Mercredi 27 novembre, le 4ème Rendez-vous des Lettres s’est déplacé au Conservatoire national des arts et métiers pour déplacer ses réflexions du côté de la pédagogie, sous le regard bienveillant de Michel Butor. Le travail sur la relation texte-image, auquel le numérique ouvre de nouveaux horizons, peut-il revitaliser l’apprentissage de la littérature, stimuler les productions écrites des élèves, enrichir leur travail de lecture et d’interprétation ? Quelles nouvelles compétences et connaissances les enseignants doivent-ils développer chez les élèves pour aborder et pratiquer les nouvelles écritures multimodales ? De nombreux professeurs ont présenté des expériences de classe innovantes, susceptibles peut-être de réconcilier avec bonheur littérature et littératie.
Pour une approche sensible de l’image en français
La table ronde de la matinée est consacrée à la place de l’image dans l’enseignement du français. Patrick Laudet, inspecteur général de Lettres, souhaite que «l’innutrition pénètre les pratiques ». Dans les années 80, rappelle-t-il, on parlait de « l’étude de l’image fixe et mobile ». La question est aussi intéressante à poser dans le cadre des concours de recrutement, où l’on peut « rêver que des liens puissent se construire entre les disciplines ». Lorsqu’il y a 30 ans environ l’étude d’une œuvre cinématographique fut pour la première fois proposée à l’agrégation (de lettres classiques), cela suscita de nombreuses protestations. Dans les années 90, l’image entra par la petite porte au Capes dans l’épreuve de didactique, à travers des reproductions de manuels scolaires. « Les épreuves bougent », souligne Patrick Laudet parce que « le périmètre de la discipline change : il y aura introduction dans le Capes 2014 d’une option étude du langage de l’image.
Dans les pratiques de classe aussi, la didactique de l’image est peut-être à réinventer. Patrick Laudet préconise « une approche poétique et sensible de l’image dans l’enseignement des Lettres » : il faut développer des compétences critiques, mais aussi « contemplatives », préserver dans le cours de français « un temps pour l’imaginaire », transmettre des images qui puissent « paysager la vie intérieure ». Il existe en la matière un mauvais modèle, celui qui tente d’organiser, pour reprendre des mots à la mode, « la rencontre avec l’œuvre d’art » : il y a risque de tomber dans le tourisme culturel, ce dont témoigne le succès du mot « parcours » dans notre vocabulaire d’enseignants ; il y a danger de se comporter comme les convives de la noce dans « L’Assommoir » qui courant de salle en salle « ne distinguaient rien ». Nous sommes passés d’une « société de la consommation » à une « société de la saturation » : pour aider les élèves à constituer leur « imaginaire intime », notre devoir est aujourd’hui de « rarifier » et de faire des « arrêts sur images ». Le modèle proposé par Patrick Laudet est le Bergotte de Proust contemplant le petit pan de mur jaune de Vermeer, « d’une beauté qui se suffisait à elle-même ». Une certaine « didactique de l’admiration » est à inventer, susceptible de « transformer l’information en conscience et sensibilité », de saisir le « punctum » de l’image cher à Barthes (ce qui dans l’image m’arrête, me résiste, me point). Pistes proposées : l’écriture créative (selon Baudelaire, « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être sonnet ou une élégie ») ou encore des activités orales autour des œuvres (« l’œil écoute »). Cette approche sensible, que Patrick Laudet avait déjà préconisée pour les textes, est aussitôt par lui mise en œuvre par l’étude exemplaire de « La laitière » de Vermeer, tableau que la publicité a vidé de son pouvoir et de son sens. L’énigme de ce à quoi pense la laitière est pourtant aussi importante que celle du sourire de la Joconde ! Bergotte part à la recherche du « petit pan de mur jaune », observe tous les détails du tableau pour se demander ce que fait cette femme au geste à jamais fixé en train de verser « le lait de la tendresse humaine » . Ce qui est à contempler ici, conclut Patrick Laudet, « c’est la royauté de cette femme ». Il faut montrer aux élèves combien on peut « réenchanter l’ordinaire », « plonger au cœur du défini pour y trouver de l’inépuisable », « donner visage aux choses » : il faut « susciter des Bergotte ! ».
