« L’enjeu historique des nouveaux programmes en gestation sous l’autorité du tout nouveau Conseil supérieur des programmes est de rendre possible un vrai débat public transparent sur les objectifs opérationnels de l’école… A cette fin, il est nécessaire de tirer les leçons du passé et d’éviter tout dogmatisme « top down », au nom de la science ou de tel ou tel courant idéologique ». Rémi Brissiaud réagit à l’entretien avec S Dehaene publié par le Café pédagogique le 13 mars. Il se livre à une critique des théories de S. Dehaene avec l’objectif de peser sur les futurs programmes du primaire.
Les programmes structurent fortement l’institution scolaire en se présentant comme des référentiels que tous les acteurs du système évoquent en permanence, assurant devoir les respecter (ou les faire respecter). Cette réalité symbolique dissimule toutefois un paradoxe : le référentiel en question est largement incohérent, en lui-même et dans ses différents rôles. Le bas niveau juridique des programmes dans la hiérarchie des textes législatifs les laisse en effet, à chaque changement ministériel, à la merci des lobbies ou des lubies. On connaît les effets désastreux qui en résultent : les enseignants se trouvent confrontés à des injonctions paradoxales, les préconisations s’annihilant en se succédant.
L’enjeu historique des nouveaux programmes en gestation sous l’autorité du tout nouveau Conseil supérieur des programmes est de rompre avec cette situation installée. Il est de rendre possible un vrai débat public transparent sur les objectifs opérationnels de l’école. Il est de créer les conditions de leur mise en œuvre dans les classes grâce à l’engagement des enseignants et aux actions de formation sur le long terme. A cette fin, il est nécessaire de tirer les leçons du passé et d’éviter tout dogmatisme « top down », au nom de la science ou de tel ou tel courant idéologique. La rédaction même des préconisations officielles ne doit pas poursuivre la tradition du déni des grands débats existant entre les chercheurs eux-mêmes et entre les diverses manières de faire dès lors qu’ils sont représentatifs et argumentés.
L’un des chercheurs ayant récemment tenté de faire prévaloir son point de vue est évidemment Stanislas Dehaene (SD), particulièrement présent ces derniers mois dans le journal Le Monde. L’interview de SD dans L’Expresso du 13 mars (0) et la création du site moncerveaualecole.com, doivent également être replacées dans ce contexte. Cette dernière interview semble rompre avec tout dogmatisme, mais un examen attentif du contenu du site moncerveaualecole.com conduit à penser que cette impression est trompeuse.
Lecture-écriture : la position de Stanislas Dehaene aurait-elle changé ?
En première lecture, la récente interview de SD dans L’expresso, est plutôt rassurante. Premièrement, il semble défendre une conception non-prescriptive des neurosciences : il reviendrait aux chercheurs en sciences cognitives la tâche de « dégager certains grands principes qui régissent les apprentissages » et de « mesurer les effets de telle ou telle stratégie pédagogique » et aux enseignants celle « d’en tirer les conclusions pratiques pour leur classe ».
Deuxièmement, lorsqu’il prend la lecture pour exemple, son propos semble plus ouvert que dans ses interventions récentes dans le journal Le Monde. Dans une tribune publiée le 20 décembre dernier, il tentait de raviver une querelle dépassée en écrivant que « 77 % des enseignants des zones défavorisées choisissent toujours un manuel de lecture inapproprié, qui fait appel à une méthode mixte » et que « seuls 4% (des maîtres) adoptent une méthode syllabique, qui propose un enseignement systématique et structuré des correspondances entre les lettres et les sons ».
Le ton est plus apaisé aujourd’hui et, surtout, SD réalise une ouverture vers les méthodes d’écriture-lecture en écrivant que : « La recherche continue, et l’on redécouvre par exemple l’importance du geste d’écriture. Écrire le mot lentement au tableau tout en l’épelant, faire tracer les lettres par l’enfant, sont bénéfiques, notamment parce que ces méthodes soulignent l’organisation spatiale et temporelle du mot. ».
