Si l’égalité de droits entre femmes et hommes est reconnue comme un enjeu démocratique essentiel, les inégalités de fait perdurent, en particulier dans le monde professionnel. Les stéréotypes de genre semblent resurgir de plus belle, à travers de violentes polémiques qu’on croyait dépassées. Ultime refuge contre les bouleversements du monde contemporain ou survivance de réflexes identitaires archaïques ? Le Ministère des Droits de Femmes et le Ministère de l’Éducation nationale, associés dans le projet « ABCD de l’égalité », ont en tout cas décidé de mener une lutte précoce contre ces préjugés qui figent les rôles et entravent les individus. Mis en chantier depuis la rentrée et expérimenté à partir de la Toussaint dans 600 classes de 10 académies pilotes, le projet doit être généralisé à la prochaine rentrée.
Des images qui emprisonnent
Pas simple, de lutter contre les stéréotypes de genre, surtout à l’heure où ils sont brandis comme le dernier bastion des repères culturels et sociaux. Ces lieux communs consensuels où tout le monde se retrouve, cultures et origines sociales confondues, ont la commodité des vieilles connivences. Lutter contre ces traditions se révèle une tâche ingrate pour l’enseignant, accusé de briser les rêves ou soupçonné de militantisme idéologique… Au pays des stéréotypes, les filles ont de longs cheveux et robes roses, les garçons sont forts et audacieux avec des pouvoir surnaturels. Ces images restent plébiscitées dans l’iconographie et l’imagination populaire ; mais derrière elles, se construit une vision réductrice du monde, où les garçons conquièrent et où les filles se réservent. Modèle qui alimente généreusement la matrice des inégalités sociales, professionnelles et familiales, que l’on attribuera ensuite, avec fatalisme, à un ordre naturel des choses, adossé si besoin à des considérations biologiques.
Un site et un blog édités par le CNDP
Pour sortir de ce cercle, les contributeurs du site « ABCD de l ‘égalité », hébergé par le CNDP, proposent des voies d’échappement : un matériel pédagogique, comprenant des vidéos de chercheurs et de pédagogues, des séquences, des documents téléchargeables, permet de construire un enseignement de l’égalité qui s’intègre aux objectifs du Socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Les outils sont destinés particulièrement aux enseignants des classes primaires et maternelles, mais ils sont accessibles à tous, notamment aux parents désireux d’en connaître les contenus. Le blog du site, animé par Nicole ABAR, chargée de mission ABCD de l’égalité, se propose d’accueillir les retours d’expérience, les témoignages de pratiques, les commentaires, échanges et partages qui naîtront de leur mise œuvre. L’un des objectifs de la démarche consiste à faire prendre conscience de la multiplicité des vecteurs de transmission des images stéréotypés du féminin et du masculin, de ces modèles que l’on transporte au quotidien sans même s’en rendre compte et qui finissent par s’imposer mécaniquement.
Il est impossible d’élever un enfant « neutre »
Car quelles que soient les bonnes dispositions des adultes, le sexe de l’enfant constitue un élément déterminant de son identité au regard de ses proches. Comme le rappelle Véronique Rouyer, maître de conférences en psychologie du développement de l’enfant à l’Université de Toulouse, dans l’une des conférences consultables sur le site, le marquage du sexe de l’enfant est un élément essentiel pour les parents et l’entourage, même bien avant la naissance – raison pour laquelle la naissance d’un enfant intersexué, ou même les cas d’incertitude sur le sexe du bébé, inhibent les échanges et bloquent les représentations dans son entourage. A l’inverse, les hypothèses sur les origines biologiques des comportements (génétique, hormonal) ont le plus grand succès auprès du public ; de même, on traque avec passion les différences cérébrales supposées entre les sexes comme des clés objectives de la condition humaine. Il est beaucoup moins aisé d’attirer l’attention sur les différences de comportement éducatif, qui traduisent un ordre de valeur implicite commode mais peu justifiable. On a pu observer, par exemple, comment la prise de risques est interrompue très vite pour une petite fille alors qu’on laissera son frère aller beaucoup plus loin. Le choix des vêtements, les exigences de soin, de docilité ou de propreté, entraveront beaucoup plus l’activité physique des filles – mais on attribuera spontanément ces empêchements à un manque de goût naturel des filles pour l’action. Ce sont souvent les visions des adultes qui structurent involontairement les déterminismes comportementaux dits « naturels » des enfants selon leur sexe.
Identité sexuée et acquisition de genre
Sujet de controverse s’il en est, la question du genre ne manque pas de susciter de nombreux contresens. Il importe de comprendre, explique encore Véronique Rouyer, que l’identité sexuelle n’épuise pas la question de l’acquisition du genre. L’identité sexuée est une construction sociale, qui renvoie aux rôles conventionnels des sexes. Elle admet une dimension objective, mais aussi subjective dans le sentiment de la féminité ou de la masculinité ; la manière d’éprouver sa relation au genre est, en effet, différente pour chaque individu. Cette variabilité permet des croisements qui ne s’accordent pas aux stéréotypes : une femme peut aimer s’habiller de manière dite féminine et se plaire à des activités connotées au masculin, de même qu’un homme peut se reconnaître dans des modèles très masculins et se sentir porté vers des activités délicates. Ces nuances de la réalité vécue entrent en collision avec les stéréotypes établis : la confusion entre l’identité sexuelle et le rapport au genre conduit à ne pas tenir compte de la variabilité qui s’y joue. La peur de l’homosexualité, en particulier pour les garçons, confère une force très contraignante socialement et psychologiquement, aux comportements stéréotypés. ourtant, la fixation rigide des symboles de genre fragilise l’enfant dans sa compréhension de sa propre identité. Un jeune enfant, par exemple, va croire facilement que changer de jeu ou de vêtement peut faire changer son sexe biologique. Le rôle de l’adulte est alors de l’accompagner dans la consolidation de son identité, sans l’enfermer dans son appartenance à une catégorisation binaire absolue.
Le débat n’est pas nouveau et on pourrait penser le combat d’arrière-garde, si la revendication d’une scission binaire de la société, fondée sur la différence des sexes, ne revenait pas bruyamment aux premiers rangs de l’actualité : appel au boycott d’une enseigne qui ne sépare pas les jouets de Noël par sexe, mise en garde contre un « complot » visant à la confusion des genres, etc. L’effort d’une éducation précoce à l’égalité doit permettre aussi aux adultes de mieux comprendre la construction et les enjeux des stéréotypes que l’on contribue malgré soi à propager, et qui échappent inévitablement à la vigilance éducative.
Jeanne-Claire Fumet