Dans son roman de 2010, Michel Houellebecq avait eu la formule qui fait mouche : « La carte est plus intéressante que le territoire ». Une provocation à l’encontre de notre métier de géographe. Car la carte est, bien sûr, au service de la compréhension du territoire. Houellebecq n’a sans doute pas fait partie des Français qui ont rêvé à l’école primaire sous une carte de Vidal de la Blache, celles-là même qui ont auraient été à l’origine de la vocation géographique de Julien Gracq. Il n’empêche.
Il pose la question de savoir pourquoi la dématérialisation des cartes a conduit les créateurs à s’emparer des cartes, à les rendre plus « créatives » qu’elles auraient voulu l’être, quand bien même nous ne sommes pas sûrs de savoir si les Cassini n’avaient pas l’impression d’être aussi des « artistes », ni si les ingénieurs de l’IGN ne comptaient pas parmi leurs troupes quelques artistes rentrés tous heureux de glisser entre les mailles du filet technologique un regard qui en a fasciné plus d’un devant les cartes topographiques.
Jed Martin, le héros de Houellebecq dans La carte et le territoire (Flammarion) était d’ailleurs devenu une star pour son travail photographique mêlant agrandissements de prises de vues aériennes et cartes Michelin jugées moins plates que les autres cartes du fait du « fascinant lacis de départementales, de routes pittoresques, de points de vue, de forêts, de lacs et de cols… ».
Guy Debord et le land art avaient déjà usé de la cartographie. Le palais de Tokyo à Paris en 2003 avait accroché GNS (Global Navigation System), une exposition sur les expériences inédites de « typo-topographie » dans lesquelles des Philippe Favier ou Richard Purdy revenaient aux figures de la carte, du globe et du planisphère. The Map as Art (Princeton Architectural Press) éditait des manières de cartes de Julian Schnabel, Olafur Eliasson, William Kentridge, voire la plasticienne Corriette Schoenaerts et ses vêtements abandonnés par terre en forme de pays européens, botte italienne comprise…
L’Atlas des îles abandonnées de Judith Schlansky (Artaud) a été une grande surprise éditoriale dans laquelle la géographie est devenue poésie : Solitude (océan arctique russe), Ile du Désappointement (Polynésie française), Antipodes (Nouvelle Zélande) reprennent sous la graphie maniaque de l’auteure leur topographie, mais aussi leur histoire souvent tragique et fascinante.
Ce succès rejoint l’idée que les images et les infographies brouillent nos représentations du monde et qu’il nous faut la cartographie « sensible » des artistes pour pouvoir habiter la Terre. Il rappelle que la compréhension de l’espace n’est pas innée et qu’à l’école primaire, on s’initie à la géographie en faisant le plan de son quartier dont on emboîte l’échelle avec celle de la ville et de la région. Les indications sur ces plans de fortune scolaire « racontent une histoire, autrement plus poétique qu’une impression en A4 de Google Maps », pour Marie-Odile Briet.
On pourra surfer sur des quantités de blogs, tels Strange Maps où l’on dénichera toutes les curiosités cartographiques, y compris la « cartographie accidentelle » de ces pays dont les limites sont le fruit du hasard. Les Etats-Unis y sont présentés aux contours mousseux comme sur les parois d’une chope de bière… Chacun peut s’amuser à ramasser sur les plages des galets en forme de Corse ou, si l’on en connaît bien la forme, de Cantal.
La cartographie créative n’est pas réservée aux designers qui tracent les plans du métro de Londres ou de Tokyo. Elle est partout sur nos smartphones à l’origine même de Google Earth. Pour peu que nous sachions y faire attention et regarder nos cartes comme des objets d’art.
Signalons le nouveau blog de Philippe Pelletier, La lettre d’Orion, hébergé par Libération (http://libelalettredorion.blogs.liberation.fr/) qui traite de la nouvelle géographie des régions en discussion actuellement au gouvernement.