Tout a-t-il été essayé en terme de décrochage ? » La responsabilité du décrochage scolaire est souvent attribuée à des problèmes de déficience parentale. Parfois également elle se naturalise dans un vision du jeune paresseux… Ces deux visions sont pour nous autant de simplismes qui dédouanent le milieu scolaire de toute influence dans la construction de ce décrochage », écrit Catherine Blaya, professeur à l’Université de Bourgogne et co-fondatrice de l’Observatoire européen de la violence scolaire. Alors encore un livre qui accuse l’école ? L’ouvrage de Catherine Blaya, « Décrochages scolaires » au pluriel, est bien plus fin et précis que cela. « Il ne s’agit pas de dire que « c’est la faute à l’école ».. mais de montrer que dans ce phénomène hyper complexe il faut tenir compte aussi bien des facteurs exogènes que endogènes. » Un éclairage à découvrir dans l’entretien qu’elle nous a accordé.
A-t-on une idée de l’importance de l’absentéisme et du décrochage ?
L’institution scolaire sait mieux recenser l’absentéisme lourd ou chronique que l’absentéisme occasionnel. Une enquête que j’ai publiée récemment dans Les Sciences de l’Education pour l’Ere nouvelle (Vol ; 42, n°4, 2009) montre que plus d’un tiers des élèves déclare s’absenter une journée ou plus sans excuse mais seulement 6.7% plus de cinq fois. 41.2% disent « s’être absenté dernièrement » témoignant que la norme « journée ou demies-journées est insuffisante, l’absence à un cours pour des raisons d’incompatibilité d’humeur avec l’enseignant ou la matière enseignée étant souvent mentionnée par les répondants (il s’agissait de questionnaires administrés par le chercheur en dehors de la présence des adultes de l’établissement. La connaissance institutionnelle de l’absentéisme lourd (ou fréquent) rejoint les résultats de notre recherche sur l’absentéisme « auto-déclaré », par contre, 29% des répondants disent s’absenter occasionnellement (sans autorisation).
L’importance du décrochage scolaire est dépendante de la définition du phénomène et son évaluation varie selon les indicateurs utilisés: s’intéresse-t-on au décrochage à 16 ans comme le fait le ministère de l’Education nationale ou s’intéresse-t-on au décrochage plus tard, vers 20-25 ans comme le font les chercheurs du Céreq ? En France, selon le ministère de l’éducation, on s’intéresse aux jeunes encore sous obligation scolaire qui quittent le système prématurément ou ceux qui le quittent à 16 ans sans diplôme et selon ces données, les pourcentages seraient de 7% de décrocheurs. Les chiffres du Céreq (2005) annonçaient 15% et ceux de l’OCDE pour la même période sensiblement les mêmes : 14.5%. Moi-même dans mon ouvrage je me suis intéressée aux jeunes de 12-16 ans. On a tendance à qualifier de « décrocheurs » les jeunes qui quittent l’école sans diplôme qualifiant indifféremment ceux que l’on a expulsés ou aidés à partir et ceux qui ont fait le choix de partir.
On a l’impression que l’opinion publique est un peu lasse des efforts vers la partie la plus faible de sa population. Pourquoi faut-il qu’elle s’intéresse au décrochage ?
Le décrochage est plus qu’un problème de l’école ou le problème de jeunes en difficulté, c’est un problème de société. Ce n’est pas un problème nouveau, dans les années 1970 environ 200 000 jeunes quittaient le système éducatif sans diplôme. Aujourd’hui, le décrochage est devenu un problème social car sans diplôme il est plus difficile de trouver un emploi. Berthot (2006) montre que 3 ans après leur sortie du système éducatif, 40% des jeunes non qualifiés sont encore au chômage. Les résultats des pays industrialisés en termes de performance scolaire des élèves sont devenus un critère de développement et de réussite économique permettant aux pays de se comparer entre eux. Nous pensons ici notamment aux enquêtes PISA. Une éducation de qualité pour le plus grand nombre est une garantie de meilleure croissance économique et de bien-être. Les répercussions sont d’ordre économique (prise en charge sociale) car les jeunes sans diplômes sont plus souvent sans emploi ou avec des emplois précaires. D’ailleurs, si l’on regarde l’appel d’offre interministériel de 1999 sur l’étude des processus du décrochage scolaire, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’un problème relevant uniquement de l’éducation familiale ou scolaire puisque s’étaient alors unis le FAS (Fonds d’Action Sociale), le ministère de l’Education nationale, la PJJ, le ministère de la Ville.