Les manuels scolaires comme imagiers
Gérard Langlade, professeur à l’université de Toulouse-le-Mirail, s’intéresse aux « relations incertaines » des textes et images dans les manuels scolaires. Plusieurs modalités ont successivement existé en la matière : la séparation (comme dans les Lagarde et Michard d’antan), la juxtaposition (l’image est progressivement intégrée sur la page même du texte, avec presque inversion du rapport texte-image), la superposition (des documents variés, qu’on est amené à rechercher et à explorer, selon un modèle plus numérique de stratification ou d’arborescence). L’iconographie cherche à faciliter l’accès au texte par des moyens variés : associations (du type Verlaine/Monet, romantisme/Friedrich, Les Liaisons dangereuses/Le verrou), mise en image du contenu (les images sont importées de l’extérieur au risque de l’illusion référentielle, d’une interférence dépoétisante, voire de contresens), souci d’historicisation ou d’actualisation des œuvres (La Princesse de Clèves / photos du film de Delannoy, Le baiser de Fragonard pour une lecture polissonne de Madame de La Fayette, images de mise en scène pour le théâtre).
Gérard Langlade questionne encore le rapport à l’interprétation des œuvres. L’image cherche à donner à voir des caractéristiques, des tonalités, des significations du texte, tantôt fermant l’interprétation (Jean de Léry associé aux Demoiselles d’Avignon), tantôt l’ouvrant (comparaison entre des photos de différentes mises en scène). Il y a même risque de confusion quand un même peintre (Munch, très en vogue dans les manuels) vient illustrer des auteurs variés ou quand un même auteur (par exemple Baudelaire) est associé à des peintres de tout style.
Numérique et pédagogie
Yaël Briswalter, IPR de lettres dans l’académie de Grenoble, porte sa réflexion sur les « enjeux pédagogiques du rapport texte-image dans l’édition numérique de ressources ». Le numérique, rappelle-t-il, met l’image au premier plan, par ses nombreux apports en la matière : qualité des reproductions, maniabilité, instantanéité des voies d’accès ou de diffusion, profusion aussi, ce qui implique de de construire de nouvelles compétences comme rechercher et trier les savoirs. Si l’accès à la connaissance est modifié, alors la pédagogie se trouve bouleversée. L’expérimentation de l’application « Candide » dans l’académie de Grenoble a permis d’observer ces changements profonds. Françoise Juhel, chef du service des éditions multimédia à la BnF, tente justement d’éclairer ce qui s’y joue dans le rapport texte-image : une fonction bien sûr documentaire (par exemple autour de l’image de la femme dans le conte), une confrontation des imaginaires (observer les contrepoints voltairiens avec les modèles antiques ou bibliques de paradis ou encore explorer la face d’ombre ici de l’utopie), une exploration des modes de représentation (par exemple l’évolution de la représentation de la guerre depuis le 16ème siècle), une attention portée au style (par exemple avec le motif du carnaval, de la caricature, du renversement), et même une interrogation sur le sens (les récits enchâssés sont-ils comme les jeux d’image dans l’image interrogations sur l’auteur, le récit, le lecteur?) L’application « Candide », ajoute Yaël Briswalter, a incité les enseignants à mettre les élèves en situation d’investigation : « Je suis descendue de l’estrade », dit une enseignante ; « la dissertation finale, confie une autre, ne m’a pas permis d’évaluer tout ce que j’ai pu observer durant l’expérience ». La pédagogie mise en œuvre fait davantage appel à la collaboration et à l’autonomie : « l’enseignant-guide » développe aussi des compétences de savoir être et de savoir apprendre. Ce que les ateliers pédagogiques à suivre vont richement démontrer…
Réviser avec un Pecha Kucha
L’atelier 1 montre comment rendre compte d’un travail et se constituer un « passeport culturel numérique ». Stéphanie Armingaud, professeure de Lettres au lycée Condorcet de Lens, présente l’expérience « Raconte-moi ta séquence en Pecha Kucha ». Le Pecha Kucha, rappelons-le, est un format d’origine japonaise composé d’un diaporama de 20 images s’affichant chacune durant 20 secondes et sur lequel est déclamé un discours d’accompagnement de 6 minutes 40 secondes. Les élèves, constate l’enseignante, ont des difficultés à garder en mémoire les documents étudiés, à moyen et long terme : l’activité doit leur permettre de concevoir un outil personnalisé d’apprentissage et de stockage de données pour synthétiser les savoirs tout en se les appropriant, et de créer un support consultable rapidement, permettant de réviser ses connaissances.
