Il est très courant d’entendre dire, à propos des TIC, « ce ne sont que des outils ». Ce terme outil est souvent employé pour amener l’idée que l’humain en fait ce qu’il veut et que c’est donc lui qui garde la main. Une certains condescendance envers ces « outils » semble les remiser au rang des objets que l’homme a inventé et qu’il se fait fort de dominer. Or il se trouve que cette idée d’outil mérite d’être étudiée de plus près car, outre le terme, l’idée qui y est associée mérite d’être discutée.
Disons-le d’emblée, et c’est au moins une conviction, les machines numériques ne sont pas de simples outils. De plus l’humain qui semble se situer comme capable d’en définir l’utilité et l’usage ne se rend que rarement compte qu’il n’a pas autant prise sur l’objet qu’il semble le croire. Nous pensons que les technologies du numériques génèrent des machines, objets techniques, sur lesquelles nous n’avons qu’une prise partielle et qu’il convient de revoir complètement nos points de vue quand à notre domination sur l’objet mais aussi sur l’hypothèse de neutralité de l’outil.
Prenons en exemple l’évolution des ordinateurs depuis les premiers micro-ordinateurs individuels des années 1980 aux tablettes et smartphone des années 2010. Lorsque je mettais en route mon ordinateur individuel, en 1983, j’avais sur un écran noir, un curseur qui clignotait et rien ne se produisait. Il me fallait alors entrer des ordres pour que la machine les exécute (certes il y avait déjà un interpréteur et les microprocesseurs comportaient déjà du programme câblé). L’organisation de ces ordres, sous forme de langage plus ou moins structuré, constituait un programme qui alors faisait changer complètement ce que l’utilisateur pouvait rencontrer dans sa rencontre avec la machine. Lorsqu’en 2013 je mets en route pour la première fois l’appareil que je viens d’acquérir, le programme est déjà écrit, il agit, et je n’ai plus à écrire des lignes de codes. Pour simplifier, le renversement est total : on est passé d’un ordinateur qui attend sa destinée à un ordinateur qui impose une destinée, une trajectoire d’usage.
Autrement dit, ce ne sont pas de simples outils, prolongement du corps, mais bien des objets techniques complexes, appelés instruments car ils associent artefact et schèmes d’utilisation (Pierre Rabardel). La compréhension de cela est essentielle pour tout enseignant qui veut introduire le numérique dans sa pratique. Car s’il veut permettre aux jeunes de dépasser la surface de l’écran, il lui faut en mettre à jour les intentions contenues dans les programmes qui apparaissent dessus. Ce sont les intentions qui priment sur les fonctionnalités, qui ne sont que leur traduction informatique. Lors de la popularisation de l’informatique et de la programmation, dans l’enseignement, au début des années 1980, on apprenait aux élèves à penser le programme avant de se mettre devant le clavier. Autrement dit on apprenait à penser l’intention avant de passer à la réalisation technique. Ce fait devrait nous alerter et cependant en qualifiant ces machines d’outil, on feint de l’ignorer, à moins qu’on ne l’ignore réellement. Le problème est que ce sont parfois des politiques, des décideurs qui pensent que ce ne sont que de simples outils…
La compréhension de l’environnement dans lequel chacun de nous vit est soumise à de nombreux obstacles. Observer ce qui nous entoure suppose de bien repérer ce qui est la part d’humain présente de manière implicite et explicite soit dans la situation soit dans les objets qui la traversent. Autrement dit la première action éducative à mener est l’observation. Mais l’observation se heurte rapidement aux limites des perceptions permises à l’humain. Les objets techniques viennent donc apporter leur contribution à ces perceptions. La caméra qui filme une scène apporte sa contribution à l’observation du monde qui nous entoure. Les images qu’elle va délivrer ensuite par les canaux de diffusion portent un message de sens qui va bien au delà de ce qui apparaît. La réalisation d’images par les jeunes est un moyen simple et efficace de permettre d’ouvrir à la compréhension du monde sensible en montrant comment on peut l’amplifier. Mais c’est aussi un levier de compréhension de ce qu’il est possible de « faire dire » à des images. En d’autres termes derrière l’écran se cache la caméra et le caméraman. On peut aussi évoquer de la même manière les « outils » qu’utilisent les scientifiques pour mener leurs travaux. Ils n’ignorent pas qu’ils sont « encadrant » et qu’une part de leur travail est aussi d’améliorer ces « outils », d’en dépasser les limites et surtout les limitations qu’ils imposent.
Non ce ne sont pas « que de simples outils ». Il est nécessaire de le réaffirmer. Certes l’humain est en soi fondamentalement indépendant. Mais il s’est progressivement entouré d’intermédiaires qui transforment son regard sur le monde. La part de liberté possible existe, mais à condition que l’on soit conscient des nouvelles dépendances qu’induisent les technologies et en particulier les plus récentes, numériques. Regardons la manière dont les « objets mobiles connectés » (OMC) sont en train de transformer notre vie quotidienne dans l’action comme dans la perception et nous ne pourrons plus penser aussi vite que nous les dominons. On peut même penser que c’est de plus en plus difficile car l’ensemble de l’organisation de nos sociétés, à l’échelle de la planète, s’appuie sur ces technologies pour poursuivre son développement. Qu’un décideur, un responsable, puisse tenir de tels propos sur les objets techniques, c’est révéler sa méconnaissance, voire son aveuglement. C’est pourquoi il nous faut alerter chaque éducateur sur l’importance qu’il y a à permettre cette compréhension pour des jeunes qui entrent dans un monde de technologies numériques « déjà là ».
Bruno Devauchelle
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