« Il y a des lois ou des circulaires de nature discriminatoire, dont celle de 2004 mais pas exclusivement ». Fabrice Dhume revient sur la polémique qui a accueilli son rapport. La meilleure réponse, selon lui , c’est déjà de le lire.
Comment fonctionne, selon vous, la discrimination dans le système scolaire ?
Ce que l’on sait à partir des travaux dont nous disposons, c’est que la discrimination fonctionne de manière très diffuse : elle ne se concentre pas à un seul endroit du système scolaire, mais à tous les niveaux et dans toutes les dimensions de son fonctionnement. Par exemple, dans le domaine des interactions avec les élèves ; on connait bien cela concernant le genre, la classe sociale, mais il y a moins de travaux sur les questions ethnico-raciales. Dans le domaine de l’orientation scolaire, dans le fonctionnement des conseils de classe, un certain nombre de filtres dans la manière de juger, d’évaluer les dossiers, la capacité de réussite des enfants, sont constamment à l’œuvre.
Est-ce trop tabou pour qu’on se penche sur ce problème ?
Oui, il y a un vrai problème de reconnaissance, un défaut de légitimité de ces questions dans l’institution scolaire, mais aussi dans le champ scientifique. Ce qui explique qu’on a assez peu de travaux : il manque l’espace académique qui permette la reconnaissance de ces questions.
La lutte contre le racisme n’a-t-telle pas fait progresser les pratiques et les mentalités ?
On a tendance à confondre la question de la discrimination dans une question de racisme et à l’aborder du point de vue des questions de mentalités, d’idéologie. L’approche anti-raciste entre, si on peut dire, par en haut, par les côtés « idéels ». La question discriminatoire entre plutôt par en bas, par la question des pratiques : est-ce qu’on traite tout le monde de la même manière ? La réponse est non. Mais quel est le lien entre la forme de traitement et les idées ? C’est très compliqué : d’une part parce que l’idéologie, dans le champ scolaire, n’est probablement pas la principale raison, les enseignants adhèrent très majoritairement au projet anti-raciste. Mais d’autre part, les tabous sur les catégories ethnico-raciales laissent penser (et c’est une particularité assez française) que si on était aveugle à la « race », et qu’on ne prononçait pas ce mot, il n’y aurait pas de problèmes. Alors qu’on sait bien que ce n’est pas en le cachant qu’on va résoudre le problème : pour une part, les mécanismes à l’œuvre sont rendus invisibles, soit mentalement, soit parce qu’ils sont effacés derrière d’autres normes. Par exemple, les normes scolaires : qu’est-ce qu’on considère comme un bon comportement scolaire ? Les théories culturalistes dont les enseignants disposent, comme tout un chacun, conduisent à interpréter certains comportements jugés a-scolaires comme liés à la culture d’origine de certains publics. En croyant raisonner scolaire, on embraye sur un certain nombre de jugements disqualifiants pour les élèves, et on s’empêche de réfléchir à ce qui dans les interactions et la situation scolaires, provoque ces écarts et permettraient de les travailler.
Comment analysez-vous les réactions très vives suscitées par la publication de votre travail ?
L’analyse de cette polémique reste à faire. C’est venu très vite et pas de n’importe où : la polémique est née d’un article du Figaro, dans une stratégie manifeste de manipulation, qui a été reprise par tous les médias comme une information. La désinformation porte d’abord sur le statut de la piste de travail sur la loi de 2004, concernant le port du voile. La commande qui avait été faite était de donner des propositions d’action. Mais ça ne sert à rien si on ne clarifie pas la nature du problème. Quel est le défi auquel il s’agit de faire face ? En raisonnant ainsi, on a montré que les termes de départ étaient biaisés, en particulier celui d’intégration. Il fallait repenser, renommer, mais aussi redéfinir le sens : quel message politique s’agit-il d’envoyer aux gens ?
Nous avons fait un travail pédagogique : retracer ce que nous savons de l’histoire, des dossiers politiques, des mécanismes, de l’action publique depuis une quinzaine d’années sur les discriminations. La recherche a accumulé des données sur ces questions. Cela nous paraissait au moins aussi important que les préconisations en tant que telles. A partir du moment où l’on accepte que l’une des difficultés de la société française est qu’elle ne cesse de reconstruire des frontières qui assignent les gens à une place limitant leur mobilité sociale, qu’elle durcit ces frontières et a tendance à créer des boucs émissaires ou à opposer les gens les uns contre les autres, on se trouve dans une lecture idéologique et non plus pragmatique de la situation. A partir de là, pour agir pragmatiquement sur ces frontières, les assouplir, il faut dédramatiser ces questions. Il faut agir sur ces mécanismes de polarisation et de fantasmes.
Mais vous attaquez à l’endroit où les mentalités sont le plus rigides…
Il s’agit de pointer la direction de ce travail, de dire : ça va jusque-là. Nous proposons d’abord des principes d’action que nous avons beaucoup détaillé, qui ne sont pas des préconisations. On nous reproche qu’il y en ait trop. Mais notre souci est de bien montrer les articulations qui les soudent. C’est pourquoi nous proposons des leviers d’action. A titre d’illustration : le levier qui porte sur le cadre juridique. Que faut-il y changer ? En termes de discriminations, le cadre juridique est bien construit : la question n’est pas de faire de la loi supplémentaire. Par contre, il y a selon nous deux éléments nécessaires à travailler : d’une part ce cadre reste très difficile d’usage par les personnes discriminées, il y a des choses à assouplir par des actions du type class-action c’est-à-dire des actions collectives, qui sont envisagées par ailleurs. Et d’autre part, il y a des lois ou des règles qui sont en elles-mêmes discriminatoires, c’est une discrimination organisée par la loi : par exemple les emplois fermés aux étrangers. Dans le domaine scolaire, il y a des lois ou des circulaires de nature discriminatoire, dont celle de 2004 mais pas exclusivement. A partir du moment où on s’est bien entendu sur le problème, il faut avoir le courage de poser jusqu’au bout un certain nombre de questions, même quand elles touchent de façon très directe, on l’entend bien, aux fantasmes de la société française.
Le premier mode de résistance face à ce genre de polémique, c’est d’abord de faire l’effort de lire par soi-même et de voir avec quoi nous sommes d’accord ou pas d’accord. S’obliger à préciser où nous nous situons dans ces questions. Si la polémique à au moins cet effet-là, ce serait déjà un petit bout de chemin réalisé…
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
La Diversité face à la discrimination