Dans la civilisation des écrans, l’image peut-elle constituer un moyen d’apprentissage au même rang que les mots ? Lundi 25 novembre 2013, à la Bibliothèque nationale de France, le 4ème Rendez-vous des Lettres a exploré les transformations de la relation texte-image à l’heure du numérique, riches de conséquences pour l’enseignement des Lettres. Il s’est agi, durant cette 1ère journée, de situer la problématique dans son histoire pour mettre en évidence la relation consubstantielle du texte et de l’image, depuis les origines de l’écriture jusqu’aux écrits numériques, en passant par le livre illustré, la bande dessinée ou la littérature de jeunesse. Il s’est agi assurément de redonner une légitimité à l’image, souvent délaissée dans la culture littéraire comme dans les pratiques scolaires, quelque peu dévalorisée par rapport au texte, avec lequel de si fécondes interactions sont pourtant possibles.
Renouveler les humanités
Le PNF Lettres 2013, souligne Jean Yves Capul au nom de la Direction générale de l’Enseignement scolaire, est porté par une double ambition, à la fois scientifique et pédagogique : prendre la mesure des bouleversements du monde et les intégrer dans les pratiques professionnelles. Catherine Bechetti-Bizot, Inspectrice Générale de lettres, prononce l’allocation d’ouverture pour en éclairer les enjeux, qui engagent l’avenir même des humanités : de quelle manière le numérique peut-il réactualiser nos pratiques lettrées (d’étude et d’interprétation des textes) ? comment peut-il revivifier nos pratiques ordinaires ou créatives d’écriture ? de quelle manière les interroge-t-il et les métamorphose-t-il, en ouvrant au texte « de nouveaux espaces d’échanges, de recherches, d’expérimentation, d’interactions, de sociabilité » ? La question est aussi historique : s’agit-il d’une rupture ou au contraire d’un retour aux formes de textualité qui ont précédé Gutenberg, le règne du livre imprimé n’ayant été peut-être qu’une parenthèse, et « les pratiques d’écriture-lecture qui se développent sur les réseaux marquant le retour à une époque où la lecture se concevait comme collective, discontinue et agrégative »?
Catherine Becchetti-Bizot souligne les craintes que le numérique peut susciter : « un éclatement des cadres de la pensée, une dispersion du sens et de l’attention, une dissolution de l’imaginaire du livre que nous aimons et sur lequel s’appuie depuis des siècles tout notre enseignement. ». Mais c’est pour mieux rappeler combien le numérique constitue une chance : il peut conduire les élèves vers « l’acquisition d’une culture cohérente, riche de ses héritages et libre de ses inventions, vers le plaisir d’apprendre et de se réapproprier les œuvres », ce qui suppose de « changer radicalement nos manières d’apprendre et d’enseigner, d’accéder aux savoirs, par une démarche de co-construction de ces savoirs, de mise en commun de nos productions, impliquant l’acquisition de compétences nouvelles par les élèves et par les enseignants. »
Rupture ou continuité ?
Rupture ou continuité ? Le numérique engendre des œuvres multimodales inédites ; il invente de nouvelles formes de textualité, ouverte, digressive, fragmentée, échangeable, en perpétuel mouvement, et perméable aux autres modes d’expression que sont l’image, le son, la vidéo ; il bouleverse les conditions de production et de réception de la littérature. Mais l’étroite relation qui s’y noue entre le texte et l’image est ancienne et féconde : « il nous a semblé nécessaire et intéressant de remonter le temps pour mettre en relief, des origines de l’écriture à l’écran numérique, quelques étapes importantes qui ont jalonné cette histoire, en passant par le livre illustré, la bande dessinée, les albums de jeunesse et les mangas, et pour mieux faire percevoir les héritages et les ruptures dans cette relation ». C’est parce que les élèves, natifs du numérique et de la culture des écrans, sont plongés aujourd’hui dans un monde d’images qu’il faut « en tenir compte pour reconstruire leur approche des textes à l’Ecole » et pour « développer chez eux les nouvelles compétences qui vont leur permettre de vivre dans ce monde en citoyens autonomes et responsables, ayant la maîtrise de leurs moyens d’expression et de compréhension du monde. »
Continuité ou rupture ? Michel Butor est l’invité d’honneur du colloque : avec la publication de Mobile en 1962, livre-collage sur les Etats-Unis, il a sans doute été, rappelle Catherine Becchetti-Bizot, un précurseur de ce qui advient aujourd’hui dans l’univers de la littérature avec le numérique. Ses récents propos sont effectivement vivifiants : « Je voudrais que les livres numériques deviennent une forme de livres d’artistes complètement nouvelle » ; « il ne faut pas imiter, il faut inventer ! Le numérique fait peur. On ne parvient pas à l’appréhender, à le travailler, à l’explorer comme quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur » ; « Il n’y a que les poètes pour nous guider à l’intérieur de ces nouveaux territoires. Prenez Twitter. Cent quarante caractères, c’est une contrainte prosodique respectable, comme on a inventé celle du sonnet au XVIe siècle.».
