Qu’en est-il de l’égalité professionnelle entre femmes et hommes aux yeux des lycéens ? L’association Éveil, en partenariat avec le Conseil Régional IDF, a proposé à 200 lycéens franciliens d’investir la question. Les rapporteurs de leurs travaux étaient confrontés ce mercredi, dans l’hémicycle du Conseil Régional, à des spécialistes du problème, Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS, et Hélène Périvier, économiste au Centre de Recherche en économie de Sciences-po, ainsi que la chef d’orchestre Claire Gibault, grand témoin de ce débat. Les exposés des élèves disaient la redécouverte de réalités encore bien actuelles, en termes d’inégalités et de préjugés, tandis que les interventions de la salle, étonnamment libres, manifestaient la prégnance des représentations sexistes dans l’esprit des jeunes gens. Une rencontre instructive, qui révèle une crispation vaguement inquiète sous les blagues de potaches.
Éveiller les jeunes à la citoyenneté
« On vous fait confiance pour que vous vous battiez pour l’égalité ! » lançait Henriette Zoughebi, en ouverture du Forum, rappelant qu’il n’y a pas de liberté sans égalité, quelles que soient les origines sociales ou culturelles, que l’on soit femme ou homme. « Vous êtes les bienvenus dans cet hémicycle où siègent habituellement les conseillers et conseillères régionales », ajoute-t-elle, appliquant malicieusement la règle d’accord de proximité qui évite la domination grammaticale du masculin. Andrée Sfeir, Déléguée générale d’Éveil, a rappelé en quelques mots les objectifs de l’association : éveiller les jeunes à leur rôle de citoyen par des programmes complémentaires à ceux de l’école, proposés gratuitement aux établissements et enseignants qui le souhaitent, en accord avec le MEN. Rappelant que les filles sont dans l’ensemble plus diplômées que les garçons, mais ne parviennent pas à rattraper l’écart qui les en sépare dans la vie professionnelle, Éveil a choisi de concentrer ses interventions sur la question l’inégalité de genre dans le monde professionnel.
La peur de n’être pas comme les autres
Les lycéens ont travaillé sur quatre thèmes : sexisme et stéréotypes sexués ; l’orientation : égal accès à tous les métiers ? Inégalités au travail et précarité ; conciliation de la vie professionnelle et familiale. Les élèves de classes de bac pro Biologie (Vauquelin, Paris), Accueil Relation clients (Baudelaire Evry), Commerce (Voilin, Puteaux) Maintenance des systèmes énergétiques (Auguste Perret, Evry), BTS Négociation (Apollinaire, Thiais) et 2nde générale (D. Milhaud, Kremlin-Bicêtre) ont fait état des résultats de leurs travaux. Clip radio pour les uns, sondage de classe pour d’autres, études de statistiques et recherches de documents, les restitutions traduisent les mêmes réalités que l’on croit toujours dépassées : les employeurs ont peur des maternités, des congés, de la place des enfants dans la carrière ; l’ambition professionnelle exige des femmes le sacrifice de toute vie personnelle ; certains métiers sont cantonnés selon le sexe (bâtiment pour les hommes, puériculture pour les femmes). Aller contre les stéréotypes ? « Ça donne l’impression qu’on n’est pas comme les autres, pas normal. ». Exemple : « des garçons en classe de coiffure, ils ne vont pas trop le dire à cause des rumeurs…» Rires étouffés et embarras. On sent la question de l’orientation sexuelle encore plus tabou que celle de l’égalité. Et puis au sentiment d’injustice s’oppose la force du fait, l’idée qu’après tout, « c’est comme ça », on ne peut trop rien y faire.
« La sage-femme, c’est dans le nom »
« Mais pourquoi pas laisser leurs métiers aux femmes ? s’exclame un jeune homme dans le public. Par exemple sage-femme : ça se voit que c’est pour les femmes, puisque c’est dans le nom. C’est parce qu’elles ont plus de sagesse que les hommes… » Le terme masculin de maïeuticien, pourtant évoqué peu avant, ne le convainc pas. De même pour les soins aux enfants : les femmes y sont plus aptes, mieux disposées, c’est inné, c’est biologique, c’est comme ça, affirment filles et garçons. D’ailleurs, la preuve, c’est qu’elles s’en occupent tout le temps et qu’on leur confie la garde en cas de divorce. Une jeune fille conteste : l’enfant, on le fait ensemble, on s’en occupe ensemble. Mais la majorité semble rester sur des positions convenues. « On ne peut pas autoriser une totale liberté à la femme », estime un jeune homme, suscitant un brouhaha de rires et d’applaudissements, même s’il ne sait pas trop expliquer pourquoi.
Plus d’égalité, une amélioration pour tous
Reprenant les interventions, J. Costa-Lascoux relève la peur d’une menace, dans les propos des garçons. Quel danger y aurait-il à faire progresser l’égalité ? Un pays comme la Suède qui a largement ouvert les métiers du bâtiment aux femmes, a vu s’améliorer les conditions de travail de tous, dans ce secteur. Les sociétés qui discriminent les femmes sont souvent les plus violentes pour tous, les moins ouvertes, le plus inégalitaires. Tout le monde aurait intérêt à faire progresser l’égalité entre femmes et hommes. « C’est un sacrifice, de sortir des stéréotypes dans lesquels on se sent confortable, mais c’est aussi le moyen de se sentir exister ! » Hélène Périvier, quant à elle, souligne une distinction conceptuelle qui fait souvent obstacle : la différence de fait ne justifie pas l’inégalité des droits. Nul ne songe, rappelle-t-elle à nier la différence biologique des sexes, mais cette différence ne peut fonder une inégalité sociale et juridique. « Il y a plus de différences entre les individus qu’entre les sexes », remarque-t-elle. Mais les images persistent : « un garçon, même fluet, a plus de force qu’une fille ». « Les hommes protègent les femmes, elles ne peuvent pas protéger les hommes. » Une discussion sur la nature de la force (physique, mentale, morale) s’ébauche entre les lycéens.
