Récemment Bruno Devauchelle nous enjoignait d’arrêter d’admirer les technologies et des les utiliser. Dans les domaines disciplinaires, cette injonction doit s’accompagner d’une réflexion épistémologique et didactique sur nos actions d’enseignement. A ce titre, les concepts de la pensée historique à l’école et les démarches d’enseignement qui les accompagnent sont susceptibles d’offrir à l’enseignant d’histoire des fondements intéressants pour planifier son enseignement et les apprentissages à réaliser par ses élèves ainsi que d’utiliser les technologies à leur juste place.
Dans un article récent publié sur son blog, Bruno Devauchelle (1) enjoignait ses lecteurs à arrêter d’admirer les technologies ou les outils technologiques (en l’occurrence, il s’agissait des tablettes numériques) et de les utiliser. Il notait la fascination collective qui nous anime à leur égard et soulignait l’écart important existant entre les discours les concernant et leur réalités de leur utilisation en classe. Il mettait également en garde contre la fascination du nouveau qui semble présider à la succession des engouements à leurs égards. Pour Bruno Devauchelle, il s’agit de ne pas oublier que
«que dans le domaine de l’éducation, l’environnement est certes important, mais il n’est que de plus faible importance, en soi, en regard de l’action des sujets sur et avec cet environnement.»
Pour ma part, dans ma chronique de la rentrée du mois de septembre 2013, j’abordais la question de la problématisation en classe d’histoire à partir de l’ouvrage de Mével et Tutiaux-Guillon intitulé Didactique et enseignement de l’histoire-géographie au collège et au lycée (2). Cette question, comme d’autres abordées dans cet ouvrage, offrait une première ressource à l’enseignant. Aujourd’hui, je vous propose de traverser l’Atlantique et de nous rendre au Canada pour aborder la question des concepts-clés de la pensée à l’école, développée notamment par l’historien Peter Seixas (3) et son équipe. Peter Seixas et son centre de recherche sont spécialisés depuis de nombreuses années sur les question d’histoire de l’éducation, d’historiographie, de mémoire collective et de conscience historique. Récemment il a publié avec Tom Morton un ouvrage intitulé The Big Six Historical Thinking Concepts (Toronto: Nelson, 2012), conçu pour aider les enseignants à intégrer la pensée historique dans leurs cours.
Dans leur ouvrage, Seixas et Morton expliquent que la « pensée historique » est le processus créatif utilisé par les historiens pour interpréter les évènements du passé et les récits de l’histoire. Ce livre explore les concepts de la pensée historique, articule les problèmes liés à la rédaction de l’histoire et suggère des pistes pour aider les élèves à comprendre les évènements du passé plutôt que d’en faire l’apprentissage « par cœur ». Les auteurs ancrent cette approche pédagogique dans les principes des six concepts retenus et expliquent comment chaque concept peut être appliqué en contexte d’apprentissage. Fort heureusement, un site en anglais et en français accompagne ces travaux et ce dernier ouvrage. Ce site s’intitule Le projet de la pensée historique. Promouvoir la littéracie critique en histoire au 21e siècle (http://penseehistorique.ca)
Source : http://penseehistorique.ca/concepts-du-projet-de-la-pensée-historique
Pour Seixas et son équipe, il s’agit de s’interroger sur ce que devraient savoir les élèves après avoir étudié l’histoire pendant 12 ans à l’école et sur ce qu’ils devraient être capables de faire avec leurs connaissances. Comme la pensée scientifique en enseignement des sciences et la pensée mathématique en enseignement des maths, leur approche repose sur l’idée que la pensée historique est au cœur de la pédagogie de l’histoire et que les élèves devraient devenir de meilleurs penseurs historiques à mesure qu’ils progressent dans leur cheminement scolaire.
Les six concepts (4) qui s’opérationnalisent à travers autant de compétences sont les suivants :
· établir la pertinence historique : la pertinence historique émerge lorsque l’historien relie les grandes préoccupations du monde contemporain, comme le développement durable, la justice et le bien-être, à des éléments plus précis, tels que des objets ou des personnes, dont la pertinence historique est discutée.
· utiliser des sources primaires (la preuve) : afin d’aider les élèves à créer et comprendre l’histoire à de multiples niveaux, il s’agit d’aborder l’histoire comme une interprétation, d’observer comment les sources deviennent des preuves et comment les analyser en tenant compte du contexte.
· définir la continuité et le changement : en étudiant des exemples historiques dans le but d’y déceler le changement et la continuité et d’y réfléchir, ce concept encourage les élèves à reconnaître les vastes et multiples continuités qui accompagnent le changement et qui contribuent à l’expérience humaine.
· analyser les causes et les conséquences : ce concept suggère de ne pas seulement porter attention aux facteurs immédiats qui établissent les causes de l’histoire, mais aussi de regarder l’interaction des facteurs de causalité que sont les conditions sociales, politiques, culturelles et économiques.
· adopter des points de vue historiques : ce concept aborde le point de vue historique par les sources primaires (la preuve) afin que les élèves tentent de voir l’histoire en adoptant le regard des personnes qui ont vécu à des époques lointaines.
· comprendre la dimension éthique des interprétations historiques : les élèves ont tendance à porter un jugement sévère sur le passé, car ils le font à partir des normes et des mœurs contemporaines. En encourageant les élèves à observer les évènements passés dans un contexte historique, nous pouvons les aider à apprendre à juger le passé équitablement. Une des façons suggérées par Peter Seixas et Tom Morton est la lecture de récits historiques suivie de discussions.