Le travail, mené en groupes, comprend plusieurs étapes : relecture des cours, recherches d’images (étudiées ou nouvelles), choix négocié de l’ordre de présentation, rédaction du « discours » qu’il faudra déclamer durant le déroulé du diaporama (avec des choix variés d’écrits, explicatifs, analytiques ou d’invention : « Dépassant la traditionnelle fonction de commentaire de l’image, les textes réalisés ont choisi souvent la dimension narrative ou illustrative, mais parfois c’est le décalage qui établissait le lien entre les deux expressions. D’autres ont associé l’expression poétique à l’image réaliste. »), enregistrement du discours sur un support numérique audio (« L’humour, le style journalistique, le dialogue polémique, la dérision… quelle que soit l’approche choisie par les différentes productions, la déclamation devait se mettre au service de l’intention générale de leur « œuvre » et ainsi « achever le sens » du Pecha Kucha »). Les élèves créent ainsi une interaction nouvelle entre texte et image. Le diaporama permet de réinvestir les connaissances et les compétences acquises durant la séquence, tout en en donnant une vision synthétique, attractive et personnelle. Durant une heure de cours sont finalement présentés plusieurs bilans de séquence différents : le Pecha Kucha devient alors « un outil de révision intéressant pour les élèves, écoutant plusieurs versions différentes, mais dont le contenu basique est identique ».
Réaliser des bandes annonces littéraires
L’atelier 2 explore des pistes pédagogiques pour rendre compte d’une lecture par l’image, en l’occurrence par la réalisation de bandes annonces de livres, dont le but est de donner au spectateur un aperçu des aspects essentiels de l’œuvre tout en suscitant le désir de la découvrir. L’activité « conjugue les dimensions singulière et plurielle de l’acte de lire », « joue à la fois sur le plan de la réception personnelle de l’œuvre et de sa restitution collective au sein de la classe ». Elle permet de surcroît d’associer textes, sons et images, pour enrichir « non seulement les modes de restitution mais les modalités même d’une lecture qui joue sur un imaginaire élargi ».
Jean-Charles Bousquet, professeur de lettres au lycée Alexis Monteil de Rodez, présente cette activité qui se veut une déclinaison numérique, particulièrement stimulante, du « Journal du Lecteur ». Dans un premier temps, les élèves sont invités à repérer les caractéristiques d’une bande annonce de film ou d’un « book-trailer » et à revoir les outils d’analyse des images mobiles : ils repèrent par exemple que le montage doit s’inscrire dans une démarche argumentative afin de convaincre le spectateur de voir le film avant de s’achever sur le rappel du titre et du nom du réalisateur, ils constatent, après le visionnage de book-trailers, qu’un élément récurrent est la lecture en voix off de passages déterminants de l’œuvre et que la qualité de la lecture expressive a une grande importance dans la qualité argumentative de la bande annonce. Dans un deuxième temps se déroule la lecture cursive de l’œuvre proposée : les élèves la parcourent en repérant les thèmes dominants, les grandes étapes du récit, le nom des personnages, leurs rôles et les relations qu’ils entretiennent ; ils doivent noter au fil de leur(s) lecture(s) certaines phrases ou passages marquants et réfléchir aux liens possibles avec l’objet d’étude, le mouvement littéraire, d’autres œuvres artistiques… Une troisième étape permet de découvrir et prendre en main les logiciels de diaporama ou de montage vidéo (Photorécit 3, Audacity, ffDiaporama et Open-Office Dessin ; Garageband et iMovie pour les utilisateurs d’Apple). Un story-board peut alors être élaboré : chaque plan du story-board doit informer sur « l’image qui doit apparaître à l’écran et éventuellement le texte, les éléments composant la bande son : voix et/ou environnement musical. » Il s’agit ensuite de rassembler ou de tourner les images (en rappelant la notion de propriété intellectuelle et en initiant aux droits attachés à internet), de procéder aux enregistrements sonores, de réaliser le montage, puis de le présenter devant la classe en justifiant ses choix.
