La pression mise par certains lobbys auprès des gouvernements pour favoriser l’introduction de l’enseignement de l’informatique et en particulier du « code » dans l’enseignement scolaire n’est pas nouvelle. Mais elle ressurgit depuis quelques années dans les échanges sur la nécessité de cet enseignement, le moment de cet enseignement, le contenu de cet enseignement. Faut-il ajouter un énième enseignement ? Créer une nouvelle discipline ? Et si c’était l’occasion de penser réellement ce qui s’enseigne et de sortir des ornières où certains veulent retourner ?
De l’Académie des sciences à Xavier Niel
L’Académie des sciences avait publié un avis en 2005 sur cette question. Elle a été prolongée par un ensemble de recommandations faites plus récemment dans son cadre mais aussi dans celui d’un groupe travaillant plus particulièrement à la question des besoins d’une profession informatique en mal de bras. Dans le même temps l’initiative de Xavier Niel, avec l’Ecole 42, a fait l’effet médiatique escompté mais pose plusieurs questions qui s’inscrivent dans le champ plus large de la réflexion sur la formation à l’informatique des jeunes.
La première observation que l’on peut faire est que parmi les recrutés de l’Ecole 42, certains, et ils sont nombreux n’ont pas les diplômes académiques habituellement requis pour entrer dans ce genre de cursus. De plus parmi les candidats à la « piscine » période de recrutement de l’Ecole 42 pendant l’été 2013, ils étaient nombreux à ne pas connaître le code, mais tous connaissaient les usages de l’informatique, parfois de façon très avancée. Ces deux observations amènent à questionner l’idée d’un enseignement scolaire. Cela ne risque-t-il pas de « refroidir » auprès de nombreux jeunes qui sont attirés par l’usage de l’informatique l’approche d’un outil qui deviendrait un outil de raison après avoir été un outil de magie : tous les objets de la société peuvent-ils devenir sans dommage des objets scolaires ? L’autre question est de savoir si l’univers scolaire, avec ses programmes, ses rites, sa forme, est le mieux placé pour développer des compétences dans un domaine qui associe créativité d’un côté, et raisonnement hyper-rigoureux d’autre part.
Rappelons ici qu’en France le monde scolaire, et en particulier celui des disciplines scolaires et universitaires repose sur des règles ancestrales qui n’ont que peu à voir avec les savoirs eux-mêmes mais plutôt avec des moyens, des statuts, des espaces d’exercices. La constitution d’un champ disciplinaire est un passage obligé de la reconnaissance institutionnelle : il se traduit par une section au CNU, une discipline scolaire, deux concours de recrutement, le CAPES et l’agrégation, et surtout des heures dans l’emploi du temps des élèves et des étudiants. Les meilleurs sentiments sont aussi mis à contribution pour justifier cette reconnaissance dans un modèle dont, pourtant, on sait qu’il est à bout de souffle. Mais surtout et c’est un des problèmes sous-jacents aux débats en cours : le découpage disciplinaire à atomisé la connaissance. Or les candidats nouveau au découpage disciplinaire sont avant tout intégrés à toutes les disciplines, ce sont des inter-intra-disciplines.
Quelle place pour le numérique dans les disciplines scolaires ?
L’informatique s’est insérée partout, et donc impacte tous les champs disciplinaires. Mais l’informatique est elle-même issue de travaux de plusieurs disciplines (mathématique, logique, physique etc.). D’ailleurs lorsque l’on analyse de plus près la manière dont les métiers de l’informatique se développent on s’aperçoit qu’ils touchent à de nombreuses compétences qui font qu’aujourd’hui un informaticien n’existe que situé dans un champ plus spécifique qui recouvre de nombreuses activités et compétences dont seulement certaines sont mise en oeuvre dans les emplois du secteur. Autrement dit enseigner l’informatique ce n’est pas la même chose qu’enseigner le code. En parlant de science du numérique, Gérard Berry s’approche davantage de la question : quel est le fondement scientifique commun à tout ce champ d’activité et de recherche ? Les notions d’information, de langage, de machine et d’algorithme, si l’on en juge par les documents qui ont été publiés il y a trois ans pour l’enseignement de l’ISN (Informatique et science du numérique) en classe terminale, seraient le noyau dur de ces enseignements.