Eloge des images
Paul Raucy, doyen de l’Inspection générale des Lettres, tente à son tour de combattre un certain graphocentrisme véhiculé par la culture scolaire en interrogeant ses souvenirs marquants de la relation texte-image. « Je me souviens des abécédaires » : ils ont fondé un « cratylisme originel sans lequel je me plais à croire qu’on ne peut pas être tout à fait littéraire », ils invitent à « rêver que le monde est à déchiffrer et que les mots sont des figures », ils favorisent « le désir de voir », créent « une relation plus sensible avec les mots », « un lien entre langage et représentation ». « Je me souviens des bandes dessinées », poursuit Paul Raucy : « toutes les catégories du récit, je les ai éprouvées d’abord dans le dessin », « le roman pour moi a d’abord été graphique. » « Je me souviens encore, poursuit-il, des romans d’aventures illustrés de gravures » : ils conduisaient à se demander s’il fallait regarder d’abord les images avant de lire le roman ou l’inverse, l’image y constituait comme « un dehors », comme » un autre par rapport au texte », comme « la possibilité d une lecture différente de la mienne ».
Tout ceci, ajoute Paul Raucy, conduit à penser que les images mènent aux mots, qu’elles peuvent même mener à l’interprétation. Les images nous touchent presque immédiatement, elles nous donnent une émotion. Il convient d’en tirer des conséquences pour l’apprentissage de la littérature : l’étude des textes peut être « asséchante », passer par limage permet une lecture esthétique et sensible. D’ailleurs, le recours à l’image ouvre la lecture aux représentations du monde, permet de comprendre que les textes donnent à voir : « Un peu d illusion référentielle, ce n ‘est pas si mal que ca ! » Ils convient dès lors de rééquilbrer les cours de français : les images peuvent mettre en mouvement des exercices de lecture et d’écriture, elles peuvent relancer l’imagination, susciter des réflexions (par exemple en comparant la description du tapir chez Jean de Lery et une photo de l’animal…), conduire à l’abstraction (par exemple en construisant une scénographie pour un extrait théâtral). L’écrit de l’EAF prévoit la possibilité, peu exploitée hélas, d’intégrer des images au corpus : c’est que l’image donne à penser, c’est qu’il faut favoriser une intelligence de la mise en relation. Le programme ouvre parfois ces pistes si fructueuses, notamment l’enseignement d’exploration Littérature et Société et l’enseignement de Littérature en terminale L.
Le lisible et le visible
Anne-Marie Christin, directrice du Centre d’étude de l’écriture et de l’image, livre une conférence sur « l’écrit et le visible : l’imaginaire lettré ». Notre conception de l’écriture date d’une époque où le système alphabétique paraissait idéal pour représenter la parole : l’image n’y avait pas sa place, la lettre n’était que l »adaptation graphique d’un phonème. Cependant la civilisation de l’alphabet peut accueillir la civilisation de l’idéogramme. Basho était aussi calligraphe, rappelle Anne-Marie Christin qui explore différentes tentatives en occident pour inventer une langue visuelle, un « lisible propre au visible ». On retrouve par là « l’imaginaire du ciel étoilé » : un espace offert à la contemplation avec des points lumineux faisant système, un objet visuel qui devient signe, possibilité de communication entre le monde des hommes et l’au-delà. L’écriture « naît de la lecture des étoiles dans le ciel ». Anne-Marie Christin montre aussi le subtil entremêlement signes/images dans les écritures chinoise et japonaise, par exemple dans les savants jeux de pliage d’un paravent. Dans l’univers occidental, la lettre domine sur l’image, mais l’imaginaire visuel de l’écrit si étranger à nos traditions est parfois présent, ce dont témoignent les collaboreations créatrices entre Gide et Denis, Mallarmé et Dufy, Eluard et Man Ray : dans « Les Mains libres », le poète associe au dessin une circonstance qui lui est extérieure, « la parole visuelle s est deposee sur la page ».
