Certes, vu l’âge du bonhomme (90 ans), plus le temps avançait et plus l’inéluctable devait arriver, mais bon c’est pas un très chouette poisson d’avril que de lire dans son fil d’actualité que l’historien Jacques Le Goff est décédé le mardi 1er avril 2014. En lisant les hommages, l’éclaireur du Moyen Âge est le qualificatif qui, à mon avis, résumait le mieux le travail et la trajectoire de Jacques Le Goff. Quelques jours plus tard, Jacques Attali et la série Game of Thrones renvoyaient tant le Moyen Âge que Jacques le Goff dans les ténèbres.
De tous les hommages nécrologiques parus sur la toile à propos de Jacques Le Goff, j’aime cet intertitre de l’article nécrologique du Nouvel Observateur : l’éclaireur du Moyen-Âge. Quel bel hommage à cet historien qui décrit le Moyen-Âge comme une période « lumineuse » et « pleine de rires », loin des stéréotypes qui courent sur cette période. Eclaireur du Moyen-Âge, il l’aura été lors de mon parcours universitaire et plus particulièrement avec son ouvrage sur La Civilisation de l’Occident médiéval (Arthaud, 1964) ou, plus tard, sa manière de découper le temps (Jacques Le Goff et « l’histoire en tranches »). Son nom est associé également à ma découverte universitaire de l’Ecole des Annales et de la Nouvelle histoire. Découvertes lumineuses et fécondes… Merci à lui d’avoir été un éclaireur dans ma formation d’historien.
A Jacques Attali, le conseillerai pour sortir de ses stéréotypes concernant cette période historique de lire le recueil de textes intitulé Un Autre Moyen-Âge (1999). Cela devrait lui éviter de sombrer dans les poncifs de sa récente chronique intitulée « Game of Thrones », le Moyen-Âge qui vient (http://www.slate.fr/story/85815/games-of-thrones-moyen-age-attali ).
En effet, dans cette dernière, il y fait l’éloge de la série de médiéval-fantastique (http://fr.wikipedia.org/wiki/Médiéval-fantastique) Game of Thrones qui débute sa quatrième saison et conclut
« son scénario renvoie très précisément à ce que notre planète va bientôt vivre: une sorte de nouveau Moyen-Âge, plein de violences, de désordres, de catastrophes naturelles, de seigneurs de la guerre, de querelles de pouvoir aux rebondissements très rapides. Games of Thrones décrit le monde qui s’annonce après la fin de l’Empire américain, un nouveau Moyen-Âge flamboyant où aucun pouvoir n’est stable, où tout devient possible. »
Pour Jacques Attali nous serions ainsi au bord de « L’âge sombre »… Ces mille ans débutant avec la chute de l’Empire romain d’Occident et le début de la Renaissance – une période qui aurait été engloutie dans le sang, les conflits, les dévastations et l’ignorance. Il rejoint ainsi et notamment Edward Gibbon avec son Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain (1776-1778) … et le Tea Party dans sa vision des Etats-Unis d’Amérique (Les Etats-Unis se trouvent dans la situation de l’Empire romain avant sa chute, selon le Tea Party : http://www.slate.fr/economie/76118/tea-party-chute-empire-americain). Comme l’indique l’article de Wikipedia consacré à la fin de l’Empire romain d’Occident (http://fr.wikipedia.org/wiki/Déclin_de_l’Empire_romain_d’Occident), ces théories indiquent plus nos préoccupations du moment qu’une forme de réalité historique :
« Les théories reflètent parfois les ères dans lesquelles elles sont développées. Les critiques de Gibbon sur la Chrétienté reflètent les valeurs du Siècle des Lumières; ses idées sur le déclin dans la vigueur martiale auraient pu être interprétées par certains comme un avertissement au grandissant Empire britannique. Au xixe siècle les théoriciens socialistes et anti-socialistes tendaient à blâmer la décadence et d’autres problèmes politiques. Plus récemment, l’intérêt environnemental est devenu populaire, avec la déforestation, l’érosion et la paléoclimatologie (changement de climat au iiie siècle avec des sécheresses prolongées) proposés comme des facteurs majeurs, ainsi que les épidémies tels des cas anciens de peste bubonique, résultant en un décroissement déstabilisant de la population, et la malaria est aussi citée. Ramsay MacMullen suggéra en 1980 que cela était dû à la corruption politique. »
Récemment, en mars 2014, la presse se faisait l’écho d’une étude menée par une équipe multidisciplinaire, financée par la Nasa, et annonçant la fin proche de notre civilisation (http://espace-temps.blogs.nouvelobs.com/archive/2014/03/17/civilisa[…]). Un essai récent de Bryan Ward Perkins réactualise la vision de Gibbon (La Chute de Rome. Fin d’une civilisation. Un compte-rendu : http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-decadence-de-l-[…]). Et, comme de bien entendu, après la Chute, ne peut toujours que venir la barbarie…
Comme l’indique un article du Daily Telegraph, repris par Courrier international (réservé aux abonnés :
« Tout cela relève de la pseudo-histoire victorienne dans ce qu’elle a de plus péremptoire – une vision du passé tragiquement simpliste et véhémente, à peu près aussi exacte au regard de l’histoire que l’interprétation de Robin des Bois par Errol Flynn. Si elle pouvait convenir à un abrégé d’histoire à l’usage de la jeunesse en 1850, nous savons aujourd’hui qu’elle est fausse sur bien des points essentiels. »
Pour en revenir à Game of Thrones, Jacques Attali n’est pas le seul à être tomber sous le charme de cette série et du flot d’articles et de commentaires que celle-ci suscite. L’introduction du numéro spécial que lui consacre Le Courrier international synthétise cette situation (http://www.courrierinternational.com/magazine/2014/1221-[…]) :
« Depuis que la chaîne américaine HBO l’a adaptée pour le petit écran, l’œuvre de George R. R. Martin est devenue un phénomène culturel mondial, en termes d’audience, d’analyses, de téléchargements illégaux et autres détournements. La série (en français Le Trône de fer) sert de métaphore pour commenter ici la donne politique, là le jeu diplomatique. Le magazine Esquire observe la présidence de Barack Obama à l’aune des intrigues de Westeros (voir photo en couverture), les politiques du monde entier en parlent, les fans se déchaînent, un village britannique demande à être rebaptisé… du nom de la capitale des sept royaumes, Kings Landing, et les linguistes s’y mettent aussi. »
Les commentateurs peuvent ainsi y voir une transposition des Rois maudits de Maurice Druon (http://ift.tt/1qt5K1w), une évocation de la révolution française (http://www.lexpress.fr/culture/cinema/games-of-throne-saison-3_1256911.html) ou un manuel de politique étrangère (http://www.courrierinternational.com/article/2014/03/27/un-[…]). Une vraie auberge espagnole qui n’apporte en fait rien à notre compréhension du Moyen Âge, mais en dit beaucoup sur notre époque (violence, sexe, retour des oligarchies, remise en cause de l’égalité des sexes). Pour le Moyen-Âge Jacques Le Goff restera bel et bien notre meilleur éclaireur (http://videotheque.cnrs.fr/doc=931 et http://youtu.be/1pvoFwdv2nM).
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)