Pour situer le paysage : d’un côté des métiers très divers, de l’autre des usages très variés, d’un autre un champ disciplinaire à l’histoire déjà ancienne (on peut remonter à la fin des années cinquante si l’on prend soin d’aller voir du côté des théories de l’information (Shannon) et de la cybernétique (Wiener…). L’histoire de l’introduction de l’informatique dans l’enseignement depuis le début des années 1970 doit aussi être convoquée pour mieux comprendre ce qui se passe actuellement. Après le logo, langage des années 1980 porté par Seymour Papert, mais aussi l’option informatique au lycée, il semble qu’un ressort se soit cassé entre la société française et l’informatique au cours des années 1990-2000. Cette rupture ne concerne pas directement l’université (16è section du CNU) mais plutôt la question de savoir quand, à quoi, et comment, donner une place à l’informatique dans le paysage scolaire ? Le B2i dont on repère les traces de l’origine dans un petit ouvrage publié en 1993, a tenté d’apporter une médiation, sans succès entre usage, maîtrise des outils et informatique. Son absence de prise de position a priori l’a fait rejeter par les deux camps au sein du monde scolaire : d’un côté ceux qui pensaient que le B2i n’était pas assez informatique, de l’autre ceux qui pensaient qu’avec le B2i on ne pouvait plus dire que l’école était en dehors de la question du numérique qui envahissait la société. La première approche a permis de relancer les promoteurs du retour d’une discipline. La deuxième a dédouané nombre d’enseignant de s’emparer réellement du problème soulevé. D’où la stratégie numérique de l’ex-ministre Peillon. Mais elle aussi sans plus de retentissement réel, comme on peut le constater dans la frilosité des ESPE à donner une place au numérique dans les formations initiales des enseignants et l’abandon du C2i2e… en aout 2013.
Le code et la translittératie
Il semble indispensable de situer la notion de code et son rôle dans la société actuelle, mais aussi dans les savoirs scientifiques, pour analyser la place qu’il est possible de lui donner dans l’enseignement scolaire, mais surtout dans la culture de « l’honnête homme ». Il est aussi indispensable de réfléchir sur la dimension cognitive et didactique d’un tel projet. Compte tenu des pratiques sociales du numérique, en particulier dès le plus jeune âge, il est impensable que l’école, et tout système éducatif, ignore ces « objets du quotidien ». Compte tenu des besoins en compétences professionnelles dans le domaine, il est indispensable que chacun puisse prendre conscience de ce qu’est l’informatique, non pas en général, mais dans sa complexité d’incarnation professionnelle (multiplicité des métiers et compétences). Compte tenu de l’évolution des sciences il est indispensable que l’on comprenne ce que l’informatique fait aux savoirs dans tous les champs des savoirs. On comprend donc les appels qui se manifestent avec vigueur.
La notion de « translittératie » est apparue récemment en particulier dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Eric Delamotte, Vincent Liquete, Divina Frau-Meigs dans l’article « La translittératie ou la convergence des cultures de l’information : supports contextes et modalités » (Spirale, 53, 2014 p 145-156) tentent d’expliquer la nécessité de cette approche à partir de l’analyse des situations complexes que vivent les jeunes (mais pas uniquement) face à l’information et la communication au travers de l’étude des TPE et des PPCP. En abordant par la scolarisation la question de la « literacy », ils nous invitent aussi à réfléchir à la possibilité de penser un enseignement lié à cette complexité. Ils montrent qu’une bonne partie des compétences sont « invisibles » à l’oeil scolaire et que dans ce contexte scolaire ce que l’on observe, c’est un certain nombre de manques, essentiels selon eux, pour une bonne maîtrise de l’environnement numérisé dans des situations variées. Pas une seule discipline, mais trois ? Pas forcément, d’ailleurs les auteurs ne l’abordent pas ainsi. Par contre la nécessité de comprendre que les fameuses « literacy » sont en fait multiples et s’articulent dans des situations réelles de manière complexe et ne peuvent être abordées indépendamment l’une de l’autre. Reste dans ce champ un point à éclaire, le sens que les auteurs donnent à ce terme de translittératie (transposition d’une expression anglo-saxonne). Ils écrivent ainsi : » La translittératie dès lors est mieux comprise si elle est envisagée comme un ensemble complexe de pratiques » mais auparavant un long paragraphe explique : « La translittératie dans les cultures de l’information peut ainsi se définir comme l’ensemble des pratiques sociales du « s’informer-communiquer », prises dans un continuum entre différents contextes et conditions de développement (familial, scolaire, sociétal) et sous diverses formes et supports, depuis les premiers apprentissages jusqu’aux pratiques les plus élaborées selon diverses modalités, incluant le scriptural, le visuel et le numérique (en présence et à distance). Le terme « translittératie » désigne donc l’ensemble des compétences d’interaction mises en œuvre par les usagers sur tous les moyens d’information et de communication disponibles : oral, textuel, iconique, numérique,… essentiellement dans des environnements et contextes numériques. «
Le code, un fondamental ?