Le choix de présenter un compte rendu de lecture sous forme de bande annonce vidéo, souligne Jean-Charles Bousquet, permet de motiver certains élèves, favorise la mémorisation des points principaux de l’œuvre, améliore la compréhension des élèves quant aux effets que les images mobiles peuvent avoir sur eux en leur permettant de manipuler ces images : l’exercice participe donc aussi d’une « réelle éducation à l’image et aux médias. » Pascale Grégoire, professeure de lettres au collège Marlioz d’Aix-lesBains, présente une expérience similaire menée autour de récits d’aventures en 5ème, en collaboration avec le professeur d’arts plastiques : le projet utilise un outil prohibé à l’Ecole, le téléphone mobile, pour stimuler la créativité, retrouver le plaisir de la lecture, réfléchir en acte à la question du droit à l’image.
Image et réflexion(s)
L’atelier 3 présente plusieurs projets qui cherchent à faire adopter par la création une position critique vis-à-vis des images numériques : il s’agit d’ amener les élèves à reconsidérer leur réception et leur production d’images/textes en ligne, par un itinéraire de déconstruction d’images/textes publiées puis de construction à rebours. »
Anne-Marie Patenotte, professeure de Lettres au collège Louis Lumière de Marly le Roi, présente l’expérience « Éthique et Tics dans l’usage de Facebook et autres réseaux sociaux » : la reconstruction d’un mur Facebook « à partir d’éléments glanés en forçant les murs » doit permettre de « construire une conscience critique sur les identités virtuelles et les décaler des identités personnelles. »
Marie-Sophie Ludwig, professeure de lettres au collège Henri Sellier de Suresnes, donne à comprendre et admirer la réalisation d’un cabinet de curiosités numérique dans une classe de cinquième. « Nos élèves aiment collectionner, et collectionner ce qui nous semble parfois « n’importe quoi ». Pourtant, le sens qu’ils accordent à l’objet dépasse bien sûr sa valeur économique ou « artistique » : la symbolique, la fable qu’ils construisent autour de la chose valident son exposition et la rendent précieuse. » C’est à partir de ce constat que Marie-Sophie Ludwig a conçu son fascinant projet. Les élèves ont d’abord exploré en ligne des « cabinets de curiosités » des 16ème-17ème siècles pour comprendre comment à travers cette « culture de l’insolite » s’élaborait peu à peu un esprit scientifique. Ils ont ensuite choisi, par exemple dans les œuvres successivement abordées en classe, des objets étonnants, sur lesquels ils ont rédigé en groupes des textes informatifs et créatifs. Un beau meuble virtuel, autrement dit un chef-d’œuvre collectif, rassemble leurs productions et témoigne de leur désir de connaître et de partager : « Nous avons souhaité vous faire connaître nos trouvailles, nos étonnements et nos éblouissements que nous nous sommes efforcés de conter… »
Pierrick Guillot, professeur de lettres au collège Frédéric Mistral de Feyzin, retrace une séquence qui « des écrans aux écrits » permet d’explorer le récit du 11 septembre 2001. « Tu étais à New-York le 11/09/2001. Raconte dix ans plus tard ce que tu as vécu » : c’est le sujet de rédaction qui a été initialement proposé aux élèves et qui a constitué le point de départ du beau projet pédagogique: il invite à se confronter au monde et aux images du monde, à développer des stratégies de recherche et d’analyse de l’information, à construire de vraies démarches d’apprentissage et d’écriture. Etude de l’image fixe et mobile, débats, recherches critiques sur internet, écritures collaborative et individuelle, enregistrements audio, montages vidéo, lecture d’œuvres contemporaines … : les activités, variées et stimulantes, font vivre une expérience qui rappelle combien l’enseignement du français présente aussi un fort enjeu citoyen. « Les élèves, témoigne Pierrick Guillot, circulent des images sur internet à leur texte de témoignage fictif, puis de textes littéraires à des images traitant artistiquement l’événement, pour enfin parvenir à une création sensorielle numérique : textes, images, sons et voix, pour la plupart personnels, font circuler les lecteurs dans le souvenir de l’événement. »
Du manga au documentaire interactif
L’atelier 4 s’intéresse aux bandes dessinées. Marylène Guarino, documentaliste au collège Jean-Baptiste Clément de Paris, témoigne du succès du fonds manga dans son CDI, vivifié par un club manga : participation à un prix littéraire, sorties dans des salons du livre ou dans des librairies spécialisées, participation à des concours de dessin, découverte du jeu de go, blog… Un projet interdisciplinaire, lettres – histoire-géographie – histoire des arts, a permis de choisir un manga comme objet d’étude (Osamu Tezuka, « L’histoire des 3 Adolf ») pour développer conscience esthétique et connaissances historiques.
