- L’école piégée par la question laïque ?
- Voile : Que dit le rapport Dhume ?
- Fabrice Dhume : Discriminations : il faut dédramatiser ces questions
« Le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé ». Dans un communiqué publié le 23 décembre, le ministère de l’Education nationale réagit à la décision du Conseil d’Etat du 19 décembre en maintenant l’application de la circulaire Chatel de 2012. Les mères voilées ne devraient donc pas pouvoir accompagner les sorties scolaires. Une décision jugée inutile par le Snuipp, premier syndicat du primaire, et illégale par le Snpden, premier syndicat des chefs d’établissement.
La décision du ministère
Le Conseil d’Etat a rappelé que les usagers du service public et les tiers à ce service ne sont pas soumis en tant que tels à l’exigence de neutralité », explique le communiqué du ministère de l’éducation nationale. « Toutefois, il a admis que l’autorité compétente pouvait fixer des restrictions à la liberté de manifester leur appartenance ou leur croyance religieuse soit sur la base de textes particuliers, soit pour des considérations liées à l’ordre public ou au bon fonctionnement du service… Le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé. Ainsi s’agissant des parents d’élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, ils doivent faire preuve de neutralité dans l’expression de leurs convictions, notamment religieuses. C’est ce qu’indique la circulaire du 27 mars 2012 dont l’application est mise en œuvre sur le terrain avec intelligence, en privilégiant toujours d’abord la voie du dialogue. Cette circulaire reste donc valable ».
La circulaire de 2012
La circulaire de 2012 précise qu »il est recommandé de rappeler dans le règlement intérieur que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public sont pleinement applicables au sein des établissements scolaires publics. Ces principes permettent notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ». La consultation du Conseil d’Etat initiée par le Défenseur des droits, un autre reliquat du sarkozisme, avait justement pour but de clarifier la situation juridique de cette circulaire.
Or le Conseil d’Etat n’a rien apporté de neuf à ce niveau. Si ce n’est le rappel de la loi : » les usagers du service public et les tiers à ce service ne sont pas soumis en tant que tels à l’exigence de neutralité » ce qui veut dire clairement que les directeurs ou chefs d’établissement n’ont aucun droit à imposer aux parents accompagnateurs, ou aux autres intervenants, une neutralité religieuse dans leur tenue. Cette obligation n’existe que pour les agents publics. La décision d’un directeur d’exclure un parent des sorties en raison de sa tenue vestimentaire est légalement contestable.
Un tournant droitier pour Vincent Peillon ?
A la rentrée 2013, Vincent Peillon a diffusé dans les établissements une « charte de la laïcité » sensée répondre aux difficultés rencontrées sur le terrain. A cette occasion, le ministre avait défendu une vision ouverte et intégratrice de la laïcité. » Plutôt qu’une arme et une défiance, voyons (la laïcité) comme un pacte de confiance où chacun d’entre nous accepte qu’il y ait un espace commun dans lequel nous devons réserver un certain nombre de nos opinions personnelles, et où en contrepartie personne ne doit être inquiété pour une opinion, une croyance ou une appartenance. La laïcité libère, mais elle garantit et protège aussi… La laïcité libère, elle n’opprime pas. La laïcité respecte, elle ne stigmatise pas. La laïcité pacifie, elle ne brutalise pas « . La décision d’écarter certains parents des sorties semble en contradiction avec cette vision. Elle met aussi en danger les directeurs. Ce sont les deux points de vue développés par les syndicats.
Le Snuipp préfère l’intégration
Pour le Snuipp, « très clairement, il est rappelé que les parents d’élèves quand ils sont collaborateurs du service public d’Éducation nationale ne sont pas soumis aux règles strictes des agents de ce service public ». Le premier syndicat du primaire enfonce le clou : « la circulaire de Luc Châtel ne peut donc être lue comme une interdiction systématique des mamans voilées lors des sorties scolaires ». Le Snuipp s’appuie sur les pratiques de terrain : » les pratiques enseignantes montrent qu’il est tout à fait possible à la fois de faire respecter les principes de laïcité en bannissant tout prosélytisme et de favoriser la participation de toutes les familles, partenaires indissociables de la réussite de leurs enfants. Il rappelle que l’école publique a pour mission l’intégration et pas la stigmatisation ni l’exclusion d’une partie de la communauté éducative ».