Ne pas dominer, ne pas se laisser dominer.
Une vidéo de quelques minutes montre alors Claire Gibault à la tête de son orchestre. Une démonstration de force maîtrisée, d’autorité sans violence et de talent musical. L’image est exemplaire. Comment a-t-elle osé devenir chef d’orchestre, un métier d’homme ? Avec une éducation musicale précoce, le soutien de son père, musicien, et un désir profond et violent de faire de la musique. Dans un milieu aussi sexiste que l’orchestre classique, son parcours a été compliqué. Lorsqu’elle obtient le Prix de direction au CNR de Paris, en 1969, un journal titre « Une femme a dirigé un orchestre », en écho au récent « Un homme a marché sur la lune ». Elle évoque l’épreuve sans cesse répétée de devoir prouver sa féminité ; elle regrette les titres vulgaires de certains journaux qui l’ont fait parfois douter (« Elle les mène à la baguette ») ; elle analyse sa douceur, travaillée pour rassurer en dehors de l’estrade. « J’en rajoute volontiers dans la douceur, explique-t-elle, mais ce n’est pas propre aux femmes. Je milite pour l’autorité partagée. Ne pas dominer, mais ne pas se laisser dominer », explique-t-elle. Elle raconte comment la mixité a progressé dans les orchestres grâce à des auditions à l’aveugle, derrière un paravent, qui ont permis aux femmes d’accéder aux premiers pupitres. Elle rappelle que le violoncelle a longtemps été interdit aux femmes, en raison de l’indécence de la posture de l’instrumentiste, la clarinette, plus longtemps encore, à cause du bec que l’on doit emboucher.
« Les femmes n’y arrivent pas, c’est qu’elles sont faibles ! »
« Vous, vous avez réussi parce que vous êtes forte, les femmes, si elles n’y arrivent pas, c’est qu’elles sont faibles ! » lance un jeune garçon. A quoi l’artiste répond qu’avec 3% de femmes au programme des orchestres nationaux, un homme même médiocre a plus de chance de réussir qu’une femme, même brillante. Plus on progresse dans une carrière artistique, plus on a envie de mettre les autres au service de son talent et de son ambition, souligne-t-elle. Mais aucune réussite ne justifie un tel asservissement. Les lycéens l’écoutent. Une onde de respect passe sur l’hémicycle. Comme le remarquait une jeune fille en conclusion de son intervention, « peut-être faudrait-il plus d’intervention par des gens qui ont vaincu le sexisme », pour faire progresser les mentalités ?
Jeanne-Claire Fumet
L’association Eveil
Êtes-vous étonnée de ce qui s’est dit ce soir ?
Non, je ne suis pas étonnée, c’est ce qu’on entend partout, ce sont les idées véhiculées au quotidien. Mais ça tend à changer : au fur et à mesure que le temps passe, comme on transmet ça à nos petits frères et petites sœurs, on leur fait voir que ce n’est pas la société qui doit décider : deviens ce qui tu veux être, pas ce qu’on veut que tu sois, eh bien les choses vont changer pour les générations futures.
Les garçons qu’on a entendu parler pensent-ils vraiment qu’il ne faut pas d’égalité ?
Non, c’est un peu de la provocation, ils ne pensent pas vraiment comme ça. C’est juste ce qu’ils veulent montrer devant les copains, qu’ils ne sont pas faibles. Mais quand on apprend à les connaître , on se rend compte que c’est faux, ce n’est pas du tout ce qu’ils pensent. C’est l’image qu’ils veulent donner en société – mais ça finit par peser lourd, les images.
Comment avez-vous acquis cette maturité ?
Moi, j’ai 3 frères, je suis la seule fille, alors j’ai appris à ne plus tout accepter. Depuis petite, j’ai cherché à m’affirmer. A la maison, par exemple, j’ai instauré un tour de vaisselle. Mes cousines trouvent normal qu’on leur fasse faire la vaisselle parce qu’elles sont des filles. Moi, non. On me dit que je suis « grande gueule », mais s’il y avait plus de gens qui avaient osé l’être, on n’en serait plus là aujourd’hui. Beaucoup de personnes sont intimidées, elles ont peur des représailles, de la façon dont elles vont être vues dans la société. On cherche tous à se faire une place dans la société ; en étant différent, on est mis à l’écart, automatiquement. Parce qu’on dit : on a toujours fait comme ça, tu ne vas tout changer. Mais si on décidait de faire changer les choses et si on écoutait tout le monde alors ça changerait.
Dans quel domaine voulez-vous travailler ?
Dans le secteur sanitaire et social. Je suis en formation d’accueil, j’ai cru que ça me conviendrait, mais… ce n’est pas ma filière. Moi, je veux aller vers les gens pour les aider, je veux de l’action, pas rester assise derrière un bureau.
Et une action de militante politique ?
Je n’y avais jamais pensé, mais oui, peut-être bien.
Note :
Claire Gibault conduit avec son ensemble, Paris-Mozart-Orchestra, des projets d’éducation artistique avec des élèves de collèges et lycées du Réseau Ambition Réussite d’Ile de France. Son dernier projet porte sur des Scénographies d’E. Hopper de Graciane Finzi, un mélologue mêlant littérature et peinture. L’œuvre est programmée dans différents lycées et collèges de Région parisienne, à Pleyel (25 janvier), aux Célestins (Lyon) et à la Cité de la Musique (avril 2015). Son prochain concert aura lieu au Théâtre des Champs -Elysées le lundi 26 mai (Mozart et Schubert).
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