Ce troisième article, Choukri Ben Ayed clot sa réflexion sur la refondation de l’éducation prioritaire. Dans deux articles précédents il a abordé la situation réelle de l’éducation prioritaire sur les plans de ses principes et des réalités mesurables sur le terrain. Le temps est venu d’analyser les mesures proposées par le ministre.
Quels obstacles à une réelle discrimination positive ?
Si l’éducation prioritaire ne s’est pas hissée en France au rang de réelle politique de discrimination positive, ce serait en raison de la prééminence du principe d’égalité dans le droit français : examinons en détail cette affirmation. En effet éloignée de la situation française, la discrimination positive aux États-Unis « institue les inégalités pour mieux promouvoir l’égalité en accordant à certains un traitement préférentiel » (Levade). La population cible est constituée des « membres de groupes ayant été soumis dans le passé à un régime juridique discriminatoire » (Daniel Sabbagh, « Discrimination positive et déségrégation les catégories opératoires des politiques d’intégration aux États-Unis », Société contemporaines, 2004/1 – no 53). Les actions menées visent à promouvoir les membres de ces groupes pour l’accès à l’emploi, à l’université ou l’attribution de marchés publics. Au ciblage initial fondé sur le « facteur racial » s’est progressivement substitué le « facteur territorial », qui vise « une approche socio-spatiale de la correction des inégalités ». Selon Sabbagh, il y aurait là matière à rapprochement entre la France et les États-Unis.
Cet exemple montre, qu’en matière de lutte contre les inégalités et les discriminations, le droit n’est pas chose figée. Pour la France, la juriste Anne Levade montre que « l’égalité dans sa conception traditionnelle, est conçue comme une égalité absolue bien que distincte d’un traitement absolument égalitaire ». Le principe d’égalité se révèle ainsi très complexe, car « il impose des différenciations » pour mieux se réaliser. En pratique de nombreuses différenciations légitimées peuvent s’assimiler à de la discrimination positive. La localisation géographique par exemple a déjà fait l’objet d’une approbation légale (en matière de fiscalité avec les zones franches notamment). La prise en compte de certaines situations sociales pour l’accès à l’emploi n’a pas non plus été considérée comme contraire au droit (emplois jeunes, d’avenir etc.).
Quels enseignements pour l’éducation prioritaire ?
Cette incise dans le champ du droit montre que celui-ci n’est pas un obstacle à l’institutionnalisation de différenciations. Il peut même constituer une ressource pour se faire. Rappelons qu’en France, d’après la Cour des comptes, il existe bien en matière éducative des différenciations de fait mais au profit des populations et des territoires les plus aisés. Celles-ci n’ont jamais été officiellement contestées en dépit de leur caractère profondément inégalitaire. Ceci nous inspire plusieurs réflexions prospectives.
Si nous avons évoqué le cas étatsunien, ce n’est nullement dans une logique de transposition de modèle (nous n’adhérons pas à la notion de modèle), mais pour adopter un point de vue relativiste sur la mise en œuvre des politiques publiques en France. Ce que nous appelons de nos vœux, c’est une mise en conformité urgente des paroles et des actes, par le biais d’une « différenciation légitime » de l’allocation des moyens d’enseignement, d’une « redistribution spatialisée » (pour parler comme Daniel Sabbagh), ne serait-ce que pour « rattraper » le déficit considérable de moyens qui affecte les élèves et les territoires les plus fragiles. La sous-dotation des territoires les plus en difficulté devrait à présent devenir une préoccupation centrale.
Cependant, différenciation ne veut pas dire déréglementation. Une dérive a en effet émaillé l’éducation prioritaire qui consiste, en lieu et place d’une différenciation réelle de moyens, à opter pour une déréglementation, qu’elle concerne la montée en régime de l’autonomie des établissements, les statuts des personnels, les modalités de management et d’évaluation en passant par une inflexion des programmes scolaires. Nous pensons notamment aux programmes ECLAIR et aux propositions d’école fondamentale de la Fondapol que nous avions jadis déjà critiqués. Nous nous situons aux antipodes de cette conception de la différenciation-dérégulation, nous prônons une différenciation-égalisation qui remette les élèves à égalité face aux dotations qui leurs sont dues, et qui n’hésite pas à sur-doter les territoires en difficulté, tout en maintenant le cadre national des statuts et des exigences en matière de curriculum.
