Le mot nomade revient régulièrement pour évoquer l’évolution des comportements qui accompagnent le développement du numérique. Le nomadisme n’est pas nouveau, il avait même tendance à régresser, et dans certains cas à être combattu. C’est le cas du nomadisme des « gens du voyage », par exemple, terme qui désigne des communautés humaines qui se déplacent régulièrement sur le territoire avec leur maison (caravane) attachée à la voiture. La sédentarisation qui installe des nomades durablement au même endroit est un phénomène qui transforme la culture traditionnelle de ces populations. En réutilisant le terme de nomadisme pour évoquer ce que le numérique semblerait faire advenir on désigne plusieurs choses qui méritent qu’on s’y arrête car cette notion interroge l’école dont la culture est aux antipodes de la culture nomade.
Le nomadisme numérique serait, selon Wikipédia, un synonyme de la mobilité connectée. Mais cette approche restreint fortement le sens du terme nomadisme. Ce qui est un simple fait technologique de la société contemporaine, lorsque je me déplace mes objets numériques me permettent de rester connecter, est en fait un accompagnement d’une évolution à l’échelle de la planète d’un mouvement ancien qui s’est accéléré au cours des années : les migrations et donc les métissages. L’apport des technologies de l’information et de la communication s’effectue à deux niveaux : elles donnent à voir et rencontrer le monde en instantané, elles permettent à chacun de se déplacer tout en gardant les liens initiaux, identitaires. Désormais se déplacer n’est plus se couper durablement de l’autre. En d’autres termes le métissage potentiel est menacé par le lien avec ce qui fait origine, quand je suis en milieu étranger, j’ai en proximité numérique mon cercle identitaire, et au premier rang, ma famille et/ou mes amis.
On observe que l’ensemble des moyens de communications, transports physiques et numériques, est de plus en plus utilisé en particulier par la partie la plus jeune de la population qui n’hésite plus à partir loin. Les programmes d’échange internationaux ont rendu cela de plus en plus banal, les incitations multiples ont fini par séduire de plus en plus de personnes. Aller à l’étranger n’a plus le même sens aujourd’hui qu’il y a quarante ans quand, enfants, on tremblait presque en passant la frontière sous l’œil soupçonneux du douanier…. Ailleurs est à notre porte. Mais désormais on part en ayant toujours la possibilité du lien. Récemment des visioconférences sur ordinateurs portables ont pu se dérouler aussi bien avec Alep en Syrie qu’avec les villes du Niger ou encore l’Asie du Sud Est, sans que de chez nous nous ayons le sentiment d’être si loin, dans des zones pourtant troublées. Non seulement la distance s’estompe, mais l’étrangeté de l’ailleurs aussi, puisque finalement devant la caméra, le monde perçu est celui que chacun veut/peut donner à voir.
Aller loin n’est donc plus une expérience de séparation. Elle s’assimile au fait de quitter les amis à la sortie du collège ou du lycée ou encore de quitter ses parents le matin en partant à l’Ecole. Nomade, oui, mais n’importe où et toujours en lien. C’est comme si le numérique décontextualisait l’éloignement et réduisait la séparation. A ce point de vue la salle de classe, dès lors qu’elle interdit l’usage des terminaux mobiles connectés, devient un lieu étrange, voire étranger. Le douanier scolaire qui est censé veiller met cet espace « hors jeu » de la pratique du nomadisme habituel, un à distance relié. La mobilité connectée qui s’inscrit dans les dynamiques nomades contemporaines reste encore en grande partie à la porte de l’école, mais petit à petit y pénètre.
Car, comme nous avons pu le déclarer il y a quelques années, les terminaux mobiles connectés ne pourront longtemps être exclus du champ scolaire. Et ce ne sont pas quelques propositions élitistes de la Silicon Valley qui y changeront quelque chose. Le développement de la culture du nomadisme numérique est en train d’imposer le style de vie qui l’accompagne dont quelques unes des caractéristiques sont impressionnantes : communication temps réel, avertissement de communication intrusif pour l’usager, réponse immédiate, sentiment du lien rassurant… Les adultes n’échappent bien sûr pas à cette évolution et ils en sont même parfois les promoteurs auprès de leurs propres enfants, exprimant leur inquiétude dès qu’une réponse tarde. Où sont donc passées les sorties de minuit d’en temps.
On peut tenter de rester totalement étranger à cette évolution tout comme on peut l’accepter pleinement. Le problème essentiel que pose cette évolution est la prise de conscience explicite du choix que l’on fait. Cela veut dire de bien accepter en clairvoyance son propre usage des moyens mobiles connectés. Cela veut dire aussi savoir garder la maîtrise de cet état, aussi bien sur un plan technique que sur un plan humain : savoir dire « je te répondrai quand je l’aurai décidé » suppose une discipline qui s’impose à soi, résister, et à l’autre, tu ne peux exiger de moi une réponse instantanée. Comme le dit le vieil enseignant qui rentre dans la classe : avant de parler il faut lever le doigt pour demander la parole et c’est moi qui t’y autoriserai. On peut penser que dans la vie quotidienne il faudrait que chacun puisse en faire autant avec ses proches, amis, familles.
Le monde scolaire aura bien du mal à s’emparer de ce problème pour dépasser la dimension strictement réglementaire et aller vers un véritable travail éducatif. Associer les élèves à une réflexion de ce type semble indispensable si l’on veut comprendre, expliquer, faire évoluer les pratiques.
Bruno Devauchelle
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