Quand les médias parlent de décrochage , au mieux ils évoquent la famille monoparentale pauvre. Au pire, comme un quotidien du matin, la famille africaine. Dans les deux cas, le décrochage mène à la délinquance. Et ce sont les parents (la mère incapable de tenir son fils, le père absent) qui sont responsables. Comment relisez-vous ces clichés ?
Il est navrant que certains médias se contentent parfois d’être les passeurs d’une opinion publique mal informée en quête de boucs émissaires vite trouvés. Le décrochage scolaire, même s’il concerne en majorité les jeunes issus de milieux défavorisés, non pas parce qu’ils ne sont pas capables d’apprendre comme les autres ou qu’ils sont génétiquement programmés pour remplir certaines fonctions dans la société mais parce qu’ils cumulent les difficultés tant au niveau familial parfois que personnel ou scolaire. Si le milieu familial et l’arrière-plan socio-économique influent sur la réussite scolaire, les enquêtes PISA montrent que « l’école semble souvent en renforcer l’impact ». Si le fait de vivre dans un milieu socio-économiquement défavorisé peut rendre les choses plus difficiles en termes d’apprentissage, le profil socio-économique des établissements scolaires a un impact sur la performance scolaire. Mais il n’existe pas de fatalisme, d’ailleurs l’enquête PISA 2009 montre bien que certains pays arrivent à réduire l’impact de l’origine socio-économique des élèves sur la qualité des apprentissages.
En ce qui concerne la délinquance, là encore, les choses ne sont pas si simples. Les jeunes à risque de décrochage scolaire sont plus agressifs et adoptent plus de comportements délinquants, d’attitudes perturbatrices en milieu scolaire. Ils sont ainsi plus facilement identifiables par les enseignants et font partie des élèves les plus repérés par l’institution. Si en effet, comme mes travaux le montrent mais aussi nombre des travaux de mes collègues travaillant sur le même sujet, le fait d’avoir un comportement perturbateur, déviant ou délinquant est fortement associé au décrochage scolaire, tous les décrocheurs ne sont pas délinquants, loin s’en faut. Nombre de jeunes absentéistes restent chez eux, regardent la télévision, jouent à des jeux sur l’ordinateur, dorment, s’ennuient et ne sont pas à traîner dans les rues en quête de méfaits.
Dans l’ouvrage vous présentez les différents facteurs qui poussent au décrochage. Comment devient-on décrocheur ?
Le décrochage est le résultat de processus et du cumul de plusieurs facteurs, de ruptures d’ordre personnel, familiaux et scolaires, c’est pourquoi j’ai désiré m’intéresser au phénomène en interrogeant l’ensemble de ces variables selon une méthodologie développée au Québec par Laurier Fortin et adaptée au système français privilégiant une approche multidimensionnelle du phénomène. Il n’existe pas un seul type de décrocheur mais des décrocheurs avec des caractéristiques psychologiques, sociales, économiques et scolaires différentes qui ont besoin d’une approche individualisée et non d’une prise en charge toute faite. Il convient de connaître les différents types de décrocheurs pour une meilleure prévention. Le décrochage peut être le résultat d’un écart trop grand entre les logiques scolaires et les logiques sociales dans lesquelles les élèves de milieux populaires évoluent. Ce peut être aussi la conséquence d’une expérience scolaire douloureuse dès le début de la scolarité (un manque d’accrochage), expérience marquée par des échecs répétés, des transitions d’un cycle d’études à l’autre difficiles, une marginalisation de la part des pairs, un étiquetage par l’institution inscrivant le jeune dans un continuum aboutissant à un décrochage, seul moyen d’échapper à des tensions trop fortes subies en milieu scolaire. Il peut aussi être le résultat de violences, de victimisations répétées, le seul moyen d’échapper à l’agresseur ou aux agresseurs étant parfois l’absentéisme.
