Entre initiative individuelle et politique publique le champ de l’innovation à l’école semble relever d’un procédé qui échappe à toute tentative de modélisation. La conférence de consensus des ESPE franciliennes qui s’est tenue le 12 février, interroge la promesse d’innovation portée par le numérique à une ère où le savoir est disponible mais non forcément accessible et où l’inégalité d’accès au questionnement interpelle profondément les modèles éducatifs. Chercheurs et praticiens y ont apporté leur éclairage et ont été soumis à la question du jury et du public.
Anne-Marie Chartier : les innovations techniques porteuses de changement
Anne-Marie Chartier, historienne de l’éducation, invoque une révolution éducative dont aucun spécialiste de l’éducation n’a fait l’écho et pourtant elle nous paraît étrangement familière, voire paradigmatique. Vers le milieu du XIXe siècle, le prix du papier est divisé par 10. Les maîtres abandonnent la plume d’oie et les élèves se mettent à la plume métallique. Cette simple innovation technologique bouleverse durablement et profondément l’organisation temporelle et géographique de la classe. La plume métallique est malléable, on peut donc apprendre à écrire très tôt. L’apprentissage de la lecture n’est plus l’affaire d’un répétiteur mais il est couplé à l’apprentissage de l’écriture. On peut avoir des cahiers du jour, les enseignants se mettent à externaliser leur travail en dehors du temps de présence devant les élèves : préparations et corrections font irruption dans le travail enseignant pour ne plus le quitter. Le mobilier scolaire est impacté : il faut désormais des pupitres à tous ! Les élèves doivent apprendre de plus en plus jeunes à rester immobiles devant ces pupitres. L’organisation des interactions maître/élèves entre travail individuel écrit et collectif oral s’installe.
Outils technologiques et appropriation par les maîtres. Ce fut donc la révolution dans les salles de classe sans discours ni pouvoirs publics. Ces innovations techniques ont bouleversé de façon imprévue le métier d’enseignant et celui d’élève. Une génération plus tard, l’école de Jules Ferry acte ces changements et les transforme en politique publique. L’analyse d’Anne-Marie Chartier montre que les discours idéologiques ou politiques n’apportent pas de changements profonds dans les pratiques éducatives mais les valident « après coup ».
La question clef pour Anne-Marie Chartier est de clarifier ce que ces outils font gagner mais aussi perdre, ce qu’ils permettent de faire mieux, de faire autrement, de faire d’autre et aussi ce qu’ils peuvent dégrader, interdire ou stériliser dans ce qu’on veut préserver et faire durer. Et l’historienne de conclure que la véritable problématique est « nécessité et gageure ».
Philippe Carré : le concept d’apprenance à travers les modèles de la formation professionnelle continue
Pour le professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris Ouest-Nanterre, la notion de formation est polysémique : opportunités pour apprendre, opportunités pour s’informer voire une contrainte ennuyeuse. De plus, depuis un quart de siècle, la diffusion de la micro-informatique a multiplié les modèles : enseignement assisté par ordinateur, E-learning et maintenant MOOCs. Pour P. Carré, aujourd’hui nous serions à la recherche d’une troisième voie : celle de l’innovation et de la rétro-innovation.
L’hypothèse de P. Carré est que le poids des représentations sociales dans la formation des adultes condamne cette formation. L’expérience scolaire donne une vision de l’apprentissage comme transmission des savoirs d’un sachant vers un « formé ». Le formé est supposé réceptif, le résultat de cette transaction étant lié à la qualité pédagogique, technique, relationnel et didactique du formateur. Mes ces préconceptions fortes chez les adultes, enseignants et formateurs, est basé sur un modèle de classe relativement récent et nous fait oublier les autres modalités de formation des adultes : le compagnonnage, l’enseignement mutuel et l’auto-didactisme.
L’erreur serait donc selon M. Carré de prendre l’école comme modèle et il nous propose de penser « à l’envers » en centrant la réflexion sur le sujet qui détient les clés de la situation d’apprentissage et pour lequel une formation réussie est celle qui donne des réponses à sa situation. Dans un XXIe siècle décrit comme étant « une société cognitive » « une économie de la connaissance » « une société et une organisation apprenantes » et où nous sommes des « travailleurs de la connaissance » appelés à apprendre toute notre vie, le concept d’apprenance devient incontournable. Philippe Carré conclue son propos par un plaidoyer pour ce néologisme qui définit « un ensemble durable de dispositions favorables à l’acte d’apprendre dans toutes les situations ». S’il faut désormais penser en terme d’écologie de l’apprenance on peut s’interroger avec son compatibilité avec l’école conçue comme une obligation radicale.
