Et si le numérique, en matière éducative permettait de déplacer, de brouiller, de franchir les frontières ? Au « Global Forum » qui se tient du 11 au 14 mars à Barcelone, de nombreux enseignants innovants du monde entier explorent, partagent, réinventent leur imaginaire pédagogique. Par-delà les matières, les outils utilisés, les différences d’âge des élèves, les distances géographiques, culturelles, politiques ou économiques, tous manifestent la volonté de s’adapter à chacun pour qu’il développe dans le plaisir sa capacité à apprendre. En témoignent trois enseignants rencontrés au Forum qui font bouger les lignes à leur manière : en reconstruisant un château virtuel, en intégrant en EPS des collégiens handicapés, en introduisant en classe la réalité augmentée…
Ressusciter un château
Professeur d’EPS au Collège Gounod à Saint-Cloud, Gaëtan Guironnet anime depuis 2011 un atelier artistique. Après avoir collaboré avec un professeur d’éducation musicale autour du « numérique comme vecteur de liberté », il mène en 2012-2013 avec un professeur d’histoire-géographie une passionnante expérience de reconstruction numérique du château de Saint-Cloud aujourd’hui détruit : « Du numérique à la pierre ». Participent à l’atelier d’1 à 2 heures par semaine des collégiens volontaires de plusieurs niveaux, qui portés par la dynamique d’une pédagogie de projet acceptent de lui donner de leur temps sans promesse de la récompense ou de la sanction d’une note. Plusieurs sorties annuelles sont organisées pour développer une culture historique, artistique et numérique. Par exemple, les élèves ont visité des jardins de Le Nôtre pour s’en approprier les spécificités, les archives du domaine national de Saint-Cloud pour s’immerger dans le passé et recueillir les données nécessaires au projet, la « classe immersive » de Microsoft pour se familiariser avec certains outils, une exposition au musée municipal des Avelines pour comprendre comment durant la guerre franco-prussienne de 1870 le château de Saint-Cloud a été entièrement détruit. Il y a là, souligne Gaëtan Guironnet, un fructueux partage et enrichissement des compétences : les élèves qui se lancent dans le projet par goût du numérique se font historiens, ceux qui sont passionnés par les temps passés doivent s’appuyer sur les amateurs de maths pour travailler à partir de l’unité de mesure de l’époque…
Le travail mené comprend différentes phases et activités : recueil des données, recherche documentaire, choix des outils et démarches appropriés, mise en œuvre… Le défi est grand : à travers la réalisation de ce château virtuel (avec le logiciel gratuit 3D Shape de Dassault Sysèmes), il s’agit de mettre à disposition du public une production motivante et pertinente, qui suscite la curiosité et apporte des connaissances, autrement dit qui donne à tous saveurs aux savoirs. L’enjeu aussi est de taille : l’« œuvre » finale est susceptible de rendre fiers les élèves, fiers du résultat comme du cheminement.
La phase ultime consiste en un workshop d’une semaine avec immersion dans un processus créatif en présence d’un collectif d’artistes plasticiens et designers : les élèves partent d’une page blanche le lundi matin, ils doivent parvenir à la production d’un spectacle multimédia devant une centaine de personnes (autres élèves, parents, partenaires) le vendredi soir ! La pression est évidemment forte, elle oblige à résoudre bien des problèmes : comment faire face au manque ou à la surabondance de données, comment mettre en forme, comment utiliser les outils, comment restituer en 20 minutes une année de travail et d’informations, comment transformer les connaissances… Dans quelques années, insiste Gaëtan Guironnet, les données historiques seront les mêmes, mais les outils pour les transmettre auront changé : l’essentiel dès lors est d’apprendre à s’adapter à de nouveaux outils, de développer la capacité à s’approprier et restituer des connaissances dans un contexte nouveau. Le spectacle de présentation du château virtuel comprend 4 parties : la construction de la bâtisse (avec utilisation de la technique V Drips), la vie au château, la destruction du lieu, la projection de productions d’élèves de CM2 livrant leurs visions d’un château de rêve.
Le projet de Gaeëtan Guironnet apparaît comme une invitation à l’audace, pour les élèves et les enseignants. Le professeur y garde un rôle essentiel de médiateur : il met en place un environnement propice à l’efficience de l’élève, à la découverte et à l’enrichissement de ses compétences. La pédagogie se veut résolument humaniste : il faut « considérer l’élève comme un créateur, non comme une machine à recracher des données brutes ». Un nouveau projet a été lancé en 2013-2014 : « Donner du sens aux données par l’essence des sens »…
Intégrer des élèves handicapés en EPS
Florian Colombat est professeur d’EPS au collège Le Guillon à Pont-de-Beauvoisin en Isère. L’an passé, deux nouveaux élèves y font leur rentrée en 3ème : Théo et Corentin, deux jumeaux atteints de myopathie lourde, qui se déplacent en fauteuils roulants, n’ont jamais suivi la moindre séance d’EPS, ont changé d’établissement à cause de problèmes d’intégration. Que faire ? Réagir comme la plupart en leur disant qu’ils ne peuvent pas faire d’EPS ou les accueillir en leur donnant un rôle qui ne soit pas que de faire-valoir ? Florian Colombat prend contact avec leurs parents pour leur transmettre ses intentions : voir les deux collégiens handicapés en cous d’EPS, les inclure dans le groupe-classe, ne pas les laisser à côté des autres, mais les mettre avec leurs camarades.
