Le dimanche 9 février 2014, la population suisse se prononçait à 50.34% en faveur d’une initiative populaire de l’Union Démocratique du Centre (UDC) intitulée “contre l’immigration de masse”. A la suite de ce résultat, il m’est impossible de ne pas replacer ce vote dans son contexte historique.
Pour ceux qui souhaitent disposer d’une analyse du vote lui-même, je me permets de vous renvoyer aux articles en ligne et en bibliographie de Martin Grandjean et Pierre Dessemontet.
Depuis trois à quatre générations, la croissance économique en Suisse et la présence de travailleurs étrangers sont indissociables dans l’imaginaire helvétique. Or, on en oublie que jusqu’en 1888 la balance migratoire était traditionnellement négative. Au même moment, la Suisse acquiert, au détriment du monde agraire, le statut de pays industrialisé.
A ce propos, Garrido (1987 : 5) note qu’
« au niveau socio-culturel, la confrontation entre une population immigrée fortement citadine et industrielle, et une population suisse profondément marquée de traits ruraux ne va pas sans poser problème. Les immigrés vont donc cristalliser les tensions nées de l’opposition entre une vieille suisse de tradition paysanne et une Suisse urbaine de type capitaliste. »
Or, cette opposition entre Suisse urbaine et Suisse rurale existe depuis bien plus longtemps. Auparavant, cette confrontation était masquée ou se superposait à une confrontation religieuse entre une Suisse urbaine, dynamique et progressiste adossée à la Réforme protestante et une Suisse rurale et conservatiste toute empreinte de catholicisme.
Comme le note Joëlle Kuntz (2006 : 32), au 16e siècle, la population helvétique est mécontente devant les prix trop élevés et le manque de places de travail qui poussent les jeunes sans ressources à partir à l’étranger, notamment dans le service mercenaire. Quand les futurs réformés se mettent à dénoncer les mœurs corrompues du clergé, les villes s’enflamment. En Suisse, la première d’entre elle sera Zurich, capitale économique d’une Suisse comportant alors treize cantons. Elle s’embrase sous l’influence d’Ulrich Zwingli qui « prêche contre le service mercenaire, contre les prérogatives du clergé et contre la corruption » (Kuntz 2006 : 36). La bourgeoisie zurichoise y voit l’opportunité de s’accaparer les richesses du clergé tout en brisant ce qui reste des souverainetés féodales. Les basses classes précarisées applaudissent également.
Dans son sillage, Zurich entrainera les villes de Berne, Saint-Gall, Genève et Bâle. Le passage de Bâle à la Réforme obligera alors Erasme à quitter la ville. Durablement cette Suisse aux treize cantons est divisée et régulièrement au bord de la guerre civile, voire en guerre comme en 1531, entre 4 cantons urbains et protestants et 9 cantons campagnards, alpins et catholiques où « le service mercenaire n’est pas ressenti comme une plaie mais comme une assurance de survie » (Kuntz 2006 : 37).
La Révolution française et l’industrialisation réactiveront fortement les tensions entre ces deux Suisses. A l’issue d’une guerre civile de vingt-six jours (Guerre du Sonderbund), la Suisse moderne naît en 1848. Le Pacte fédéral est remplacé par une Constitution moderne inspirée de la Constitution américaine et ratifiée par le peuple. Le nouvel Etat désormais central et fédératif concrétise la victoire de l’esprit urbain, du libéralisme économique et du protestantisme.
Cependant, à partir des années 1890, les ennemis d’hier vont progressivement se rapprocher en raison de la montée en puissance du mouvement ouvrier à laquelle s’ajoute la montée des nationalismes dans les relations de la Suisse avec l’extérieur. Dès 1900, la «question des étrangers» se pose dans la société suisse et « devient dominante à partir de 1910 » (Arlettaz 2004 : 14). Dans un premier temps, la réponse à cette question a été de faciliter l’octroi de la nationalité des étrangers dans une vision libérale de la société considérant que « la Suisse est en mesure d’«assimiler» les étrangers, de les faire siens » (Arlettaz 2004 : 14).
Toutefois cette vision se heurte à la résistance des milieux conservateurs et à une opposition de type nationaliste aux postulats ethno-raciaux. Pour une partie des élites, l’immigration est « perçue comme la rançon à payer au nom du progrès », mais ce progrès est « discutable, puisqu’il est responsable de la mise en place d’une société matérialiste en totale opposition avec les valeurs de la » Suisse primitive », celle des montagnards et des paysans » (Garrido 1987 : 6).
Cette peur de l’étranger trouve un écho dans plusieurs strates de la société suisse notamment dans les populations des zones marginalisées de l’ancienne Suisse agraire, dans une part de la population suisse salariée qui tend au protectionnisme de la force de travail indigène et dans une part des représentants des professions libérales et intellectuelles qui craignent un ennemi intérieur incarné par la gauche, «forcément» influencée par l’extérieure et internationaliste, et une dépendance culturelle vis-à-vis principalement de l’Allemagne.
Marquant un tournant dans l’attitude à l’égard des étrangers, la Première Guerre mondiale voit la population étrangère diminuer d’un tiers et la suppression de la libre circulation des personnes entre Etats. De plus, trouvant son origine dans la grave dégradation des conditions de vie durant la guerre touchant tant les ouvriers que les employés, la Grève générale de 1918 effraie les élites pour lesquelles les étrangers constituent un bouc-émissaire commode et un moyen de discréditer le mouvement ouvrier suisse en le déclarant à la botte d’un complot téléguidé de l’extérieur du pays.
Désormais, la peur de l’étranger dominera la politique suisse à leur égard et s’incarnera au travers du concept, difficilement traduisible en français, d’« Ueberfremdung ». Il s’agit de la crainte d’un envahissement résultant d’une surpopulation étrangère (envahissement de la Suisse par les étrangers).