Pourquoi les garçons décrochent-ils plus que les filles ?
Les garçons décrochent plus que les filles : L’ensemble des travaux sur le décrochage scolaire qu’ils soient nord-américains ou européens, concluent que les garçons décrochent plus que les filles au niveau du collège. Les variables les plus significatives quant à cette différence entre les filles et les garçons sont les comportements agressifs et délinquants, le fonctionnement familial en termes de soutien affectif, résolution de problèmes et entente, une attitude plus négative envers les enseignants et de moins bons résultats scolaires chez les garçons alors que les filles rencontrent plus de difficultés de l’ordre de la dépression. Les risques que les filles décrochent sont moins importants que ceux des garçons lorsqu’elles adoptent une attitude négative envers les enseignants. Ce qui pourrait s’expliquer par une moins grande vulnérabilité quant à la qualité des interactions avec autrui (on vient de voir qu’il en est de même pour la famille) et une vision plus pragmatique de leur scolarité perçue aussi comme un moyen d’autonomisation et d’acquérir une certaine indépendance. Ceci étant dit, d’autres recherches sur la réussite des filles (je pense notamment aux travaux de Marie Duru-Bellat ou à ceux de Baudelot et Establet, indiquent que les filles, bien que réussissant mieux que les garçons en moyenne, font des carrières moins brillantes dans l’enseignement supérieur. Comme le soulignent Baudelot & Establet (2009) : « Partout la domination masculine est établie : la réussite scolaire des filles ne parvient jamais à l’abolir. Même lorsque les filles sont très bonnes, elles ont tendance à s’orienter vers les matières qu’elles préfèrent (santé, lettres, humanités), ce qui pose à l’ensemble des décideurs la question du sexisme »p. 109.
D’une façon générale on évoque peu l’Ecole et son fonctionnement comme facteur de décrochage. A-t-elle une responsabilité ?
A l’école, la plupart des élèves à risque de décrochage sont peu engagés dans leurs activités scolaires et sont souvent en conflit avec leurs enseignants comme le montrent aussi les travaux de Fortin, Marcotte, Royer et Potvin (2005). L’ennui est un élément clé et est souvent invoqué par les jeunes en raison d’une orientation scolaire subie. La scolarisation en classes spéciales et le retard scolaire, le redoublement sont associés au décrochage. Le climat scolaire, lorsqu’il est négatif est peu propice à l’apprentissage. Le climat de classe et les interactions élèves enseignants ont un impact sur l’engagement du jeune dans ses activités scolaires et sociales ainsi que l’absence de règles claires dans la classe, le sentiment de manque de soutien de la part des enseignants et une forte compétition au sein du groupe. Le manque d’organisation dans la classe et une perception négative de l’enseignant augmentent le risque de décrochage scolaire. L’école a donc une responsabilité et peut jouer un rôle important dans la prévention du décrochage scolaire par une attention particulière portée à la qualité des relations élève /enseignants (ce thème n’est pas nouveau, toutes les enquêtes sur la violence à l’école montrent que la qualité des relations jeunes /adultes est primordiale), une politique d’inclusion de tous avec des parcours en tronc commun tout en individualisant l’accompagnement sont des éléments importants en termes de réussite scolaire.
L’orientation scolaire est aussi importante, trop souvent subie en raison d’un déficit d’offre de formation dans la spécialité demandée ou pour des raisons d’éloignement du domicile, l’orientation subie est un facteur de décrochage certain car elle représente un frein quant à l’inscription du jeune dans un projet de formation et d’insertion professionnelle.