Le travail soulève aussi des questions morales. « La poésie après Auschwitz est-elle encore possible ? » se demandait Adorno. Que dire de la bande dessinée ? ajoute Yael Boublil, professeure de Lettres au collège Jean-Baptiste Clément de Paris.. Autrement dit, il faut prendre conscience que l’expérience d’Anne Frank n’est pas égale aux dessins qui la représentent…
L’enseignante présente un projet centré sur les nouvelles écritures transmédias, en l’occurrence elle retrace un voyage en BD documentaire interactive. L’expérience naît d’une question formulée par des élèves récalcitrants : pourquoi « imposer » à des « collégiens » du « XXIe siècle » la mémoire d’un conflit qui leur semble de prime abord ne pas les concerner ? « J’ai donc décidé, explique l’enseignante, de commencer par la littérature graphique habituellement « consommée » par les élèves… » Une séance en particulier est consacrée à la découverte de l’application « Anne Frank au pays du manga », vidéo projetée depuis la tablette du professeur : plusieurs élèves utilisent successivement la tablette pour découvrir les fonctionnalités de l’application pendant que d’autres prennent en notes leurs hésitations, interrogations et réactions.; une synthèse est effectuée en fin de séance pour déterminer ce qui a été retenu de ce récit interactif. Une carte heuristique est ensuite élaborée collectivement pour rendre compte de leur lecture. Elle est complétée par un travail d’investigation journalistique sur l’équipe qui a réalisé « Anne Frank au pays du manga » : exploration d’articles en ligne, recherches sur Facebook, écoute d’une émission canadienne. Enfin, les élèves organisent eux-mêmes par groupes de cinq de très courts débats radiophoniques autour du thème qu’ils souhaitaient tant aborder : « Pourquoi enseigner la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à des collégiens d’aujourd’hui ? ». Ce fut l’occasion, souligne Yael Boublil, d’une belle réflexion en classe sur l’universalité des enseignements qu’Auschwitz et Hiroshima peuvent apporter et sur les pouvoirs de la langue… »
Les échanges font émerger des débats intéressants, notamment autour de la confusion entre la hiérarchie des arts, question dépassée, et la qualité des œuvres, question pertinente. Ou encore le problème de la mise en récit, en particulier quand il s’agit de la Shoah : comment mettre en récit l’innommable ? comment cette mise en récit peut-elle permettre de se confronter à sa mémoire ?
Ray-Eluard en liberté par l’ENT
Dans l’atelier 5, Miguel Degoulet, professeur de Lettres au lycée Marguerite Yourcenar au Mans, explore une œuvre au programme de terminale littéraire, « Les Mains libres » de Man Ray et Paul Eluard, à travers son projet « Du trait à la ligne écrite : réceptions et interprétations ». Selon l’enseignant, « c’est la nature même du recueil, qui échappe encore assez nettement à tout discours universitaire ou scolaire, qui nous impose la démarche didactique à adopter », en l’occurrence au lieu de fermer le sens et de brider les élève, les amener à « construire pas à pas une lecture personnelle d’une œuvre assez résistante ». Une première activité prend pour supports les six premiers dessins : les élèves doivent livrer leurs impressions, s’interrogent sur les sens dénotés et connotés, cherchent un titre, dégagent quelques thèmes communs aux dessins. Puis sont distribués les poèmes d’Éluard : les élèves découvrent les différents liens, vérifient leurs intuitions, vont vers l’inattendu. La seconde activité propose le cheminement inverse : on distribue les six poèmes suivants, les élèves doivent dire par écrit ce que ces textes évoquent pour eux, quelles images mentales ou imaginaires ils provoquent.