En 1920, la première initiative populaire xénophobe est lancée dans un contexte de crise et de réorientation économique du pays. A ce moment-là, les secteurs économiques le plus touchés sont ceux liés à l’industrie d’exportation. L’agriculture est en récession et le système monétaire européen est désorganisé alors que le marché intérieur est concurrencé par des produits importés bon marché. Des tensions sociales apparaissent suite à la baisse des salaires, réponse des milieux économiques à la crise et à la concurrence. En outre, en décembre 1921, 10,5% de la population active est au chômage. S’ajoute encore une crise du logement (Garrido 1987).
Au niveau politique, cette initiative coïncide avec la montée en puissance d’un nouveau parti : le parti des Paysans, Artisans et Bourgeois (PAB). Ce dernier est l’ancêtre de l’actuel parti populiste et extrémiste de l’Union démocratique du Centre (UDC), auteur la dernière initiative xénophobe qui vient d’être acceptée par une courte majorité des citoyens suisses. Le PAB a été fondé à la suite de la Grève générale de 1918. Le point central du programme du PAB réside alors dans son refus de l’urbanisation et de l’industrialisation dont le pendant est une forte nostalgie du passé. Par ailleurs, l’urbanisation menace le pays en raison du cosmopolitisme qui lui est associé et qui corromprait le sentiment national. Les écrits d’Ernst Laur, chef de file du PAB, illustre ceci et sert de filiation pour saisir l’attitude actuelle de l’UDC vis-à-vis de l’Union européenne :
« Dans la caserne locative, au contraire, sur les boulevards et dans les lieux de réjouissance de la grande ville, le développement cosmopolite de la ville étouffe souvent l’idée de patrie et celle-ci se trouve même tout-à-fait reléguée à l’arrière-plan par des intérêts économiques internationaux. C’est dans les grands centres que naissent les relations internationales, les associations et les partis internationaux; […]. » (Laur 1919 : 20)
Parallèlement, entre 1917 et 1931, la Confédération élabore une politique de séjour et d’établissement des étrangers «qui trouve sa justification officielle dans la lutte contre la «surpopulation étrangère» (Arlettaz 2004 : 95). Cette politique officielle est donc fortement influencée par les conceptions de l’Ueberfremdung. En 1931, la première Loi fédérale sur le séjour et l’établissement des étrangers fixe une politique permettant tout à la fois de restreindre l’immigration tout en répondant aux besoins des milieux économiques par une flexibilisation du marché du travail. Elle consacre l’alliance entre les élites libérale, conservatrice et nationaliste. Quatre types de permis sont instaurés dont le statut temporaire de saisonniers interdisant le regroupement familial. Seule l’entrée en vigueur en 2002 de l’accord sur la libre circulation des personnes entre la Suisse et l’Union Européenne (UE) abolira ce statut inique que certains vainqueurs du 9 février voudraient réinstaurer.
Le 9 février dernier, cette peur du changement a vu, pour 20’000 voix environs, cette Suisse des montagnards, des campagnes et des vaincus de la Guerre du Sonderbund prendre sa revanche sur une Suisse urbaine, prospère et ouverte sur le monde. Quitte à jouer l’avenir de son insolente prospérité actuelle et de ses relations avec l’UE. Comme l’indiquait déjà Joëlle Kuntz (2013 : 165), faute de s’associer à l’UE, la Suisse «condamne son indépendance à végéter dans un « nous» minuscule, impuissant à se projeter hors de lui-même. »
Vainqueur d’une courte tête, cette peur du changement et de l’étranger conduisant au repli sur soi ne doit néanmoins pas masquer cette autre Suisse de l’ouverture. C’est ainsi que les cantons et villes comportant la plus grande proportion d’étrangers dans leur population ont eux dit «non» le 9 février à l’initiative. Comme souvent par le passé, deux Suisses quasiment à égalité se font face. Elles devront s’accorder ou courront le risque d’un nouveau conflit interne aux conséquences actuellement non prévisibles. L’UE pourrait en être l’arbitre. Cela ne serait pas la première fois que la Suisse trouverait son équilibre à l’aide de l’étranger. Il en fut en effet ainsi, grâce à la France, en 1648 avec le Traité de Westphalie ou en 1803, grâce à Napoléon, avec l’Acte de Médiation…
Lyonel Kaufmann, Professeur formateur,
Didactique de l’Histoire, Haute école pédagogique du canton de Vaud, Lausanne (Suisse)
Bibliographie
Arlettaz, G., Arlettaz S. (2004). La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848-1933). Lausanne : Antipodes & Société d’Histoire de la Suisse romande.
Dessemontet, P. (2014). Requiem pour une Willensnation. In L’Hebdo (15.02.2014). En ligne. Dernière consultation le 19 février 2014. Lien : http://www.hebdo.ch/les-blogs/dessemontet-pierre-la-suisse-à-10-millions-dhabitants/requiem-pour-une-willensnation
Garrido, A (1987). Le début de la politique fédérale à l’égard des étrangers. Lausanne : Histoire et société contemporaines.
Grandjean, M. (2014). Suisse : La votation sur l’immigration en un graphique. 09.02.2014. En ligne. Dernière consultation le 19 février 2014. Lien : http://www.martingrandjean.ch/suisse-la-votation-sur-limmigration-en-un-graphique/
Kuntz, J. (2006). L’histoire suisse en un clin d’œil. Carouge-Genève : Zoé & Le Temps éditions.
Kuntz, J. (2013). La Suisse ou le génie de la dépendance. Carouge-Genève : Zoé.
Laur, E. (1920). Politique agraire. Genève/Lausanne.