Le Snpden demande une loi
Pour le Snpden, les propos ministériels ajoutent à une confusion que seule une loi pourrait trancher. » Le conseil d’Etat estime qu’une circulaire ministérielle pas plus qu’un règlement intérieur n’ont à se substituer au législateur en matière de libertés publiques. Il estime donc que les collaborateurs temporaires et bénévoles du service public ne peuvent pas être soumis au principe de neutralité pour le motif formel qu’ils ne constituent pas une catégorie juridique. Le même avis souligne pourtant que les missions qui leur sont confiées relèvent du principe de neutralité mais que, en l’absence de loi, il passe par des « recommandations » abandonnées à l’appréciation des directions des établissements mises dans une situation qui rappelle celle qui prévalait avant 2004 pour les élèves ». Pour le Snpden, « si la circulaire s’applique toujours, elle ne constitue plus le point d’appui juridique suffisant dont ont besoin les directions d’établissements auxquelles ne peut être renvoyé le soin de résoudre des questions de libertés publiques relevant du législateur. Seule la loi évitera la multiplication de polémiques et de contentieux qui desservent le projet républicain ».
La décision ministérielle ne semble donc ni répondre à une demande du terrain, ni susceptible d’apporter une solution aux directeurs d’école qui cherchent à bien faire, particulièrement ceux qui cherchent à nouer des liens entre école et familles. Pour le ministre, elle semble surtout porter l’espoir de mettre fin à une campagne politique de l’opposition. Mais à quel prix ?
François Jarraud
L’avis du conseil d’Etat
http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/conseil[…]
La décision ministérielle
http://www.education.gouv.fr/cid76045/etude-du-conseil-d-etat-reali[…]
Communiqué Snuipp
http://www.snuipp.fr/la-laicite-doit-favoriser-la
La circulaire de 2012
http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html?cid_bo=59726
A propos de la charte de la laïcité
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/09092013Art[…]
En EPS
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/09/09092013Arti[…]
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La dernière recommandation de V Peillon à propos des accompagnatrices voilées s’ajoute à une longue série de décisions similaires de ses prédécesseurs. Or dans le contexte de l’Ecole française, ces instructions ministérielles sont particulièrement contre productives. L’expérience montre qu’elles pourraient avoir des suites dommageables. Elles vont exactement à l’opposé de la politique affichée par le ministère qui dit défendre une école juste, inclusive et vouloir lutter contre le décrochage.
Lancé et alimenté par la droite, le nouveau débat sur la laïcité empoisonne la vie scolaire depuis une dizaine d’années. Chaque échéance électorale rallume une mèche nauséabonde car le débat vise, chacun le sait, l’Islam. Rappelons-nous, pendant la dernière campagne des présidentielles, le « pacte républicain » diffusé par l’UMP qui ciblait précisément cette religion. « Alors que l’Europe sécularisée avait presque oublié la question religieuse, le développement de l’islam la remet à l’ordre du jour et rend nécessaires certaines clarifications parce que des valeurs essentielles de la République sont remises en cause… et que cela fragilise l’ensemble de la communauté nationale », écrivait l’UMP. Rappelons nous les propos de Nathalie Kosciusko-Morizet, alors ministre, à propos « des enfants de 6 ans qui refusent de manger du hachis Parmentier à la cantine sous prétexte que le boeuf n’a pas été égorgé comme il est prescrit rituellement »… Force est de constater que la loi de 2004 n’y a pas mis fin. La charte de la laïcité non plus.
Ces campagnes trouvent une appui formidable dans une histoire et une conception de l’Ecole. Après tout, l’école républicaine s’est construite sur la méfiance envers les parents. Elle a développé , et la société française à sa suite, une conception de l’intégration qui repose sur l’uniformité. Parents et élèves n’ont pas de droits réels dans une Ecole qui se veut une institution étanche au monde. Ses références chrétiennes lui semblent aller de soi. L’Ecole accueille et fait se développer des élèves sur des parcours homogènes. L’hétérogénéité comme la diversité lui posent problème. Enfin, l’Ecole a pu longtemps mettre de coté une proportion énorme d’élèves sans que cela pose de problème à la société qui ne voyait pas chez elle le principal moteur d’ascension sociale.