La séquence vit aussi d’exposés et de forums créés sur l’ENT dont Miche Degoulet souligne la capacité à favoriser une véritable réflexion, personnelle et collective : « l’utilisation du forum au fil de la séquence a permis la construction et la verbalisation d’une lecture personnelle, sur le fond comme sur la forme », le forum invente aussi « une nouvelle forme d’écrit scolaire dans laquelle le texte de l’élève se trouve encouragé, relancé par le professeur et prend finalement la forme d’un dialogue. On trouve ici une solution à la frustration qui naît habituellement à la remise des copies, couperet qui dit le « bon » et le « mauvais » sans engager, la plupart du temps, de dialogue ou de remédiation. Le professeur relance le débat, l’élève reprend son analyse, l’améliore, la fait évoluer. L’échange pourrait ainsi ne pas avoir de fin. »
Ecriture en réseau
Dans l’atelier 6, Dominique Khaldi, professeure de Lettres, et Jérôme Sadler, professeur d’arts plastiques, associent leurs disciplines et leur créativité pour présenter un projet mené au Collège Niki de Saint Phalle de Valbonne : une passionnante expérience d’exposition virtuelle, créative et interactive, qui invite des élèves de troisième à échanger à travers « un réseau social fondé sur l’amitié imaginaire d‘artistes du XXème siècle ». Recherches documentaires, biographiques et notionnelles, productions visuelles, jeu de rôles via le site Pearltrees où les élèves resserrent les liens et font vivre des débats esthétiques … : le projet permet de créer une intimité intellectuelle et affective avec des artistes, de s’approprier des connaissances en histoire de la peinture et de la littérature, de développer des compétences argumentatives par une réflexion sur les formes et enjeux de la création.
« Notre travail, témoigne un élève, c’est de nous mettre dans la peau des artistes et de dialoguer entre nous. Cela permet de vraiment découvrir leur univers. C’est intéressant de mêler l’écriture à la peinture » « Travailler sur un réseau social, ajoute un autre, c’est plus marrant que d’apprendre une poésie par cœur. Là on vit vraiment à travers les yeux de notre artiste. On défend les idées de notre artiste. Il y a des artistes qui ne se connaissaient pas forcément et là on imagine ce qui se serait passé s’ils s’étaient rencontrés. » Traverser les écrans, les époques, les formes artistiques, les disciplines scolaires, les identités individuelles… : le projet illustre la capacité du numérique à bousculer les habitudes et à libérer des enfermements. Le décloisonnement est ici radical : il invite, pour revitaliser les apprentissages, à relier au lieu de séparer.
Voyage numérique en Antiquité
Dans l’atelier 9, il s’agit de voyager à travers les images et les mots, de construire des itinéraires numériques. Les élèves de Delphine Barbirati, professeure de lettres classiques au collège Jacques Prévert d’Albens, ont ainsi composé un carnet de voyage numérique relatant et illustrant le voyage de fin d’étude d’un jeune Romain et de son esclave. Ils sont dans un premier temps amenés en autonomie à saisir la mission qui leur est confiée et à définir leur stratégie. La notion de « voyage de fin d’études » est peu clarifiée par les investigations sur le web : « Il est facile de leur faire comprendre que s’ils n’ont pas trouvé de « bonne » réponse, c’est parce que leur recherche est imprécise »…
Les élèves choisissent ensuite la ville qu’ils souhaitent faire visiter à leur personnage et se mettent à effectuer des recherches, plus solides, sur les sites antiques. L’étude d’un texte d’Horace fait émerger que son intérêt réside en particulier dans toutes les notations humoristiques et personnelles : « ils ont alors compris quelle était la véritable difficulté du travail proposé : il s’agissait moins de décrire un lieu que de parvenir à l’envisager, à se l’imaginer, pour être en mesure d’en rendre compte de manière sensible ». Le travail d’écriture invite alors à dépasser la simple dimension descriptive, source potentielle de copier-coller, pour mener une exploration intime des lieux : il est réalisé, collaborativement, sur un pad. Les productions sont finalement rassemblées et valorisées dans un livre numérique Calaméo.