Aurait-il perçu combien la recherche de Jérôme Deauviau (1), celle sur laquelle il s’appuyait en décembre dernier, est peu probante ? Elle fait en effet partie de cette longue liste de recherches qui prétendent pouvoir comparer des méthodes de lectures alors qu’elles oublient de s’intéresser aux pratiques d’écriture. Quand on sait combien ces dernières participent au progrès des enfants, la validité de ces recherches est plus que douteuse.
Mais il ne faut pas exagérer les évolutions de la position de SD : son insistance renouvelée sur l’importance d’une progression « qui parte de mots très simples, avec un tout petit nombre de graphèmes connus de l’enfant, avant d’introduire progressivement des mots plus complexes. » conduit à penser qu’une méthode d’écriture-lecture telle que celle qu’on trouve dans le dictionnaire Buisson est peut-être sauvée, mais la méthode naturelle de Célestin Freinet ou celle qui se dégage des outils élaborés par André Ouzoulias, ne peuvent qu’apparaître en contradiction avec ce type de progressivité qu’il considère comme l’un des « grands principes qui régissent l’apprentissage ».
Célestin Freinet, en effet, fait d’emblée écrire des textes dits « de vie » et André Ouzoulias souligne l’importance d’une telle activité. Or, comment faire pour que la vie des enfants s’exprime en mots prononcés selon le type de progression envisagé par SD ? Encore une fois, il est possible que SD n’ait pas conscience d’exclure : il a bien d’autres choses à s’occuper que d’étudier de près la méthode naturelle de Célestin Freinet ou celle qui se dégage des outils élaborés par André Ouzoulias.
Si c’est le cas, l’exclusion continuerait, selon un processus qui est le même depuis que SD intervient dans le domaine des choix didactiques : il semble prendre la hauteur qui sied au scientifique de son niveau et, conformément à cette posture, il laisse aux enseignants la responsabilité d’en tirer les conclusions pratiques pour leur classe. Cependant, il ne s’interdit pas d’avancer ce qu’il pense être les « bonnes pratiques » et, comme sa conception des principes qui régissent les apprentissages est insuffisamment informée des divers choix didactiques possibles, il s’avère dans les faits coercitif, en contradiction totale avec la posture nouvellement affichée. Un exament attentif du contenu du site moncerveaual.com confirme les inquiétudes que les enseignants peuvent éprouver à se retrouver la cible d’une telle haute autorité scientifique
Moncerveaualecole.com : un site dont le nom, en lui-même, mérite discussion
Parlons d’abord du nom de ce site : « mon cerveau à l’école ». Il a été choisi dans la droite ligne des titres des deux principaux ouvrages de SD : « La Bosse des maths » et « Les Neurones de la lecture ». Or, derrière ces choix il y a évidemment un point de vue épistémologique qui n’est pas celui de très nombreux chercheurs en neurosciences.
Qu’on lise par exemple l’excellent petit ouvrage de Fabrice Guillaume, Guy Tiberghien et Jean-Yves Baudouin : « Le cerveau n’est pas ce que vous pensez » (2) . Son sous-titre est « Images et mirages du cerveau » et le dernier chapitre s’intitule : « Pour une neuro-imagerie sans illusions ». L’analyse critique des connaissances issues de la neuro-imagerie est une affaire complexe mais, de toute évidence, SD adopte relativement à cette question une position physicaliste que refusent de nombreux chercheurs.
De plus, et toujours concernant le nom du site, tous les chercheurs dans le domaine savent que pratiquement toutes les connaissances utiles en didactique de l’entrée dans l’écrit proviennent d’expériences utilisant les paradigmes classiques de la psychologie expérimentale. L’apport spécifique de la neuro-imagerie est quasiment nul. Alors pourquoi appeler le site ainsi ? Est-ce pour des raisons de marketing ? Il est vrai que dans le domaine du calcul, SD pense que les techniques d’imagerie cérébrale sont à l’origine de progrès plus décisifs. En fait, c’est loin d’être sûr.