Aujourd’hui ce débat laïc ne pèserait pas si lourd si le contexte de l’Ecole française n’était devenu discriminatoire. Pisa vient de nous rappeler que l’Ecole française est particulièrement injuste socialement. La même enquête montre aussi qu’en France les résultats scolaires sont liés à l’origine ethnique. A condition sociale égale, on observe un fort écart (environ une année d’école) entre un jeune autochtone et un allochtone. Les travaux de G Felouzis ont mis en évidence les phénomènes discriminatoires dans le système éducatif. En 2004, il nous disait » On ne peut pas parler de xénophobie ou de racisme. Mais on observe en effet de la ségrégation au collège et certaines origines en sont plus victimes que d’autres : c’est plus net pour les personnes originaires du Maghreb, d’Afrique noire ou de Turquie. Peut-on parler de discrimination ? Oui et non. Oui car cela crée une situation sociale qui produit une identification de l’individu sur une base ethnique qu’il soit allochtone ou autochtone. Dans les collèges, on observe que ça incite à produire des identités centrées sur l’ethnicisation ». Ce ne sont évidemment pas les personnels qui créent cette situation. Mais l’organisation même de l’Ecole. Par exemple le fait que l’on trouve normal que la scolarité post bac des enfants des milieux favorisés coute 4 fois plus cher que celles des collégiens de zep et 2 fois plus cher que le cout d’un étudiant… Cet « apartheid scolaire », pour reprendre la formule de G Felouzis, est devenu si banal qu’il ne suscite même plus de réactions lors des visites d’établissements, de lycées professionnels par exemple. Dans ce contexte, toute mesure qui cible une catégorie déjà discriminée accentue le sentiment de discrimination. Or c’est bien le cas des jeunes de tradition musulmane.
La mesure prise par V Peillon intervient aussi à un moment où l’Ecole semblait vouloir repartir sur de nouvelles bases. La loi d’orientation a rompu avec l’ancienne conception de l’Ecole en adoptant l’idée d’une école inclusive. C’est à dire non pas une Ecole où l’élève doit se fondre dans le moule pour être inclus mais une Ecole qui accepte la différance. En même temps, elle fait de la lutte contre l’échec et le décrochage scolaires des priorités absolues. Et c’est aussi ce que nous imposent les résultats de Pisa. Pour l’Ecole française, la scolarité des jeunes issus de l’immigration devrait devenir l’objectif principal.
Or on aurait tort de croire que les propos ministériels sont sans conséquences. En 2011, avant même l’écriture de la circulaire de 2012, après les déclarations de Luc Chatel soutenant une directrice qui avait interdit d’accompagnement des sorties des mères voilées, on avait vu les incidents se multiplier. Dans tel collège une mère portant un fichu à fleurs était interdite d’entrée. Dans tel autre des élèves portant une robe trop ample menacées d’exclusion. Pourtant Luc Chatel avait pris la précaution d’équilibrer sa décision avec la création d’un « conseil scientifique sur les discriminations à l’école », confié à François Héran, qui n’a pas laissé un grand souvenir..
Peut-on mettre un terme à la surenchère sur la laïcité en la récupérant ? C’est bien ce que fait V Peillon qui en tente une lecture de gauche en faisant inscrire dans la loi d’orientation l’enseignement de la morale laïque puis en publiant sa « charte de la laïcité ». La décision ministérielle de se rabattre sur les thèses sarkozistes de L. Chatel est-elle à même de clore le débat ou va-t-elle alimenter les fantasmes ? Elle interroge en tous cas sur les priorités éducatives du ministère. Faudrait-il un rééquilibrage ?
François Jarraud
- L’école piégée par la question laïque ?
- Voile : Que dit le rapport Dhume ?