Pour être concret, on pourrait exiger par exemple un plafonnement des classes en éducation prioritaire à 20 élèves, ou des collèges à capacité maximale de 430 élèves, comme le prône par exemple le collectif des quartiers populaires de Marseille, ceci sans déroger aux exigences cognitives, bien au contraire de telles conditions seraient de nature à en faciliter l’acquisition. Après tout certains cours de Sciences Po, ne sont-ils pas plafonnés à 20 étudiants ? Ce qui est possible pour « l’élite » ne devrait-il pas l’être pour l’éducation prioritaire ? Il s’agit là d’une exigence fondamentale au nom de l’intérêt général.
Quid de la refondation de l’éducation prioritaire ?
Au vu des critères que nous venons d’évoquer, comment appréhender les mesures de « refondation » de l’éducation prioritaire ? Sont-elles mues par une volonté de redistribution et de différenciation ? Il est difficile de répondre à cette question notamment parce que le détail des éléments chiffrés n’est pas facile d’accès et qu’une partie des moyens engagés concernent des formes de différenciations que l’on pourrait qualifier d’indirectes : « la priorité au premier degré », la formation des enseignants, le « plus de maîtres que de classes », la préscolarisation, etc. Il sera utile à terme d’apprécier si ces orientations légitimes sont de nature à améliorer la scolarité y compris dans les territoires en difficulté.
Les informations diffusées dans la presse ou de sources syndicales (qu’il convient de vérifier et de confirmer) font état de 100 millions d’euros supplémentaires accordés à l’éducation prioritaire. Le total de mesures affectant l’éducation prioritaire serait ainsi porté à 350 millions d’euros. Il n’est pas aisé d’interpréter ces chiffres « bruts » car pour appréhender une politique de différenciation il est nécessaire de disposer de données comparables concernant les élèves hors éducation prioritaire conformément à la méthodologie de l’INSEE en 2004. Enfin il faudrait disposer d’un minimum de recul pour apprécier les usages de ces fonds. Relevons pour l’heure que cette annonce est de nature volontariste et contraste avec des périodes antérieures marquées par une absence de soutien à l’éducation prioritaire.
Au-delà de ces remarques, un certain nombre de questionnements émergent. Une grande partie des financements dégagés semble dévolue à une revalorisation de primes ou des décharges horaires. Si les primes visent une stabilisation des personnels, les décharges escomptent le développement du travail collectif ; ces deux objectifs sont essentiels. Aussi il sera particulièrement crucial de vérifier s’ils sont atteints afin de ne pas reproduire les anomalies repérées par l’INSEE en 2004, à savoir l’instauration d’un régime indemnitaire sans effet sur le turn-over.
Une autre observation concerne le périmètre d’action. La relance de l’éducation prioritaire prévoit de nouveaux critères d’éligibilité des établissements conduisant à une réduction du nombre concernés. Si le débat sur la géographie de l’éducation prioritaire mériterait un développement spécifique, on peut craindre sous réserve de vérifications, que la sur-dotation annoncée ne soit que l’effet mécanique d’allocations de moyens destinés à un nombre réduit d’établissements.
On retiendra en revanche une idée nouvelle, celle de la progressivité des financements en fonction du niveau de « difficultés sociales » (indice social unique) des établissements (REP, REP+). Cette idée de progressivité se rapproche d’une politique de différenciation et constitue une déclinaison des préconisations de la Cour des comptes. Si l’idée de renforcer les moyens vers les établissements les plus en difficulté semble correspondre à cette logique de différenciation, elle pourrait en revanche engendrer des effets pervers. Elle risquerait de faire perdre de vue les enjeux d’une action territoriale par l’atomisation des établissements impliqués. En second lieu, il paraît nécessaire d’éviter que les établissements REP+ adoptent des fonctionnements proches des ECLAIR largement contestés.