Moncerveaualecole.com : un site qui ne précise pas les limites des connaissances issues de l’imagerie cérébrale
Dans la dernière édition de « La bosse des maths » (2010), moins de 10 pages avant la fin de l’ouvrage, SD écrit ceci : « Il me reste toutefois à lever le voile sur une difficulté résiduelle. Si nos symboles n’étaient que de simples étiquettes pour les concepts de quantités approximatives que nous possédons depuis la naissance, alors ils ne seraient guère différents des mots de la langue munduruku, qui signifient « une poignée », « une douzaine », « peu » ou « beaucoup ». De toute évidence, notre boîte à outils mentale va bien au-delà. Nos chiffres arabes et nos mots font référence à des nombres précis et introduisent des distinctions catégoriques entre, disons, 12 et 13. Notre éducation ne se contente pas de rendre le code neural des quantités accessible par voie symbolique : elle le raffine également jusqu’à rendre chaque quantité précise et bien distincte des autres. Comment cette précision accrue se traduit-elle au niveau neural ? Nous ne le savons pas encore avec certitude… »
Il faut comprendre à la lecture de ce passage que les seules certitudes issues des recherches en neuro-imagerie, permettent de comprendre pourquoi un rat est capable d’apprendre à appuyer environ 12 fois sur un levier pour obtenir sa nourriture. En fait, le rat appuiera souvent 12 fois, un peu moins souvent 11 fois ou 13 fois, encore moins souvent 10 fois ou 14 fois… L’homme est le seul animal capable d’apprendre à réussir à tous les coups, c’est-à-dire capable de dénombrer au-delà de 10 (le nombre est exact, sinon, ce n’est pas le nombre). Et comment l’homme l’apprend-t-il ? Les connaissances issues de la neuro-imagerie ne fournissent aucune certitude, c’est une difficulté « résiduelle ». Là encore, pour en savoir plus, il faut se tourner vers les paradigmes classiques de la psychologie expérimentale. Rien de tout cela n’apparaît sur le site moncerveaualecole.com.
Moncerveaualecole.com : un site qui masque les débats en sciences cognitives
Tous les chercheurs sont d’accord pour considérer que les bébés naissent avec un système approximatif d’estimation des grandeurs (longueurs, grandeur d’une collection, etc.). A la naissance, les bébés reconnaissent qu’une collection de 8 points n’est pas une collection de 16 points (la différence est de 100%). Cette capacité de discrimination s’affine : l’adulte, lui, différencie des collections de 14 et 16 points (la différence est de 15%).
Selon SD, le progrès s’effectue parce que le système inné se « linéarise » dans un double sens du terme :
1°) L’intuition de représenter les différentes grandeurs par des points sur une ligne droite se développerait avec l’expérience quotidienne parce que, fondamentalement, cette intuition serait universelle. Le système inné de représentation approximative des grandeurs prendrait ainsi la forme d’une « droite mentale ».
2°) L’apprentissage du comptage conduirait à un changement dans la façon dont les points correspondants aux différentes quantités se répartissent sur cette « droite mentale ». L’échelle de ces points est initialement logarithmique : plus les quantités sont grandes moins elles sont distinctes et, donc, plus les points sont resserrés. Et cette échelle deviendrait progressivement linéaire : les écarts deviennent réguliers, comme sur une règle graduée. Le code neuronal correspondant aux quantités évoluerait donc avec le développement.
Lors d’un colloque organisé par SD au Collège de France, l’un des grands neuropsychologues contemporain, Brian Butterworth, s’inscrit en faux contre cette théorie : l’intuition innée resterait ce qu’elle était. Lorsqu’on demande à une personne de placer divers points sur une droite, c’est au moment de placer les points sur une ligne que la personne utilise ses connaissances numériques pour régulariser les écarts. Il conclut même son exposé en disant qu’un célèbre effet expérimental mis en évidence par SD et qui est en jeu dans cette affaire, est peut-être un « Boojum » (créature imaginaire dans « La Chasse au Snark » de Lewis Carrol).
Comme il ne faut pas considérer qu’un grand neuropsychologue fait le printemps, il vaut la peine également de se reporter aux vives polémiques qu’ont provoquées SD et ses collègues, les deux fois qu’ils ont abordé ce thème dans la revue Science. Il vaudra la peine également de se reporter à un article à paraître de Jean-Paul Fischer (3).