Voyage poétique via Twitter
Le projet des « i-poèmes » a été mené par Jean-Michel Le Baut, professeur de lettres au lycée de l’Iroise à Brest, et Marina Marino, enseignante en FLE au Liceo Cecioni de Livourne : il montre comment faire de Twitter un réseau à la fois social, créatif et pédagogique. L’expérience s’ouvre sur la lecture en classe d’extraits de l’œuvre numérique de Christine Jeanney, auteure contemporaine, qui, sur son blog ou dans ses recueils, instaure d’insolites, fulgurants ou bouleversants échanges entre des images, que lui adressent ses amis, et des textes, qu’elle écrit au quotidien. A son exemple, les élèves français et italiens sont invités à partager via Twitter des photographies de leur environnement pour le faire découvrir à leurs correspondants. Chacun choisit une image sur laquelle il produit une description, objective et subjective, dans un dispositif qui vise à éduquer l’attention, enseigner le plaisir de l’image arrêtée, apprendre à fixer le regard et l’esprit. La lecture d’un poème en prose de Rimbaud, « Enfance », débouche sur un atelier d’écriture : « vous écrirez un poème en prose inspiré de la photographie que vous avez choisie et du poème de Rimbaud. » Chaque fragment poétique, chaque fulgurance, est publié sur Twitter, ce qui instrumentalise la capacité du réseau à travailler la langue (notamment la syntaxe) et produit de fructueuses interactions avec l’enseignant (retour réflexif sur ses productions, corrections, promenades dans l’intertextualité…). Chacun rassemble ultérieurement ses fragments pour composer un poème en prose à part entière. Les créations donnent lieu à la réalisation d’un livre numérique, à des séances publiques de mise en voix, et même à un voyage dans le pays qui avait été préalablement habité en poésie.
L’expérience, souligne l’enseignant, développe compétences et connaissances en français (par exemple la maîtrise de la langue ou la réflexion sur le genre poétique) et contribue à l’éducation aux médias (inventer de bons usages d’internet pour peser ce qu’on y publie et aller vers l’altérité). Il interroge même nos pratiques d’enseignants dans leur dimension humaniste : comment, au 21ème siècle comme au 16ème siècle, dans la civilisation de l’écran comme dans celle du livre, contribuer à construire un « espace culturel européen » ? si internet en général, les réseaux sociaux en particulier, constituent pour les « digital natives » le lieu d’une expérience partagée de la vie, comment la littérature peut-elle y trouver sa juste place pour qu’elle soit non pas un simple objet scolaire, mais ce par quoi se constituer comme sujet, sujet de sa langue, sujet de sa construction de soi, sujet de sa représentation du monde ?
Durant les échanges, beaucoup déplorent le carcan des programmes, de la notation, des examens…, susceptibles de freiner la créativité, en particulier numérique, des enseignants et des élèves.