- Fabrice Dhume : Discriminations : il faut dédramatiser ces questions
Faut-il y voir, dans le rapport Dhume, la menace du naufrage d’un bastion de la laïcité ou la restauration d’une égalité de traitement malmenée par la loi ? Le rapport sur les Mobilités sociales, rédigé par Fabrice Dhume à la demande du Ministère du Travail et du Ministère délégué à la réussite éducative, a suscité une vive émotion en préconisant la « suppression des dispositions légales et réglementaires scolaires discriminatoires, concernant notamment le « voile » ». A regarder de plus près ce que dit le rapport, on comprend que la question n’a rien d’une provocation gratuite. Comment changer les regards sur les personnes immigrées et leurs descendants ? demande la lettre de mission signée de George Pau-Langevin et de Michel Sapin. En rectifiant les biais institutionnels qui pérennisent les discriminations, répond Fabrice Dhume. Au risque de pousser l’audace un peu au-delà de la demande ministérielle ?
Un constat liminaire : la discrimination existe
La discrimination sévit dans le système scolaire et dans le monde du travail. En dépit de la bonne volonté des acteurs, en particulier dans le monde éducatif, des réflexes et des mécanismes opèrent, qui aboutissent à des effets mesurables : orientation, réussite scolaire et professionnelle, les statistiques témoignent de corrélations régulières entre groupes d’origine et destinées sociales. Ce sont bien ces mécanismes que le gouvernement entend dépasser par la « refondation » de la politique d’intégration. Mais pour Fabrice Dhume, auteur du volet « mobilités sociales » du rapport , inutile de restaurer des fondations mal posées, déformées par le mauvais usage public et connotées par les implicites de l’histoire. L’injonction d’intégration, à titre d’exigence citoyenne minimale, s’est muée progressivement en impératif d’assimilation, c’est-à-dire d’identification complète à un modèle national inaccessible parce que fantasmatique. Le « modèle français » se définirait essentiellement par opposition aux indices d’ethnicité et d’altérité qui naissent des attentes de conformation à cette « souche » culturelle indéfinissable.
Principes antiracistes et pensées hégémoniques
Selon Fabrice Dhume, il faut se détacher d’une vision tournée vers les seuls effets de la discrimination, qui conduit à identifier les facteurs discriminants comme des données objectives externes, peu modifiables, auxquelles on ne peut tenter de remédier que par des actions ponctuelles. Mieux vaut observer la construction de ces facteurs dans le mode de fonctionnement des institutions, à un niveau qui dépasse les mentalités individuelles et qui précède les phénomènes socio-économiques. Le choix des mots (quartiers dits « sensibles »), la classification des personnes (issues de la « diversité »), les concepts spécifiques (publics scolaires « allophones ») engendrent des objets théoriques susceptibles de faire l’objet d’un traitement technique. Mais par là-même, ils sortent du champ des choix politiques et des arbitrages du droit commun. Ce qui permet de détacher les questions de discrimination des enjeux passionnels de la société civile, pour les transposer dans un cadre de réflexion plus détaché. Mais dans le même temps, ces catégories abstraites offrent aux préjugés et aux stéréotypes le cadre théorique qui leur faisait défaut : elles confortent l’idée d’une différence indépassable entre « eux » et « nous », qui justifie un traitement spécifique de normalisation. En résulte, en aval, une gestion juridique et politique des discriminations, qui prend forme de concession par surcroît : politique de « discrimination positive » ou rares condamnations juridiques de discriminations à l’embauche, le bénéficiaire resterait redevable à la puissance publique de la faveur qu’elle lui fait de compenser son « handicap ».
L’institution scolaire et l’inégalité des chances
Si l’institution scolaire joue un rôle primordial dans ces mécanismes de construction d’une altérité discriminante, estime Fabrice Dhume, ce n’est pas en raison d’une défaillance des enseignants : leur volonté de contribuer à la réussite de tous les élèves n’est pas discutable. Mais les ressorts inconscients d’adaptation aux normes institutionnelles ne sont pas sans effets sur les pratiques scolaires. En matière d’appréciation ou d’orientation, la règle de la conformation normative prévaut. Les mécanismes identitaires jouent à l’insu des acteurs et contribuent à cimenter les disqualifications. L’assimilation d’une culture commune par tous et de tous, mission d’État de l’institution, empêche d’envisager la perspective d’un multiculturalisme et d’un plurilinguisme scolaires qui désamorceraient les inégalités liées à l’appartenance originaire. La bonne normalité, celle qui doit permettre de réussir et de bien s’intégrer, reste indissociable d’une pensée hégémonique à l’œuvre dans toutes les strates de décision de la société, et qu’il ne serait ni prudent, ni expédient de mettre en cause.