Le débat précédent n’est pas sans conséquences pédagogiques : si, comme le croit SD, le progrès se fait dans le sens de la conformation d’un système cérébral à un système culturel tel qu’une file numérotée, la tentation est grande d’accorder une large place à un tel système culturel.
Moncerveaualecole.com : un site qui masque les débats didactiques
De fait, sur le site moncerveaualecole.com, il est recommandé de faire jouer les enfants de 4 à 7 ans à un jeu de déplacement sur une file numérotée (La Course aux Nombres). La règle du jeu est un peu plus contraignante que celle du jeu de l’oie : quand l’enfant est sur la case 5 et lorsqu’il doit avancer de 3 cases, il doit dire : 6, 7, 8.
Pourquoi n’est-il nulle part signalé sur ce site que deux des principaux chercheurs français en psychologie ayant réfléchi au lien entre les sciences cognitives et la pédagogie du calcul à l’école, à savoir Jean-Paul Fischer et l’auteur de ces lignes, mettent en garde contre une telle activité pédagogique ? Jean-Paul Fischer (4), par exemple, écrit : « On est ici en présence d’un apprentissage systématique et obligatoire du surcomptage. C’est certainement efficace à court terme, mais dangereux à long terme. Par exemple, pour trouver 10 + 2, les élèves diront « 11, 12 » et, plus tard, avec la contrainte supplémentaire du contrôle du nombre de mots surcomptés, il calculeront 10 + 9 en disant : 11, 12, 13, …, jusqu’à 19 en comptant avec les doigts ». Pourquoi n’est-il nulle part signalé sur ce site que cette façon d’argumenter rejoint celle des meilleurs pédagogues du milieu du siècle dernier, Fareng & Fareng (5), par exemple, lorsqu’ils écrivaient à propos de la numérotation : « … cette façon empirique fait acquérir à force de répétitions la liaison entre le nom des nombres, l’écriture du chiffre, la position de ce nombre dans la suite des autres, mais elle gêne la représentation du nombre, l’opération mentale, en un mot, elle empêche l’enfant de penser, de calculer ».
Pourquoi n’est-il nulle part signalé sur ce site qu’avant 1986, la file numérotée n’était jamais utilisée à l’école maternelle, qu’elle n’apparaissait dans aucun des manuels et fichiers utilisés au CP, et qu’après 1986, alors son usage s’est rapidement généralisé, cela a coïncidé avec un effondrement des performances en calcul à long terme, au niveau du CM2 (Rocher, 2008) (6) ?
Les sciences cognitives et la liberté pédagogique
Franck Ramus est un autre auteur du site moncerveaualecole.com. En 2006, à l’initiative de ce chercheur,18 universitaires ont publié une lettre dans Le Monde de l’Éducation qui visait à appuyer une proscription de la méthode idéo-visuelle de Jean Foucambert, comme contraire à l’état de la science, et à affirmer en revanche que cela ne devait pas conduire à la réhabilitation de « vieilles méthodes enseignant exclusivement le B-A-BA de manière répétitive et dénuée de sens ». Malheureusement, leur texte était trop imprécis et les pédagogues utilisant la méthode d’écriture-lecture de Célestin Freinet pouvaient se sentir tout autant condamnés que ceux utilisant la méthode idéo-visuelle. André Ouzoulias (7) sur le site Éducation et Devenir, moi-même sur le Café pédagogique, avons pris la parole pour affirmer que la méthode naturelle était, à l’époque, compatible avec l’état de la science (aujourd’hui, elle se trouve davantage confortée qu’elle ne l’était à l’époque !)
