Dès les débuts de l’informatique en enseignement, les projets d’évaluation automatique ont fait leur apparition. Parce que le modèle binaire est efficace mais limité, sont apparus les exerciseurs. Ces machines à faire faire des exercices ne sont pas une invention liée à l’informatique. En fait l’idée d’évaluer par exercices systématiques remonte à assez loin dans le temps et a été systématisé par les « behavioriste », en particulier Skinner. L’exercice d’entrainement est une vieille rengaine qui en fait est un dérivé de la seule mémorisation comme preuve d’un apprentissage.
La première préoccupation, très ancienne, est celle de la mémoire et de sa transmission. Tant que les supports de stockage sont périssables, il semble aux hommes que la mémoire humaine est bien supérieure (on sait aujourd’hui que c’est faux). En fait la mémoire de l’information est associée au pouvoir : celui sait est supérieur à celui qui ne sait pas. Ce n’est pas pour rien que Condorcet appelait à la démocratisation de l’accès aux savoirs et qu’il a été entendu par les révolutionnaires, et leurs successeurs au XIXè siècle.
Si le papier à mis en cause cette prééminence de la mémoire humaine en permettant une externalisation d’une partie du fonctionnement de celle-ci, le numérique a largement amplifié ce mouvement. En réalité cette évolution « déplace » le travail de mémoire d’une tâche cumulative vers une tâche synthétique. Le problème est que les logiciels ne savent pas comment évaluer une tâche synthétique. Nous parlions récemment de l’échec de l’intelligence artificielle, en voici une belle illustration au travers de l’incapacité de la machine à proposer des évaluations « qualitatives ». Tous ceux qui mènent des enquêtes par questionnaire savent bien qu’une question ouverte laisse l’ordinateur fort démuni dès lors qu’il faut en tirer des éléments de sens. Quand à la correction des copies, il y a bien longtemps que la question posée par les enseignants fait problème.
Récemment, lors de la fameuse « piscine de l’école 42 » une partie des évaluations était faite automatiquement par ordinateur. Fort heureusement d’autres moyens d’évaluation complétaient celle-ci, afin justement de trouver du qualitatif au delà du normatif. Un étudiant expliquait ainsi dans un couloir qu’il avait eu zéro à son exercice pourtant réussi parce qu’il avait négligé de respecter la norme pour le nom et l’extension du fichier. Il trouvait cela acceptable parce que disait-il c’était un aspect à ne pas négliger dans un contexte professionnel. Imagine-t-on pouvoir évaluer uniquement ainsi dans la classe ? Des logiciels exerciseurs peuvent parfois le laisser penser, quand ce ne sont pas simplement certains logiciels pédagogiques qui ne proposent que cela. Sur certains LMS (Claroline, Moodle par exemple) les principaux modèles d’évaluation proposés reposent soit sur des exercices mécaniques soit sur du simple rendu de devoir, auquel cas l’enseignant sera amené à travailler traditionnellement pour la correction.
Ce qui est étonnant dans le domaine de l’informatique éducative c’est que dès qu’une évolution significative se produit, les exerciseurs sont les premiers à trouver le chemin des écrans. Dans l’inconscient collectif, les exercices du fameux « bled » de notre enfance, sont restés un modèle pédagogique. Du coup ceux qui vendent du pédagogique s’appuient dessus pour donner ce vernis plus scolaire d’ailleurs que pédagogique. Le problème c’est que le terme exercice, ramené à l’informatique n’a que peu à voir avec ce que signifie, en pédagogie, s’exercer. En effet, les exercices proposés la plupart du temps par ces machines ne permettent que des exercices qui visent à automatiser certains gestes cognitifs assez rudimentaires. Or s’exercer c’est manipuler les connaissances pas seulement en les classant, triant ou ordonnant, mais aussi en les transformant, comparant, synthétisant etc. Bloom et sa fameuse taxonomie de 1959 en a fait une liste, justement construite à partir de l’observation des modes d’évaluation en place. Du coup, répéter, classer, trier et autres process automatiques étant facilement transformés en logiciels automatisant l’évaluation, ils sont les premiers à apparaître. Mais heureusement, très rapidement, au coeur de la classe, les choses se remettent en ordre et les évaluations s’ouvrent à ce qui dans le processus humain de construction des connaissances est essentiel, c’est l’approche par approximation (essais-erreurs, hypothèses, induction-déduction) à partir de schèmes en place. Daniel Sander et Douglas Hofstdater, dans leur ouvrage publié en janvier 2013 parlent de catégorisation et d’analogie. Mais ils se méfient du sens de catégorisation qui pourrait apparaître restrictif et incitant à une automatisation. Aussi parlent-t-ils du rôle de la construction de la connaissance à partir du questionnement de l’analogie. Ils nous montrent ainsi que, à l’instar des concepteurs de logiciels dits éducatifs, les premières approches s’appuient sur les souvenirs avant de s’ouvrir au nouveau, à l’invention.
Dans un univers de marchandisation des ressources éducatives, les exerciseurs ont encore une belle place, il ne faut pas s’en étonner, simplement le déplorer. Quelles sont les alternatives : d’une part l’enrichissement des modèles anciens (il est possible de faire des QCM intelligents) d’autre part l’hybridation des modèles entre la mécanique de la répétition et la richesse de la construction. Jean Piaget nous a montré combien les mécanismes de construction mentale sont importants dans le développement. Il reste probablement des choses à inventer. Et pourtant on a vu passer de belles initiatives comme les « albums de l’oncle Ernest » ou encore « Teddy Bear » ou même « Just Grand’ma and me » joyaux du multimédia éducatif face auquel peu de produit peuvent encore rivaliser d’intelligence, en particulier sur tablette.
Remettons les exerciseurs à leur juste place et inventons de nouvelles manières de faire, même si, dans un monde numérique, il faut rappeler que c’est toujours l’humain qui à la main, qui tient la plume et qui valorise le travail après en avoir fait « l’examen », et pas la machine programmée, ni même un cerveau uniquement requis pour la mémoire. Renonçons aussi au tout numérique jusque dans l’évaluation car cela risque d’appauvrir singulièrement les pseudos savoirs, désincarnés dans ces exercices, mais plus encore les compétences réelles des élèves. Mais elles sont trop complexes pour trouver leur place dans les produits actuels. Réfléchissons aussi au nouveau travail à faire faire à la mémoire dans un contexte où ses objets sont aussi mouvants du fait de leur inscription dans l’espace numérique avec ses objets nomades connectés.
Bruno Devauchelle