La question de la laïcité et du « voile » à l’école
En ce sens, le principe de laïcité dans les institutions publiques, et en particulier à l’école, pâtit d’une acception contradictoire : sa fonction est régulatrice et tend à garantir à chacun le libre exercice de sa religion, dans le respect de l’ordre public, rappelle Fabrice Dhume. La laïcité n’est pas en ce sens une valeur, mais une règle qui limite le pouvoir des institutions et favorise la tolérance à l’égard des pratiques religieuses. Utilisée à l’inverse comme instrument polémique, au service d’une idéologie de tradition nationale, elle favorise le rejet des populations vues comme « musulmanes » au titre d’une altérité de croyance perçue comme anormale. La question du « voile » à l’école, la loi qui en interdit le port y compris pour l’accompagnement des sorties scolaires, apparaît ainsi comme une manière de cristalliser les tensions et d’exacerber les passions identitaires conservatrices, plutôt que comme une mesure nécessaire au maintien de l’ordre public. En condamnant le signe d’appartenance à une religion particulière, la loi semble stigmatiser la religion elle-même comme potentiellement délictueuse. En somme, la défense du principe de laïcité comme garant de la liberté de conscience de chacun se muerait par la loi en police des croyances, là où une gestion locale des tensions (par le moyen de règlements intérieurs, par exemple) permettrait une souplesse de compromis beaucoup plus satisfaisante.
Le problème des discours performatifs
Dans le domaine des discriminations catégorielles, en particulier raciales (c’est-à-dire fondées sur une différenciation naturaliste imposée par un groupe dominant à un autre groupe), les effets performatifs à rebours du discours sont permanents. Ce qui est dit et entendu vient nourrir et renforcer les stéréotypes et les préjugés inconscients chez l’ensemble des acteurs. Les modèles construits, même discriminatoires, peuvent devenir des contre-objets d’identification offensifs, les soupçons les plus spécieux prennent forme de croyances, parfois de convictions. C’est la raison pour laquelle Fabrice Dhume en appelle à une réappropriation politique de la question du vivre-ensemble dans une égale dignité et un sentiment de respect réciproque des différences. Il préconise une démarche volontariste d’inclusion, qui suppose une élaboration conjointe des éléments entre eux, plutôt que d’intégration ou d’assimilation, qui sous-entendent une asymétrie entre une majorité légitime et une minorité forcée. Mais pas à la faveur d’une rhétorique ad hoc : les déclarations de principe ont fait la preuve de leur impuissance face aux réalités sociales. C’est pourquoi le rapport préconise des « leviers » concrets d’évolution, d’abord transversaux, mais aussi dans le domaine scolaire (entre autres, un discours clair et assumé sur les mécanismes de discrimination, une « alliance avec les publics de l’école », un développement des coopérations et régulations entre enseignants, élèves et parents) et dans le domaine de l’emploi.
Pourquoi un tel tollé sur la question du voile ?
La proposition de suppression de la loi sur le port du voile à l’école n’est qu’un des leviers transversaux proposés par Fabrice Dhume ; mais on comprend, au regard de l’ensemble du rapport, qu’il la tienne pour une condition indispensable à l’assainissement des conditions de la réforme. Cependant, l’adoption de cette loi, dont il dénonce le trucage et la manipulation idéologiques, a rigidifié des clivages dont il serait utopique de penser qu’ils s’aboliraient du même coup. Le problème n’est d’ailleurs pas tant religieux, comme il le souligne, que traditionaliste. L’antagonisme n’est pas entre les religions (qui s’accordent assez bien sur le conservatisme moral) ni entre religions et État (qui entretiennent un accord consensuel), mais entre une tradition nationale dominante et la menace (supposée) d’une rivalité « étrangère ».
Or ce n’est pas ainsi que les défenseurs du principe de laïcité scolaire risquent de l’entendre, mais plutôt comme le désaveu de leurs efforts pour assurer une culture commune partagée qui ne cède pas aux réquisits d’une religion quelle qu’elle soit. Le danger d’une suppression vécue comme une abdication des principes, fussent-ils mal établis, est la menace d’un affaiblissement d’autorité, là où le rapport de force est instauré entre représentants de l’autorité publique et tenants de l’autorité confessionnelle.