Franck Ramus (8) nous avait répondu de la manière suivante : « Par ailleurs, Brissiaud et Ouzoulias évoquent tous deux les méthodes de lecture-écriture, notamment la « méthode naturelle » de Freinet. Ils émettent l’hypothèse selon laquelle des activités d’écriture pourraient efficacement se substituer à l’enseignement explicite et précoce des correspondances graphèmes-phonèmes. Cette hypothèse me paraît acceptable et susceptible d’être juste. Mais pour l’instant elle n’a fait l’objet d’aucune évaluation rigoureuse, ni anglophone ni francophone, et donc on ne sait pas si ces méthodes sont réellement aussi efficaces que les méthodes alphabétiques. …/… On doit néanmoins avouer que la plupart des pratiques en vigueur à l’école n’ont jamais été évaluées rigoureusement, et donc que si on devait toutes leur appliquer un moratoire, il ne resterait plus grand chose… Comme les méthodes de lecture-écriture ne paraissent pas a priori plus condamnables que bien d’autres, est-il bien nécessaire d’en faire des martyres pour l’exemple? Un peu de pragmatisme suggèrerait d’appliquer non pas le principe de précaution, mais un principe de retenue, suivant lequel si un moratoire sur les méthodes à l’efficacité non prouvée doit mettre l’Éducation Nationale à feu et à sang, il vaut peut-être mieux s’abstenir, au moins dans un premier temps. A condition que cela ne soit pas prétexte à ne rien faire. Car il est grand temps que toutes ces méthodes soient évaluées avec toute la rigueur nécessaire. »
Ouf ! la sanction était passée bien près. En fait, c’est vite dit parce qu’on connaît la suite : 10 professeurs des écoles, presque tous militants du mouvement Freinet, ont écrit une tribune dans Le Monde du 10 mars 2006 invitant M. de Robien à venir en juin dans leur classe. Le ministre aurait ainsi eu la possibilité de constater comment lisent et écrivent des élèves qui n’ont pas appris le b.a.-ba dès le début du CP parce que leur enseignant utilise la méthode naturelle d’écriture-lecture. M. de Robien n’est pas venu mais il a prescrit à leurs 10 inspecteurs respectifs de se livrer à une « inspection de conformité », sans attendre juin évidemment. Il est heureux qu’à cette époque la plus grande partie des IEN se soient montrés solidaires des professeurs.
Moncerveaualecole.com : l’antimodèle de ce que devraient être les futurs programmes et leurs documents d’accompagnement
On a trop vite oublié ce qui s’est passé sous les divers ministres de la précédente majorité, il serait naïf de penser que cela ne se reproduira plus jamais. C’est la responsabilité historique du ministre actuel de mettre l’école à l’abri de toute manipulation politique ou idéologique en bâtissant des programmes qui vaudront quelle que soit la future majorité politique. De ce point de vue, le site moncerveaualecole.com est presque l’antimodèle de ce qu’il convient de faire.
Il faut s’appuyer sur les résultats scientifiques, bien sûr, mais en se gardant de faire apparaître la science comme arrogante. Il n’est pas possible que la science ne s’interroge pas sur le domaine de validité de ce qu’elle avance. Il n’est pas possible qu’elle se désintéresse de ce que les instituteurs ont appris au cours des dizaines d’années pendant lesquelles aucun scientifique, au sens actuel du terme, n’avait la prétention de leur préconiser telle ou telle façon de faire.
Il ne faut pas omettre de dire ce que la science ne sait pas encore aujourd’hui, il faut restituer les zones d’ombre de la recherche. C’est en effet dans ces zones que prennent naissance des choix didactiques alternatifs à ceux qui dominent aujourd’hui. L’échec scolaire est trop important pour que la préservation de la situation actuelle soit aujourd’hui la priorité. Il faut redonner une authentique liberté pédagogique aux enseignants, assortie des moyens de l’exercer en toute responsabilité.
Pour que ces remarques ne paraissent pas incantatoires, je terminerai par un exemple. Dans les programmes de 2008, on lit que « à la fin de l’école maternelle, l’enfant est capable de :
– mémoriser la suite des nombres au moins jusqu’à 30 ;
– dénombrer une quantité en utilisant la suite orale des nombres connus ;
– associer le nom des nombres connus avec leur écriture chiffrée ; »
Or, tout un ensemble d’arguments basés sur l’histoire des discours et des pratiques scolaires, sur la psychologie des apprentissage numériques, sur la psychologie clinique et la psychologie interculturelle, tendent à prouver que depuis 1986, les programmes de l’école maternelle se fondent sur une confusion entre numérotation et dénombrement (Brissiaud, 2013)(9) . Il est facile d’enseigner la numérotation jusqu’à 30 à l’école maternelle, il est difficile d’y enseigner les 10 premiers nombres. De plus, la numérotation (10) au-delà de 10 n’est vraisemblablement pas la meilleure des propédeutiques au dénombrement.