De la littérature à la littératie
La table ronde de l’après-midi porte sur les « cultures numériques » et leurs « conséquences sur les apprentissages scolaires ». La littératie, rappelons-le, désigne la capacité de lire, comprendre et utiliser l’information. Yves Jeanneret, professeur au CELSA, souligne l’importance des lobbies économiques, jusque dans la caractérisation générationnelle des « digital natives », pointe la contradiction entre la standardisation des formats et la diversification des possibilités d’expression, s’inquiète de la « gadgétisation des disciplines de l’archive ». Nathalie Lacelle, professeure à l’université de Québec à Trois rivières (UQTR), porte ses analyse sur « la littératie médiatique multimodale ». Elle propose plusieurs pistes didactiques : passer d’un média à l’autre, augmenter une fiction, pratiquer le remix, de nouvelles formes d’écriture hypertextuelle, augmentée, ou web. Valérie Jeanne-Perrier, maître de conférences au CELSA, université Paris-Sorbonne, a expérimenté « Vine », une application de téléphone mobile permettant très rapidement de faire un court montage vidéo et de le partager. Elle montre comment en faire un outil d’initiation à la la lecture et à l’écriture d’images et comment s’en servir pour réfléchir sur leurs conditions numériques de production : qu’est-ce que je fabrique quand je fabrique un film ? qui est l’auteur ? qu’est-ce qu’un monteur ? pourquoi et comment diffuser ? qu’est-ce que le format induit comme forme ? Florence Jamet-Pinkiewicz, professeure à l’École Estienne, et Emmanuel Geoffray, fondateur du studio de développement multimedia Soixante circuits, présentent l’expérience des « Livres-pièges » : un atelier d’une semaine menée avec 30 étudiants développant des compétences tout à la fois créatives et numériques.
Serge Bouchardon, enseignant-chercheur à l’UTC, explique pourquoi et comment il faut désormais faire de l’écriture numérique un objet d’enseignement. Un élève sait poser un lien hypertexte, mais il n’en maitrise pas forcément la sémiotique et la rhétorique. Il convient de faire « des lettrés du numériques » et de « réconcilier la culture et la technique ». Au fondement du Precip, il y a cette conviction : l’écriture numérique présente des spécificités qu’on peut enseigner. Le « modèle théorique » se joue à trois niveaux (l’ordinateur calcule, l’informaticien programme, l’utilisateur écrit), dans lesquels des choses sont à apprendre. Serge Bouchardon présente un exemple de transposition didactique avec un module d’écriture collaborative synchrone mis en place avec des enseignantes de français de l’académie d’Amiens : une mise en situation avec le logiciel Etherpad, puis des échanges-débats sur les avantages et inconvénients de l’outil, une phase de découverte d’écritures créatives à travers le projet Venus Poetry Poem, enfin un temps d’interrogation sur leurs conditions de possibilité, techniques et sémiotiques, pour les trois niveaux.
Les enjeux pédagogiques sont essentiels selon Serge Bouchardon. Le dispositif donne à voir la dynamique du processus d’écriture : chaque élève observe son camarade en train d’écrire, ce qui désacralise et désinhibe l’acte d’écrire. La procédure incite aussi à une réflexivité sur les pratiques d’écriture : les élèves par exemple s’interpellent sur les niveaux de langue possibles ou non. Le travail débouche sur une conceptualisation des pratiques, donc des compétences en littératie numérique. Enfin, la relation enseignant-apprenant est reconfigurée : par exemple, le professeur peut intervenir non plus après mais pendant l’écriture, adoptant un rôle de « collaborateur-conseiller ». Ainsi se met en place une pédagogie active qui met l’apprenant en situation d’expérimenter une pratique d’écriture numérique dans une posture réflexive. Ainsi encore se construit une culture numérique : la possibilité de former à l’écriture numérique en l’inscrivant dans l’histoire de la discipline
Mobile comme Michel Butor ?
La conclusion revient à Michel Butor, immense poète, romancier, essayiste, à travers un entretien, émouvant et pétillant, avec Mireille Calle-Gruber, professeur à Paris 3. Il raconte comment dès les années 60, autrement dit dans une civilisation qui n’était pas encore numérique ou qui frémissait de le devenir, il a expérimenté l’oeuvre-déplacement, la mise en espace de l’écriture, les jeux combinatoires, l’écriture comme jaillissement, la lecture comme geste, le texte-image… Ce qui se joue, souligne l’auteur de « Mobile », c’est la réconciliation de la science et de la poésie, ou encore, dans l’écriture, de l’espace et du temps. Il faut, conseille-t-il, fournir le matériel aux écoles et montrer aux enseignants comment l’utiliser. Puisse cette traversée des âges et des cultures, qu’incarne Michel Butor avec tant d’humanité et de générosité, nous inciter tous, à son exemple, à nous mettre en mouvement.
Jean-Michel Le Baut