Daniel Peraya : Du même à la rupture
La réalité techno-pédagogique et les changements qu’elle induit ne se plient pas à une analyse causale simpliste selon le professeur en sciences de l’éducation de l’Université de Genève. En préambule, D. Peraya nous invite à relire ce texte d’E. Brunschwig de 1970 : « La mutation est urgente car, dans quelques années, la planète supportera quelques milliards d’humains de plus qu’il faudra bien instruire et éduquer. La notion d’efficacité et de rendement de l’école se trouve donc forcément posée. » D. Peraya s’interroge si les technologies se suivent mais les pratiques ne changent pas selon ce que les chercheurs Cuban ou Larose appellent « les cycles d’engouement et de désillusion » ou bien « le syndrome de la diligence » selon lequel les enseignants feraient du vieux avec du neuf.
Toutefois, D. Peraya souligne que le contexte actuel serait favorable au changement. Les technologies d’aujourd’hui sont mobiles, flexibles, légères, individuelles donc en rupture avec celles d’il y a 20 ans. De plus, jusque-là, les techniques étaient l’apanage d’un milieu professionnel ou cantonnées à un usage domestique. Aujourd’hui, les sphères d’usages sont transversales et l’usager détourne l’outil et l’utilise à des fins pas forcément prévues par le concepteur. Cette percolation des usages transforme le statut des outils de « auxiliaires » en autant de « dispositifs ».
Une autre transformation subie par les objets favoriserait l’émergence du changement : le glissement du champ de la médiatisation. Avant elle touchait les contenus de formations aujourd’hui il s’agit en premier de la médiatisation des fonctions : gestion, planification, interaction sociale, information, soutien, production, awarness, auto/hétéro-évaluation. Pour conclure, le chercheur remarque que l’on peut d’ores et déjà assister à l’évolution des cadres pédagogiques qui vont vers plus de diversité et une forte tendance à l’ingénierie de formation.
Marcel Lebrun : l’hybridation est un chemin pour penser l’innovation dans l’école numérique
Le professeur des technologies de l’éducation à l’Université catholique de Louvain rappelle que l’hybridation est une condition ô combien difficile et qu’il convient de trouver un principe de cohérence. L’alignement constructiviste (Biggs 1999 ; Lebrun 2007) qui propose une cohérence entre les objectifs, les méthodes et les outils à coupler avec les dispositifs d’évaluation serait selon M. Lebrun un principe directeur.
Pour Marcel Lebrun, l’évolution vers le concept d’apprenance implique d’abandonner le vocabulaire des compétences et des objectifs pour le remplacer par les résultats de l’acte d’apprendre (learning outcomes). Pour ce chercheur au départ il convient de distinguer les concepts d’apprendre et d’enseigner. Apprendre serait un acte individuel et variable qui recouvre des réalités disaparates : écouter le prof, mémoriser, organiser, dégager du sens, percevoir des relations, etc. Enseigner serait transmettre de l’information, faire passer un savoir, gérer des interactions, accompagner des apprentissages, favoriser un changement de conception.
Cette évolution appelle au développement de l’esprit critique et Marcel Lebrun cite M. Serres « Avec le numérique, des processus intrapsychiques se trouvent extériorisés, objectivés. On n’a pas le cerveau vide, on le cerveau libre. » Pour Marcel Lebrun c’est le temps de la génération C, autrement dit la génération Connectée des trois « C » : communiquer, collaborer, créer. L’évolution des objectifs de la formation s’accompagne d’une évolution des méthodes. Marcel Lebrun s’attarde sur le concept de connectivisme développé par Georges Siemens. De nombreux apprenants vont rencontrer des connaissances et des compétences variées et parfois sans liaison au cours de leur carrière. De plus, l’apprentissage informel devient de plus en plus une partie de l’expérience d’apprentissage. L’apprentissage survient également au travers de communautés de pratiques, de réseaux personnels et au travers de tâches de terrain.
Le 2 octobre 2013, le quotidien Le Monde titre « l’université française passe de l’amphi aux cours en ligne » et suggère qu’une fin semblable à celle des abbayes après Gutenberg guetterait les cours en amphis. Pour Marcel Lebrun, les apprenants s’organisent eux aussi en ligne : pages facebook, blog, environnement personnalisé d’apprentissage, pages de curations etc. Un autre exemple de cette évolution des méthodes est la classe inversée où la partie transmissive de l’enseignement se fait à distance et au préalable et où les apprentissages sont basés sur les activités et les interactions. Selon M. Lebrun, cette évolution provoque un brouillage de l’espace-temps propre à la relation enseigner-apprendre et le métier de l’enseignant s’en trouve profondément modifié à la fois dans le type d’accompagnement, l’utilisation des espaces et des temps d’apprentissages.
