A lire la littérature sur l’innovation pédagogique avec le numérique, il est fréquent d’entendre parler de « collaboration », d’apprentissage collaboratif. A coté de ce terme circulent aussi les termes de coopératif, collectif. Il y a maintenant de nombreuses années que des auteurs on parlé du « travail de groupe » ou du « travail d’équipe » pour évoquer des pratiques pédagogiques en classe. L’effet du numérique est-il un simple toilettage lexicale ou un changement de paradigme ? Si l’on en juge par la quantité de travaux sur les notions de groupe, communautés, interactions, entre autres, on peut penser qu’il y a là un simple toilettage.
Pour notre part, nous considérons que le numérique s’il ne change pas les pratiques pédagogiques, il les enrichit, il les « augmente » pour employer la rhétorique autour de la « réalité augmentée », de « l’humain augmenté ».
Mais il faut aussi revenir aux termes pour savoir de quoi l’on parle plus précisément. Et c’est là que ça se complique un peu. En effet chacun tient sa définition, son concept mais bien évidement les termes recouvrent de nombreuses réalités qui, pourtant, sont souvent beaucoup plus simples que cela. En effet les pratiques dans ce domaines sont toutes centrées sur la question du passage de l’individuel au collectif et du collectif à l’individuel. Pour préciser cela, la question qui se pose est de savoir comment chacun de ceux qui apprennent tirent profit d’une situation de travail avec d’autres. Et pour aller plus loin, il s’agit de savoir qu’elles sont les situations de travail avec d’autres qui sont les plus profitables à l’apprentissage.
On s’aperçoit qu’avec le numérique, il y a un allant de soi : l’apprentissage collaboratif serait la clef de la réussite des dispositifs d’enseignement avec le numérique. Or cette approche est issue en premier lieu des échecs de l’idée de l’élève/l’adulte seul devant son ordinateur. En effet de nombreuses représentations de l’informatique sont construites sur cette représentation individuelle de son utilisation. Cette approche est relayée par l’opposition, en particulier dans le monde du travail, entre le travail seul dans un bureau (ou un openspace) et le travail en réunion, en groupe, voire autour de la machine à café…. La machine symbolise alors l’isolement. Avec le développement des pratiques de communication par le numérique (pourtant présente dès le début) même devant ma machine je suis en relation avec d’autres. C’est la forme de cette relation qui va donc être déterminante.
Dans leurs études sur les communautés de pratiques, Wenger et Lave (1998) puis celles sur les communautés d’enseignants (Charlier, Daele et alii 2005) les auteurs ont mis en évidence ces pratiques et leur bénéfice pour ceux qui les mettent en oeuvre. A l’instar de l’approche socioconstructiviste en éducation (Vigotsky, Bruner, etc..), les interactions humaines ont pris davantage d’importance en particulier par rapport à l’interactivité machinique. En d’autres termes la pauvreté de la relation avec la machine doit s’effacer au profit de la richesse des échanges humains. Cette approche, confortée au début des années 2000 sur la formation ouverte et à distance, (C. Deaudelin, T. Naux etc..) fait aussi problème dans un système scolaire qui prône la réussite individuelle au sein du groupe classe. La méritocratie scolaire que prône une forme d’élitisme républicain induit le plus souvent une stratégie du « moi d’abord ». Cette stratégie est parfois traduite en « moi tout seul ». Mais une observation plus fine des pratiques des meilleurs élèves montre qu’en réalité ils travaillent « avec les autres », mais pas forcément d’abord « pour les autres ». Collectifs ? Coopératifs, Collaboratifs ? Quel est ce positionnement ?
La mise en avant de formes d’enseignement comme l’inversion ou les cours en ligne, loin d’être une nouveauté, est en fait, lui aussi le toilettage de modèles anciens que le numérique permet de faire revenir au gout du jour, avec des moyens complémentaires. Or ils font eux-aussi apparaître l’importance des interactions dans l’apprentissage. En effet, regarder une vidéo seul et parfois même à plusieurs ne suffisant pas pour l’apprentissage, il faut donc aller chercher dans les échanges entre « spectateurs » si l’on veut que ce visionnage prenne sens et s’inscrive dans un trajet d’apprentissage. Dans les manières d’interagir il y a beaucoup à dire. Ainsi avec les TBI, certains enseignants disent : « les élèves peuvent interagir ». Or si l’on compare cette pratique avec une pratique du tableau, il n’y a pas grande différence, faire venir un élève au tableau, blanc ou numérique, n’engage pas d’interaction humaine bien différente. Avec les tablettes (ou les ordinateurs portables), le problème de l’interaction s’enrichit du fait de l’écran individuel d’une part, de la possibilité éventuelle de partage (au travers d’une projection de la tablette), du fait des échanges possibles directement que permet la mise en réseau des machines d’autre part.
L’instrumentation des interactions humaines au sein de l’espace de classe (amphi ou autre) est un phénomène nouveau pour les enseignants. Il est aussi déstabilisant pour la forme scolaire que l’est l’accès à des informations externes. La pluriactivité coutumière des usagers du numérique (jeunes en particulier), permet des usages simultanés des différentes formes d’interaction. Autrement dit l’ordre traditionnel de la salle de classe est menacé par la puissance des moyens de communication. C’est pourquoi nombre d’enseignants commencent à s’investir dans des activités de groupe, de travail en équipe. TPE et IDD avaient largement indiqué la marche à suivre, et petit à petit, en particulier en lycée, les choses évoluent.
Reste cependant un écueil : la taille des classes, des groupes. En effet le pilotage du travail de groupe et d’équipe est souvent contrarié par des éléments non pédagogiques : forme des salles, mobilier, bruit etc… Les enseignants habitués au travail en atelier ont souvent plus d’aisance pour y parvenir. Toutefois, les impératifs programmatiques de l’école ne sont pas favorables. D’autant plus que lorsque l’on regarde des groupes au travail on « voit » moins ce qu’ils apprennent que lorsque le professeur fait cours et que les élèves prennent des notes sur papier…. Et pourtant on sait que la mémorisation ne suffit pas, dès lors que l’on vie la compréhension….
Bruno Devauchelle