L’école ne peut toutefois tout résoudre et la réussite scolaire dépend aussi de politiques publiques en éducation mais aussi sociales. Je pense là à la politique de la Ville en termes de déghettoisation de certains quartiers de plus en plus fermés sur eux-mêmes, à une mixité sociale plus importante qui contribuerait à une plus grande réussite de tous et non pas de certains, c’est à dire les plus privilégiés d’emblée. Comme je le montre dans mon livre, le décrochage scolaire peut aussi être le résultat de dysfonctionnements familiaux et de problèmes personnels en termes de déficit d’attention, de problèmes de dépression. Il ne s’agit pas ici de pathologiser le décrochage scolaire mais de montrer qu’il s’agit d’un problème polymorphe et complexe pour lequel il n’existe pas de réponse simple et que l’image du « décrocheur » perturbateur de la classe n’est qu’une partie visible du phénomène, bien des jeunes plus discrets, plus conformes à la norme en termes de comportement scolaire sont vulnérables et risquent de décrocher par manque d’attention.
Dans l’ouvrage vous présentez plusieurs politiques menées an Amérique du nord et en Europe. Pourrait-on s’inspirer d’une de ces politiques ?
Je me méfie de l’importation de programmes tout faits et de l’impression simpliste que ce qui marche ailleurs va pouvoir fonctionner chez nous. En effet, on oublie bien souvent que le contexte est extrêmement important et qu’il faut en tenir compte. Toutefois, les évaluations scientifiques de programmes indiquent qu’il existe des caractéristiques communes à l’ensemble des programmes ayant un impact positif et je pense qu’il serait dommage de ne pas s’en inspirer.
Par exemple, les interventions les plus positives ou prometteuses sont les interventions multidimensionnelles qui prennent en compte les différents aspects de la vie du jeune et son environnement (famille, école, caractéristiques individuelles etc.). Le programme “Check and Connect” qui a fait l’objet de plusieurs évaluations scientifiques rigoureuses montre une baisse significative du décrochage. Il cible tant les jeunes que les enseignants et les adultes de la communauté scolaire (formation, implication) que les familles. Ce programme est actuellement expérimenté au Québec par mon collègue Laurier Fortin avec qui je travaille depuis de nombreuses années maintenant et les résultats semblent être là aussi positifs.
L’intérêt de ce programme est qu’il ne propose pas une solution toute faite ou des recettes mais repose sur des analyses de besoins spécifiques aux établissements, une implication des adultes qui n’est pas “top down” ainsi qu’un suivi individualisé des jeunes en fonction de leurs besoins. J’avais soumis ce programme à la Fondation de France qui avait lancé un appel d’offre pour 2010 pour la prévention du décrochage scolaire en collège. Or, cet appel d’offre proposait un financement pour un an. On sait pourtant que pour avoir un impact et que l’on soit capable de mesurer les effets d’une intervention il faut du temps et le Check and Connect prévoit une intervention sur trois ans. Je suis toujours à la recherche de financements.
A son niveau que peut faire un prof pour faciliter « l’accrochage » ?
Comme vous l’avez vu plus haut, différents aspects de ce qu’il se passe en classe ont un impact sur le risque de décrochage scolaire. La relation enseignant/enseigné est extrêmement importante. La plupart des élèves résilients (c’est à dire des élèves qui étaient en voie de décrochage mais qui se sont accrochés) ont pu à un moment ou un autre de leur scolarité, développer une relation particulière de confiance à l’adulte et notamment à un enseignant. J’ai longtemps enseigné en IUFM et j’étais consternée d’entendre des stagiaires affirmer (parce qu’on le leur avait dit) qu’ils ne devaient pas communiquer avec leurs élèves en dehors du contenu même du cours, déclarer qu’ils n’étaient pas là pour communiquer mais pour enseigner. Si la communication n’est pas le vecteur d’un apprentissage réussi, qu’est-ce qui peut l’être?
Propos recueillis en 2010 par François Jarraud
C Blaya, Décrochages scolaires. L’école en difficulté, de Boeck, Bruxelles, 2010.