Laurent Cosnefroy : l’autorégulation dans le développement de l’autonomie des apprenants dans les contextes d’apprentissage numériques et à distance
Laurent Cosnefroy, professeur en sciences de l’éducation à l’Institut français de l’Education, le lien entre innovation et apprentissage doit être pensé en terme d’amélioration des apprentissages des étudiants et nous emmener à nous intéresser l’expérience étudiante qui change avec l’âge. Il propose donc d’envisager l’innovation à partir de l’analyse de l’activité de l’apprenant dans le cadre de la théorie de la motivation.
Laurent Cosnefroy nous livre la définition de l’autorégulation donnée par deux spécialistes, Vohs et Baumeister, « effort consenti pour altérer ses états internes et sa conduite ». Selon le chercheur, l’apprentissage auto-régulé est un ensemble de processus par lesquels l’apprenant se fixe des buts à atteindre puis contrôle et module ses cognitions, ses émotions et sa conduite pour atteindre les buts fixés. Ensuite, L. Cosnefroy nous livre une typologie des stratégies d’autorégulation : les stratégies cognitives et métacognitives, les stratégies de gestion de l’effort et les stratégies de protection de l’estime de soi. Il introduit ensuite la notion de volition selon laquelle il n’y a pas de réalisation effective de l’intention d’apprendre.
Dans les environnements numériques d’apprentissage, nous sommes ainsi emmenés à repenser les pratiques d’accompagnement méthodologiques. De fait, il faut tenir compte du surcroît d’autonomie induit par le travail dans les environnements numériques et à distance. Le chercheur souligne l’intérêt qu’il y aurait à construire des dispositifs d’analyse de pratiques d’apprentissage et à socialiser ces pratiques pour échanger et construire des stratégies plus élaborées.
L’auteur développe un exemple inhérent à la formation à distance : le contrôle de la pertinence de l’information collectée et surtout le problème de la prise de note. En effet, alors que toutes les ressources sont disponibles, enseignants et apprenants confondent le statut de cette activité d’apprentissage avec celui d’une mémoire auxiliaire et oublie son rôle d’élaboration intellectuelle pour comprendre un concept ou le déroulement argumentatif de l’enseignant.
Afin d’améliorer les retombées de la formation pour l’apprenant, les techniques numériques susceptibles d’instrumenter l’observation de soi peuvent s’avérer décisives. La possibilité d’enregistrer l’activité d’apprentissage (données statistiques, indicateurs sur ressources, etc.) et de la restituer à l’apprenant sous forme de portfolio métacognitif constitue un apport considérable dans l’accompagnement méthodologique. L’apprenant bénéficierait d’un miroir de son parcours à travers la sélection de traces probantes pour s’auto-observer. Aux yeux du chercheur, c’est un archétype du passage d’un dispositif technique à un dispositif pédagogique. Toutefois, il en souligne la limite : cela ne vaut que pour la dimension cognitive de l’apprentissage.
Laurent Cosnefroy conclue son propos en dégageant les critères d’une posture d’accompagnement réussie. La clé de l’innovation réussie est la plasticité de l’enseignant, c’est-à-dire disposer de plusieurs modes d’intervention et pouvoir passer d’un mode à l’autre en fonction du format de la formation (présentiel, à distance), les modalités d’apprentissage proposées mais aussi l’expérience de l’apprenant.
La synthèse du Jury
En quoi les pédagogies qui convoquent les TIC renouvellent celles qui ne les convoquent pas ? Catherine Delarue-Breton, Maître de conférence en sciences du langage et Georges Ferone, maître de conférence à l’UPEC, ont présenté la synthèse du jury autour de cette question en rappelant que l’innovation est nécessité autant que gageure. Nécessité parce que les évolutions sociétales ont rendu nos modèles de formation obsolètes et parce que les techniques modifient l’accès au savoir. Gageure parce que changer suppose d’effectuer des choix explicites concernant ce que l’on veut voir perdurer, connaître les risques liés à ces choix, s’entendre sur les stratégies à mettre en place et d’y apporter les moyens nécessaires. Et de conclure que la centration sur l’élève sans interroger le rôle de l’enseignant peut être nocive.
Ange Ansour