Peut-être est-ce d’ailleurs la meilleure preuve de la justesse des analyses de Fabrice Dhume : en posant la question des mobilités sociales non pas sous le jour attendu de la « panne d’ascenseur social », dont il réfute l’intérêt théorique, mais sous celui d’une fixation identitaire nationale, dont il propose le dépassement comme remède à une sclérose dont pâtit la population dans son ensemble, il prend le risque (et le gouvernement commanditaire du rapport avec lui) de se heurter à une violente réaction des forces de blocage qu’il met ainsi face au miroir. Mais la réalité sociale est aussi tissée de ces rapports de représentation au sein desquels se trament les rapports et les tensions ; la responsabilité du politique est aussi de veiller à n’en pas déchirer trop brusquement le maillage, mais à en dénouer patiemment les arcanes.
Jeanne-Claire Fumet
Le rapport
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics[…]
- L’école piégée par la question laïque ?
- Voile : Que dit le rapport Dhume ?
- Fabrice Dhume : Discriminations : il faut dédramatiser ces questions
« Il y a des lois ou des circulaires de nature discriminatoire, dont celle de 2004 mais pas exclusivement ». Fabrice Dhume revient sur la polémique qui a accueilli son rapport. La meilleure réponse, selon lui, c’est déjà de le lire.
Comment fonctionne, selon vous, la discrimination dans le système scolaire ?
Ce que l’on sait à partir des travaux dont nous disposons, c’est que la discrimination fonctionne de manière très diffuse : elle ne se concentre pas à un seul endroit du système scolaire, mais à tous les niveaux et dans toutes les dimensions de son fonctionnement. Par exemple, dans le domaine des interactions avec les élèves ; on connait bien cela concernant le genre, la classe sociale, mais il y a moins de travaux sur les questions ethnico-raciales. Dans le domaine de l’orientation scolaire, dans le fonctionnement des conseils de classe, un certain nombre de filtres dans la manière de juger, d’évaluer les dossiers, la capacité de réussite des enfants, sont constamment à l’œuvre.
Est-ce trop tabou pour qu’on se penche sur ce problème ?
Oui, il y a un vrai problème de reconnaissance, un défaut de légitimité de ces questions dans l’institution scolaire, mais aussi dans le champ scientifique. Ce qui explique qu’on a assez peu de travaux : il manque l’espace académique qui permette la reconnaissance de ces questions.
La lutte contre le racisme n’a-t-telle pas fait progresser les pratiques et les mentalités ?
On a tendance à confondre la question de la discrimination dans une question de racisme et à l’aborder du point de vue des questions de mentalités, d’idéologie. L’approche anti-raciste entre, si on peut dire, par en haut, par les côtés « idéels ». La question discriminatoire entre plutôt par en bas, par la question des pratiques : est-ce qu’on traite tout le monde de la même manière ? La réponse est non. Mais quel est le lien entre la forme de traitement et les idées ? C’est très compliqué : d’une part parce que l’idéologie, dans le champ scolaire, n’est probablement pas la principale raison, les enseignants adhèrent très majoritairement au projet anti-raciste. Mais d’autre part, les tabous sur les catégories ethnico-raciales laissent penser (et c’est une particularité assez française) que si on était aveugle à la « race », et qu’on ne prononçait pas ce mot, il n’y aurait pas de problèmes. Alors qu’on sait bien que ce n’est pas en le cachant qu’on va résoudre le problème : pour une part, les mécanismes à l’œuvre sont rendus invisibles, soit mentalement, soit parce qu’ils sont effacés derrière d’autres normes. Par exemple, les normes scolaires : qu’est-ce qu’on considère comme un bon comportement scolaire ? Les théories culturalistes dont les enseignants disposent, comme tout un chacun, conduisent à interpréter certains comportements jugés a-scolaires comme liés à la culture d’origine de certains publics. En croyant raisonner scolaire, on embraye sur un certain nombre de jugements disqualifiants pour les élèves, et on s’empêche de réfléchir à ce qui dans les interactions et la situation scolaires, provoque ces écarts et permettraient de les travailler.
