique en éducation, c’est de permettre aux jeunes (en priorité) de situer les objets numériques dans leur cadre de vie actuel et futur et plus généralement par rapport à l’ensemble de la culture, au contact de laquelle l’école est censée permettre le développement personnel. L’objectif étant de leur permettre de les utiliser pour améliorer leur entrée dans la société sans en faire des « clients-consommateurs » béats, mais plutôt « des usagers réflexifs qui s’autorisent des choix ». Entre la note et la capacité de choix, il y a un écart important à analyser et approfondir pour comprendre en quoi, dans quelle mesure, le numérique peut « enrichir » et « augmenter » la pédagogie dans le cadre de cette finalité éducative et pas dans le cadre de la seule performance scolaire, qui est encore pour l’instant, fondée sur des modèles qui n’intègrent pas la présence (fait social total) du numérique dans l’ensemble des sphères de la vie quotidienne des jeunes et des adultes.
Dans un premier temps, citons Jean Houssaye : « Quand les professeurs exploitent les moyens technologiques, c’est pour mettre en oeuvre les artefacts pédagogiques qu’ils dominent le mieux, pour illustrer leurs propos, ce qui n’est pas forcément adapté aux artefacts didactiques possibles et souhaitables pour leur discipline. Donc les nouvelles technologies elles aussi, renforcent la pédagogie classique reconnue. »(Jean Houssaye, « La pédagogie traditionnelle, Une histoire de la pédagogie » Fabert 2014, p.50). En d’autres termes, il reprend ce que Geneviève Jacquinot avait déjà déclaré dans « L’école devant les écrans » (ESF 1985) en rappelant que « les nouvelles technologies servent avant tout à réactualiser les modèles pédagogiques les plus archaïques » (p.119) indiquant ainsi que ce sont d’abord les pratiques habituelles qui colonisent les technologies. On peut donc considérer que le numérique « enrichit » les pratiques habituelles, renforce d’abord l’habitus. Et pourtant nombre d’innovateur vont tenter de nous convaincre de l’inverse sans parfois y parvenir, et même bien au contraire, nommer innovation ce qui n’est que toilettage ou habillage.
Qu’appelle-t-on pédagogie enrichie ou augmentée ? Il nous faut partir du cadre existant, celui de la forme scolaire actuelle. Même si on peut la critiquer, la déplorer, elle est là et c’est à l’intérieur que se situe aujourd’hui la question du numérique aujourd’hui. C’est pour cela que l’on distingue deux attitudes (c’est un peu caricatural mais situe le problème) : celle qui consiste à renforcer la forme scolaire, celle qui consiste à tenter de s’en éloigner. En d’autres termes, l’introduction du numérique se traduit souvent par un renforcement des pratiques traditionnelles enrichies, voir renforcées par les moyens mis en oeuvre.
Ainsi le tableau noir, dont on sait l’importance dans l’enseignement lorsqu’il s’est imposé au XIXè siècle dans les classes, se trouve-t-il relayé par le rétroprojecteur d’abord puis le vidéoprojecteur (successeur du bien nommé « data show »). Avec le TBI, les constructeurs ont trouvé un second souffle dans les politiques d’équipement des établissements scolaires. Toutefois, la plupart des études montrent que l’essentiel des pratiques (80%) est basé sur l’usage simple du vidéoprojecteur et n’exploite pas réellement les possibilités dites interactives du produit. Mais les marchands ont atteint leur objectif… Dans une observation récente de classe, nous avons pu vois se succéder dans les mains des élèves une tablette numérique puis une ardoise (certes blanche) pour servir des desseins différents mais bien dans la même dynamique pédagogique (fort heureusement dans le cas que nous avons observé et filmé, on a pu comprendre très clairement qu’il s’agissait de pratiques vraiment différentes dans le fond et la forme, mais dans la succession desquelles, on trouvait une cohérence dans le dispositif conçu pas l’enseignant. On peut toutefois se demander si les usages de la tablette vont davantage ressembler à ceux de l’ardoise ou à ceux du livre, deux technologies anciennes que le numérique peut ne faire qu’améliorer.
Parmi les tentatives de s’éloigner des pratiques traditionnelles, le numérique a été et reste un support potentiellement intéressant à en juger par les discours et les actes de ceux qui s’y essaient. En effet en permettant de s’affranchir de l’espace-temps scolaire et des contraintes qu’il induit, les moyens numériques offrent un potentiel de renouvellement de la forme scolaire important. C’est probablement ce ressenti qui amène nombre de décideurs à tenter d’accompagner le mouvement, mais aussi les modes… et ensuite à déplorer le peu d’évolution pédagogique constatée. Car les outils ne suffisent pas. Il faut aussi une véritable pensée pédagogique qui soit basée justement sur la critique de ce qui est au fondement de la forme scolaire : l’unité de la transmission encadrée dans des lieux et des règles auxquelles on ne pourrait pas toucher. Car la force de cette forme est d’être considérée comme « naturelle », non discutable, alors qu’elle est un construit : pourquoi des unités de 60 minutes, pourquoi des classes d’âges sont isomorphes aux périodes de l’apprentissage (alors qu’il suffit de regarder des enfants pour observer l’inverse), pourquoi les contenus sont-ils autant découpés en parties, appelées disciplines alors que dans les objets rencontrés au quotidien, ces séparations n’existent pas. Du coup toute tentative de s’éloigner des pratiques traditionnelles est vouée à rester très limitée si on ne s’attaque pas à la remise en cause de la forme scolaire. Est-il possible dans le système actuel, dans la forme actuelle de développer d’autres pratiques ? On peut penser qu’hormis quelques exceptions c’est impossible !
Ainsi le numérique ne servirait qu’à augmenter, enrichir les pratiques usuelles déjà en place. Malheureusement, il nous faut le constater, tant c’est le cadre qui est rigide. Les rares espaces qui ont pu et peuvent encore permettre des évolutions ce sont les lieux dans lesquels on s’affranchi de tel ou tel pilier de la forme scolaire : mettre de côté programme prévu pour travailler sur la progression des élèves ( ce que l’on voit dans les Ulis, les LP et autres structures qui accueillent des élèves justement en difficulté avec la forme); repenser les lieux et les temps de l’activité d’apprentissage des élèves, on pourrait dire des jeunes, comme dans les CDI qui deviennent progressivement CCC et qui dialoguent de plus en plus avec la vie scolaire; réorganiser les lieux et les temps scolaires comme on le voit dans des expérimentations d’enseignement hybride, à distance voire en autoformation accompagnée. Or dans les trois exemples cités ici, on ne parle pas de numérique en premier, on parle d’apprendre, de développement, de rapport aux savoirs au sein desquels le numérique vient apporter une contribution, un support essentiel.
La réflexion sur le numérique dans l’apprentissage scolaire n’est pas encore assez aboutie dans notre société. Car elle se fait d’abord sur le présupposé que le numérique favorise l’innovation, l’évolution. Alors qu’en réalité c’est l’inverse qui se produit : c’est le besoin d’évoluer qui trouvera dans les moyens numériques, parmi d’autres, les étayages pour aller plus loin dans ce que l’on pourrait appeler « l’audace pédagogique ».
Bruno Devauchelle