Toutefois la question initiale (quelle place pour le code) est troublée par la dimension sociale associée à la revendication d’un enseignement du code : la reconnaissance institutionnelle, un enseignement et les besoins d’une filière professionnelle. Si on situe ce questionnement dans le contexte plus large du sens du système scolaire, alors apparaît la notion de « savoir fondamental ». Vouloir enseigner le code dès le primaire et tout au long de la scolarité, c’est penser que le fondamental c’est ce par quoi il faut commencer (Michel Fabre a bien démontré ce rapprochement comme abusif). Or il semble que le fondamental soit d’abord ce qui doit rester d’un apprentissage lorsqu’on veut le rendre opérationnel. Autrement dit ce qui est fondamental dans un apprentissage c’est ce qui va être aisément mobilisable dans les situations quotidiennes. Rappelons-nous tout ce que nous avons appris à l’école jusqu’à la fin de nos études et que depuis nous avons oublié… enfoui, grisé, voire noirci. Observons tout ce que depuis la sortie d’un système formel d’enseignement nous avons acquis et que nous continuons de pouvoir mobiliser au quotidien. Analysons enfin tout ce que nous apprenons au cours de notre jeunesse dans le non scolaire et qui nous sert tout au long de la vie. C’est bien la place de la scolarisation dans la construction de nos connaissances qu’il est question. La particularité de l’informatique est de traverser, sans se soucier des frontières toutes ces étapes de la vie. Certes le monde scolaire reste assez éloigné du quotidien du numérique dans une bonne part de ses activités, mais l’informatique y est de plus en plus présente au moins autour de la classe (vie scolaire, administration, documentation), et parfois dans la classe (EXAO, Internet etc.).
Penser les usages pour sortir du numérique
Ce dont les jeunes ont besoin, ce n’est pas d’un enseignement, mais d’accéder, chaque fois que nécessaire, aux concepts à partir de l’expérience sensible qu’ils en ont dans les usages. Le modèle pédagogique de l’ISN fondé sur des projets est bien pensé dans ce sens. Mais on comprend bien sûr que ce sens pourrait être éclairé bien plus tôt dès les premiers usages, sans pour autant en faire une discipline scolaire au sens classique du terme. Plutôt que d’un enseignement disciplinaire, c’est d’un arrière-plan, omniprésent, mais surgissant au « bon moment » et ce quel que soit le niveau d’enseignement. L’enseignant de maternelle confronté aux questions de ses élèves à propos d’un échange à distance avec une autre classe par visioconférence doit pouvoir apporte des réponses scientifiquement valides aux enfants. Si l’on poursuit au cours de la scolarité, il semble qu’il faille rendre obligatoire dans la transversalité, la possibilité pour chaque enseignant, chaque éducateur de permettre aux jeunes d’aller « derrière les écrans ». Autrement dit passer de la magie à la raison.
L’enjeu le plus important est bien celui de sortir de la magie du numérique. Nombre de professionnels du secteur tentent pourtant de nous maintenir dans cette ignorance et cette dépendance magique à une sorte de Big Brother. Sortir de la magie ce n’est pas seulement dire le comment du numérique, ce que trop souvent certains proposent, mais aussi le pourquoi, c’est à dire l’intention humaine, en amont de la machine et qui petit à petit s’insère au plus intime du code de la machine. En d’autres termes pas de « science du numérique sans science humaine ». Ainsi nous appelons de nos voeux une véritable formation à la science du numérique de tous les éducateurs. Ces formations (pourquoi pas sous forme de MOOC cognitivistes comme Itypa nous l’a démontré) doivent permettre à chacun de pouvoir être présent aux questions que l’informatique fait surgir à chaque instant de la vie quotidienne, scolaire ou non, professionnelle ou personnelle.
Bruno Devauchelle
Voir aussi :