Pour mettre en œuvre cette intégration, il utilise des tablettes tactiles, dont il a déjà développé des usages variés dans ses cours d’EPS : l’attrait de la technologie, la légèreté, la mobilité sont des atouts précieux. Deux applications spécifiques sont créées : l’enseignant en a établi le cahier des charges, qu’il a soumis à des éditeurs de Chambéry (Génération 5). Par exemple, une application d’arbitrage (EPS Match&score) est utilisée par Théo et Corentin pour compter les points, évaluer les points bonus (comme, au badminton, les points marqués dans une zone spéciale) : « en arbitrant, au moins on participe au cours », témoignent-ils.
L’activité ne s’arrête pas là : Théo et Corentin photographient ou filment leurs camarades en action ; ils annotent ces captures (via Skitch) avec des conseils techniques ; ils mènent à l’extérieur des recherches sur les règlements, les tactiques, les gestes ; ils se font « coachs » en animant auprès de leurs pairs regroupements, analyses, discussions. L’élève handicapé, souligne Florian Colombat, devient personne-ressource et acquiert un rôle plus important que les élèves valides. Une auto-régulation entre pairs se met en place: le professeur n’est plus le seul dépositaire de la connaissance.
Enfin, grâce à la confiance acquise et à l’intégration-inclusion réussie, Théo et Corentin ont moins d’appréhension pour pratiquer eux-mêmes une activité sportive. D’abord la sarbacane : un outil léger, adapté à leurs ressources respiratoires. Puis la danse : cette fois ils sont définitivement non plus à côté des autres mais bien dans le groupe. Les deux activités sont évaluées pour le Diplôme National du Brevet, ce qui vient parachever l’intégration en l’institutionnalisant.
La dynamique d’intégration s’est même prolongée : dans d’autres matières, aussi par le regard changé de tous les élèves du collège, cette année par les efforts que déploient les profs d’EPS du lycée où Théo et Corentin poursuivent leur scolarité (achat de tablettes, de sarbacanes…). Finalement, grâce au numérique, se diffusent le plaisir de vivre ensemble, une autre vision du handicap, une conception vivifiante de la pédagogie : il ne faut plus regarder les élèves en termes d’inaptitudes, mais bien considérer leurs aptitudes pour pouvoir mieux les développer.
Augmenter la réalité en sciences physiques
Au lycée Pierre Corneille de Rouen, Marc-Aurélien Chardine enseigne les sciences physiques et la spécialité de terminale « Informatique et Systèmes numériques » : il développe dans ce cadre des applications de réalité augmentée.
C’est en 2012, raconte-t-il, qu’il découvre ce concept qui permet la superposition de modèles virtuels sur des objets réels. Son enthousiasme retombe vite : les applications disponibles en sciences sont technologiquement magnifiques, mais pédagogiquement inintéressantes. Comme depuis 2008 il a développé ses compétences en réalisant des applications pour smartphones, il décide de créer sa propre application de réalité augmentée pour pouvoir la designer selon ses besoins pédagogiques. Le travail nécessite une phase de développement technique pour prendre bien en main les choses, explorer les diverses possibilités, obtenir un bon rendu visuel, progresser en stabilité, veiller à la facilité d’utilisation… Il implique aussi une phase de développement pédagogique : inventer les usages qui seront adaptés aux élèves et correspondront aux besoins d’un professeur de sciences physiques au lycée.
D’ores et déjà, plus de 10 applications sont disponibles sur le site Mirage (Méthode d’Inclusion de la Réalité Augmentée dans la Gestion de l’Enseignement) : comme un « app store » où l’on peut télécharger gratuitement des applications en open source (un collègue peut demander le code-source de l’application pour éventuellement la modifier à son gré). Quelques exemples : les molécules simples, les groupes fonctionnels, chiralité des acides animés, les molécules dans le sport, géométrie des molécules, les centrales nucléaires, le système solaire…
La plus-value pédagogique est forte, note Marc-Aurélien Chardine. L’outil est conçu pour mettre les élèves en activité de construction des savoirs, ce qu’on ne voit pas dans certaines applis de professionnels. La réalité augmentée permet de mieux comprendre la géométrie, d’observer le modèle théorique dans la main, de mélanger la perspective théorique et la perspective propre de l’élève : autrement dit de faire l’indispensable lien entre l’abstraction et la réalité. Ainsi, « la manipulation d’objets microscopiques au creux de la main accélère le processus de compréhension ». L’application permet d’afficher des flèches, des informations, des indices à côté ou en surimpression de l’objet observé : ils peuvent être débloqués selon les souhaits de l’enseignant pour mener une pédagogie différenciée et conformément à la logique d’indices partiels utilisée au niveau du baccalauréat S. « J’ai souvent ce genre de question en cours : « Mais M’sieur, on doit mesurer quoi sur l’expérience en fait ? » Si l’élève ne voit pas vraiment quel angle mesurer sur un dispositif expérimental, la réalité augmentée va l’orienter dans sa compréhension d’un formalisme (des angles, des mesures). » L’outil favorise l’appropriation des connaissances parce qu’il permet d’expliquer des choses qu’on ne peut exprimer autrement.
Il renforce aussi la motivation et le plaisir d’apprendre. Il invite même à d’inédites pratiques collaboratives. Avec les élèves : certains ont demandé à Marc-Aurélien Chardine qu’il leur crée une application spéciale pour leur TPE consacré aux avions furtifs, ils ont fabriqué eux-mêmes les légendes, développé des compétences techniques… Avec d’autres enseignants aussi : Marc-Aurélien Chardine invite tous les collègues intéressés à s’emparer des applications mises à disposition pour proposer de nouveaux usages pédagogiques ou à prendre contact pour en réaliser de nouvelles, par exemple autour de l’architecture et de l’histoire.
Jean-Michel Le Baut
Le projet « Du numérique à la pierre »