Comment analysez-vous les réactions très vives suscitées par la publication de votre travail ?
L’analyse de cette polémique reste à faire. C’est venu très vite et pas de n’importe où : la polémique est née d’un article du Figaro, dans une stratégie manifeste de manipulation, qui a été reprise par tous les médias comme une information. La désinformation porte d’abord sur le statut de la piste de travail sur la loi de 2004, concernant le port du voile. La commande qui avait été faite était de donner des propositions d’action. Mais ça ne sert à rien si on ne clarifie pas la nature du problème. Quel est le défi auquel il s’agit de faire face ? En raisonnant ainsi, on a montré que les termes de départ étaient biaisés, en particulier celui d’intégration. Il fallait repenser, renommer, mais aussi redéfinir le sens : quel message politique s’agit-il d’envoyer aux gens ?
Nous avons fait un travail pédagogique : retracer ce que nous savons de l’histoire, des dossiers politiques, des mécanismes, de l’action publique depuis une quinzaine d’années sur les discriminations. La recherche a accumulé des données sur ces questions. Cela nous paraissait au moins aussi important que les préconisations en tant que telles. A partir du moment où l’on accepte que l’une des difficultés de la société française est qu’elle ne cesse de reconstruire des frontières qui assignent les gens à une place limitant leur mobilité sociale, qu’elle durcit ces frontières et a tendance à créer des boucs émissaires ou à opposer les gens les uns contre les autres, on se trouve dans une lecture idéologique et non plus pragmatique de la situation. A partir de là, pour agir pragmatiquement sur ces frontières, les assouplir, il faut dédramatiser ces questions. Il faut agir sur ces mécanismes de polarisation et de fantasmes.
Mais vous attaquez à l’endroit où les mentalités sont le plus rigides…
Il s’agit de pointer la direction de ce travail, de dire : ça va jusque-là. Nous proposons d’abord des principes d’action que nous avons beaucoup détaillé, qui ne sont pas des préconisations. On nous reproche qu’il y en ait trop. Mais notre souci est de bien montrer les articulations qui les soudent. C’est pourquoi nous proposons des leviers d’action. A titre d’illustration : le levier qui porte sur le cadre juridique. Que faut-il y changer ? En termes de discriminations, le cadre juridique est bien construit : la question n’est pas de faire de la loi supplémentaire. Par contre, il y a selon nous deux éléments nécessaires à travailler : d’une part ce cadre reste très difficile d’usage par les personnes discriminées, il y a des choses à assouplir par des actions du type class-action c’est-à-dire des actions collectives, qui sont envisagées par ailleurs. Et d’autre part, il y a des lois ou des règles qui sont en elles-mêmes discriminatoires, c’est une discrimination organisée par la loi : par exemple les emplois fermés aux étrangers. Dans le domaine scolaire, il y a des lois ou des circulaires de nature discriminatoire, dont celle de 2004 mais pas exclusivement. A partir du moment où on s’est bien entendu sur le problème, il faut avoir le courage de poser jusqu’au bout un certain nombre de questions, même quand elles touchent de façon très directe, on l’entend bien, aux fantasmes de la société française.
Le premier mode de résistance face à ce genre de polémique, c’est d’abord de faire l’effort de lire par soi-même et de voir avec quoi nous sommes d’accord ou pas d’accord. S’obliger à préciser où nous nous situons dans ces questions. Si la polémique à au moins cet effet-là, ce serait déjà un petit bout de chemin réalisé…
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
La Diversité face à la discrimination
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/12/19122013Arti[…]
Le tabou de la discrimination ethnique enfin levé ?
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Le rapport
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics[…]
Voile : Peillon maintient la « neutralité » des parents accompagnateurs
« Le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement préservé ». Dans un communiqué publié le 23 décembre, le ministère de l’Education nationale réagit à la décision du Conseil d’Etat du 19 décembre en maintenant l’application de la circulaire Chatel de 2012. Les mères voilées ne devraient donc pas pouvoir accompagner les sorties scolaires. Une décision jugée inutile par le Snuipp, premier syndicat du primaire, et illégale par le Snpden, premier syndicat des chefs d’établissement.
La décision de V Peillon
http://cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2013/12/27122013Artic[…]
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