Ainsi le texte de relance de l’éducation prioritaire apparait comme ambivalent. Si certaines mesures présentent des avancées, d’autres appellent des questionnements. Parmi les avancées on peut mentionner celles concernant l’accueil des nouveaux enseignants (tutorat), le développement du travail en équipe et l’accompagnement des équipes par des « experts », ainsi que l’idée de réseaux pérennes qui rejoint certaines conclusions des travaux de recherche. Des précisions restent à apporter sur la nature de ces « experts », de ces accompagnateurs et « pilotes » de réseaux, sur la façon dont cet accompagnement sera mis en œuvre, et plus globalement sur le contenu et les garanties de soutien et de pérennisation de ces actions dans le temps.
La formation continue des enseignants, comme principe, est également une source d’amélioration des pratiques. Il convient là aussi de mieux en connaître les contours et les modalités. Nous souscrivons également à l’idée du renforcement de la présence de personnels dans les établissements (infirmières, assistantes sociales). Là aussi des précisions sont à apporter sur le nombre d’établissements qui seront concernés. L’idée de conforter la place des parents (lieux d’accueil) nous paraît également importante mais ne doit pas occulter le fait que l’une de leurs attentes est la reconnaissance de leur statut (au sein des EPLE notamment).
Parmi les questionnements : n’y a-t-il pas une contradiction entre les mesures annoncées et l’objectif affiché plutôt modeste d’une réduction de 10 % des écarts de réussite entre les élèves en éducation prioritaire et les autres élèves ? Sur quelle base repose ce chiffre ? Traduit-il les écarts réels de sous-réussites observés dans les territoires en difficulté ? L’une des récurrences du texte est la référence à l’innovation. Si l’usage de ce terme est plutôt aisé, il ne dit rien de tangible sur les pratiques réelles. Sa banalisation peut à terme le vider de tout contenu. Rappelons ici la référence à l’ouvrage de Gabriel Langouët, Suffit-il d’innover ? (PUF 1982), concernant les relations complexes entre démocratisation et innovation. Il déconstruit cette rhétorique en insistant sur ses effets contre productifs.
Cette remarque rejoint celle concernant la construction d’un « référentiel pédagogique » pour l’éducation prioritaire afin d’offrir un « cadre structurant » pour les pratiques. Si ce cadre est nécessaire, le procédé de sa constitution nous paraît lourd d’enjeux. Le référentiel est en effet supposé émerger d’une mutualisation des « meilleures pratiques » mises au jour au plan local et validées par divers canaux, dont les « progrès de la recherche ». Cette intention louable, pour être réalisée nécessitera d’engager des moyens considérables et de s’inscrire dans la grande durée pour en escompter une efficacité. Dans le cas contraire la simple recension et la diffusion des « meilleures pratiques » ne pourrait qu’entretenir le mythe des « bonnes pratiques » supposant une transférabilité immédiate sans accompagnement formatif favorisant une évolution maîtrisée des pratiques pédagogiques.
Une dernière observation concerne les enjeux de mixité sociale et de la carte scolaire qui ne figurent pas dans le texte sur l’éducation prioritaire alors que la mixité sociale est désormais un objectif affiché dans le code de l’éducation à l’issue de l’adoption de la loi de refondation de l’école. Carte scolaire et éducation prioritaire sont donc dissociées dans la temporalité choisie par le ministère. Se posera néanmoins à terme la question de leur articulation, car une action conjointe de carte scolaire et d’éducation prioritaire (ajustement des périmètres et des catégorisations socio-territoriales) est la condition d’une lutte contre les ségrégations. Dans le même ordre idée le texte sur l’éducation prioritaire ne fait pas référence aux dispositifs inhérents à la politique de la ville. La réforme de la politique de la ville a même été votée antérieurement aux annonces sur l’éducation prioritaire. Se posera également à terme la question de l’articulation entre éducation prioritaire et politique de la ville.
Au terme de cette analyse, si la « refondation » de l’éducation prioritaire semble bien marquer des inflexions et se démarquer des périodes antérieures, il demeure certaines interrogations. Il importe à présent d’observer les modalités de mise en œuvre concrètes de mesures annoncées, d’objectiver les transformations réalisées et d’en mesurer les effets produits.
Choukri Ben Ayed
Université de Limoges, Groupe de Recherche et d’Études Sociologiques du Centre Ouest