Il est donc urgent de redonner aux enseignants la liberté d’enseigner les 10 premiers nombres seulement à l’école maternelle. Il faut notamment, comme cela s’est fait pendant 100 ans, que les enfants puissent découvrir au CP l’écriture des nombres 11, 12, 13… dans le même temps qu’ils comprennent que 11 = 10 + 1, 12 = 10 + 2, 13 = 10 + 3… plutôt que de découvrir ces écritures à l’école maternelle dans le contexte d’une file numérotée.
Donner une telle liberté aux enseignants de maternelle, ce serait leur permettre de renouer avec la culture pédagogique qui, vers 1950, était celle de l’« Education nouvelle » avec des personnalités comme Gaston Mialaret, Henri Canac… alors que les pratiques pédagogiques dominantes aujourd’hui, dans ce domaine, sont directement inspirées de celles des Etats-Unis.
Un IPR de mathématiques m’a dit que dans les programmes du Lycée, il existe une telle possibilité de progressions différentes concernant certains contenus. Pourquoi ne pas l’envisager à l’école primaire ? Cela aurait une autre conséquence : dans les ESPE, la comparaison de ces progressions différentes, des cultures pédagogiques qui les sous-tendent, des résultats scientifiques qui soutiennent l’une ou l’autre, permettrait une véritable formation critique. De plus, la rédaction de documents d’accompagnement des programmes qui introduisent à cette comparaison, permettrait d’enclencher un tel processus.
Cette approche non-dogmatique devrait évidemment concerner d’autres sujets que celui qui vient d’être pris pour exemple : pensons à la place pour l’écriture dans une pédagogie du lire-écrire, notamment. Si cette approche non-dogmatique l’emporte dans les travaux du Conseil Supérieur des Programmes, on peut augurer qu’une dynamique de refondation de l’école française va s’amorcer pour de bon…
Rémi Brissiaud
Chercheur au Laboratoire Paragraphe, EA 349 (Université Paris 8)
Équipe « Compréhension, Raisonnement et Acquisition de Connaissances »
Membre du conseil scientifique de l’AGEEM
Notes
0- Entretien avec S Dehaene http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/03/13032014Article635302900918362864.aspx
1- Sur cette étude, voir http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/11/18112013Article635203526717574981.aspx
2 Guillaume, F., Tiberghien, G., Baudouin, J.Y. (2013) Le cerveau n’est pas ce que vous pensez – Images et mirages du cerveau. Grenoble : PUG.
3 Fischer, J. P. (à paraître) L’apport des neurosciences : intérêt et limites. Actes de 17e école d’été de didactique des mathématiques à Nantes en août 2013.
4 Fischer, J. P. (à paraître) Ibid
5 Fareng R. & Fareng, M. (1966) Comment faire ? L’apprentissage du calcul avec les enfants de 5 à 7 ans. Paris, Fernand Nathan.
6 Rocher T. (2008) Lire, écrire, compter : les performances des élèves de CM2 à vingt ans d’intervalle : 1987-2007. Note 08.38 de la DEPP ; décembre 2008.
7 Le lien est accessible (mars 2014) depuis la page où figure l’appel des 18 scientifiques
8 Là encore, il faut dérouler la page où figure l’appel des 18 scientifiques
9 Brissiaud R. (2013) Apprendre à calculer à l’école – Les pièges à éviter en contexte francophone. Paris : Retz.
10 Cette notion est précisée sur le blog de Luc Cédelle sur lequel se déroule (mars 2014) un très intéressant débat sur l’enseignement du calcul à l’école. On pourra également se reporter à : Brissiaud, R. (à paraître) L’effondrement des performances en calcul entre 1987 et 1999 : quelle épidémiologie ? In Sylvie Coppé & Mariam Haspekian (Eds) : Actes du Séminaire National de Didactique des Mathématiques de l’année 2013. Pages 29-45.
Voir aussi : Brissiaud, programmes organiser le débat, http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/03/03032014Article635294295203205061.aspx