Pour aider les enseignants à bâtir des cours permettant d’acquérir les compétences mentionnées, le site fournit des «leçons exemplaires». On y trouvera des scénarii pédagogiques détaillés et les ressources à utiliser. A l’exemple de la leçon 1, intitulée « Poésie et chansons» en relation avec la guerre de 1812 (5). Cette leçon propose que les élèves effectuent une recherche et s’informent sur un événement de la guerre de 1812 à partir de différentes sources. Ils ont à résumer leur recherche sous forme d’un poème qui exprimera le point de vue historique. Les concepts travaillés sont identifiés et correspondent pour cette leçon à ceux de la pertinence historique, du point de vue historique et des sources primaires (la preuve) (6).
Par ailleurs, l’enseignant dispose également avec «L’historien virtuel» (http://www.historienvirtuel.ca) d’un logiciel bilingue élaboré à l’Université d’Ottawa qui permet d’engager les élèves dans leur apprentissage de l’histoire et les amener à développer leurs compétences disciplinaires. Le principe est basé sur le modèle des cyberenquêtes (Webquest en anglais). Une cyberenquête est une activité de recherche orientée pour laquelle toutes, ou presque toutes, les informations requises par l’élève sont tirées de l’Internet. Comme instrument de recherche, elle incite l’intervenant à orienter son enseignement vers des approches qui mettent en valeur l’enseignement coopératif et la pédagogie par projet. Elle apporte la réflexion de l’élève à des niveaux d’analyse, de synthèse et d’évaluation (7). La technologie ne vient donc pas à priori, mais en appui à une démarche d’enseignement-apprentissage en histoire permettant de développer des compétences complexes. Les enseignants disposent également d’un portail permettant de créer des classes virtuelles et d’élaborer des leçons personnelles.
Le modèle organisationnel d’une séquence élaborée «L’historien virtuel» est le suivant :
Source : http://www.historienvirtuel.ca/fr/node/644
A l’exemple de la cyberenquête consacrée aux conditions de vie des Juifs d’Europe au temps d’Hitler (http://www.historienvirtuel.ca/fr/holocauste) , l’enseignant dispose également d’une grille d’évaluation des habiletés et compétences développées par ses élèves. La grille d’évaluation débute avec des niveaux taxinomiques basiques (connaissance/compréhension) pour atteindre le niveau de la
synthèse.
Source :
http://www.historienvirtuel.ca/fr/system/files/grille_evaluation_[…]
Cette grille d’évaluation sert à évaluer la rédaction par les élèves, à partir du matériel présent sur le site, de deux articles. Le premier porte sur la vie des Juifs dans les ghettos, les camps de transit, les camps de travail et les camps de la mort. Le second traite du sort réservé aux Juifs selon la vision du monde des nazis. Les articles doivent s’appuyer et être illustrer par au moins trois sources historiques, issues de la cyberenquête et chaque article doit comporter au moins 150 mots. Sur le site, le matériel à disposition des élèves comporte des livres (extraits), des articles, des artéfacts, des photographies, des cartes, des lignes du temps, du matériel audio-visuels et le renvoi à un site tiers.
Dans ce cadre-là, le site et les ressources de «L’Historien virtuel» répondent aux objectifs assignés aux technologies en histoire par Stéphane Léveque (8) et aux préoccupations présentées en début de cette chronique par Bruno Devauchelle soit
«de mieux étudier les besoins du milieu scolaire et adapter sinon développer des outils technologiques en fonction de ces besoins, et non l’inverse. En histoire, cela veut dire qu’il faut s’intéresser sérieusement aux nouvelles façons d’apprendre l’histoire par les TIC et trouver des approches et des outils pédagogiques permettant aux jeunes de développer leurs compétences disciplinaires. »
Globalement le projet impressions par la cohérence de sa démarche depuis les fondations issues de la science historique, leurs déclinaisons en concepts-clés refondant la discipline scolaire, la réalisation de séquences et d’activités d’élèves basées sur ces concepts-clés jusqu’à la question finale d’analyse qui permet d’évaluer les compétences développées par l’élève. Les outils numériques choisis le sont en fonction des objectifs curriculaires et non pour eux-mêmes.
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur, Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Notes :
(1) Arrêtons des les admirer, utilisons-les ! In Veille et Analyse TICE :
http://ift.tt/Swrzll
(2) Mével, Y., Tutiaux-Guillon, N. (2013). Didactique et enseignement de l’histoire-géographie au collège et au lycée. Paris: Publibook, p. 9-10. Notre chronique : Kaufmann, L. (2013). Problématiser, mais vraiment, en classe d’histoire. Le Café pédagogique, No 145, septembre, lien
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines[…].
(3) Pour une présentation du parcours et des travaux de Peter Seixas :
http://penseehistorique.ca/peter-seixas
(4) http://penseehistorique.ca/concepts-du-projet-de-la-pensée-historique
(5) Sur les commémorations américano-canadiennes de la guerre de 1812, ma chronique du numéro 137 de novembre 2012 : Toute commémoration est-elle une question sociale vive ? :
http://cafepedagogique.net/lemensuel/lenseignant/schumaines/hi[…]
(6) La présentation de la leçon en anglais (malheureusement le lien en français concernant le matériel proposé ne fonctionne pas actuellement) :
http://penseehistorique.ca/sites/default/files/files/docs/L1_Poet[…]
(7) Pour une présentation du dispositif des cyberenquêtes et des 6 étapes d’un tel dispositif :
http://lyonelkaufmann.ch/histoire/medias-technologies/webquest/
(8) Lévesque, S. (2011). Les TIC et l’histoire: partenaires ou rivaux? Enjeux de l’univers social, 7 (1): 28-33.
http://www.historienvirtuel.ca/fr/system/files/Levesque TIC e[…]
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Sur le site du Café
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