Texte-image dans les livres
Antoine Coron, directeur de la Réserve des livres rares et précieux de la BnF, présente un choix d’ouvrages illustrant la diversité et la richesse des relations texte-image dans une Histoire qu’il fait remonter à 1511 avec l’Apocalypse d’Albrecht Dürer, « peut être le premier livre d’artiste ». Le diaporama présenté permet d’apprécier la magie des « beaux livres ». Au 19ème siècle se répand le livre illustré, conçu d’abord pour rendre illustres, autrement dit pour magnifier les grandes œuvres. Le livre illustré devient populaire, se met au service d’œuvres contemporaines, est perçu par certains artistes et écrivains comme une entreprise vulgairement commerciale. Mais qui n’a pas dans sa mémoire Cosette ou Gavroche dessinés par Bayard ? Gustave Doré, parangon des illustrateurs romantiques, se sent délaissé et abaissé. Il faut attendre le 20ème siècle pour qu’apparaissent des « livres d’artistes », créations magnifiques où les mots et les œuvres visuelles inventent de nouvelles formes et de nouveaux dialogues, où le texte cesse d’être systématiquement au centre de la page ou à l’origine du livre.
Une table ronde explore précisément cette « tension désirante où texte et image confrontent, prolongent et échangent leurs pouvoirs. » Ségolène Le Men, professeure d’Histoire de l’art, université de Paris Ouest Nanterre La Défense, s’intéresse aussi à l’âge d’or de l’illustration en France, essentiellement le 19ème siècle : on recourt aux séductions de l’image pour attirer de nouveaux lecteurs en cette époque d’alphabétisation. Benoît Peeters, écrivain, scénariste, rappelle qu’on s’accorde aujourd’hui à faire du genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846) l’inventeur, génial, de la bande dessinée qu’il appelait « la littérature en estampes » et qui suscita l’étonnement de Goethe : le dessin et le texte étaient réalisés d’un même trait, Töpffer manifesta d’emblée un goût de la rime littéraire et graphique, un art du mouvement, du cadrage et du montage parallèle. Benoît Peeters montre l’évolution et la vitalité du genre, jusqu’aux œuvres d’aujourd’hui relevant du « roman graphique », d’une grande variéré d’enjeux et de thèmes, d’une grande beauté et complexité de la composition. Cécile Boulaire, maître de conférences à l’université François Rabelais de Tours explore les relations texte et image dans le livre pour enfant. Erasme fut le premier à souligner le rôle pédagogique de l’image, qui permet tout à la fois de séduire et de transmettre l’information. Peu à peu, elle développe aussi une fonction esthétique et narrative et des usages de plus en plus inventifs de l’iconotexte apparaissent : le frottement des deux langages (texte et image) peut produire des étincelles, le texte est souvent pris en défaut par l’enfant qui lit la vérité dans l’image, ainsi pleinement sujet de la lecture, il s’engage dans une posture interprétative, se trouve invité à lire attentivement en formulant des hypothèses et en savourant tout à la fois. François Place, écrivain et illustrateur, retrace son parcours en littérature jeunesse. Il livre à l’admiration des participants de magnifiques explorations imaginaires, géographiques, historiques, ethnologiques, notamment « L’atlas des géographes d’Orbae », où les frontières des 26 pays rêvés suivent le tracé des lettres de l’alphabet et abritent des univers étonnants.
Texte-image dans les ouvrages numériques
La dernière table ronde de la journée s’intéresse aux prolongements numériques de ces interactions texte-image. L’exposition « Littératures numériques d’hier à demain », actuellement présentée à la BnF, lui fournit une belle caisse de résonance : des premiers générateurs de textes aux œuvres les plus contemporaines, elle donne à ressentir et à saisir ce qui se réinvente artistiquement à travers les nouvelles technologies. Alexandra Saemmer et Lucile Haute en livrent un exemple à travers leur œuvre « Conduit d’aération », une « fiction augmenté e pour tablette » qui se prête aussi à la performance, un récit multimédia qui interroge l’importance et la fonction de l’hyperlien. Plutôt que labyrinthique ou informationnel, les auteurs l’envisagent comme la trace d’une association de lecture qu’un auteur a considérée comme pertinente à un moment donné et qu’il propose à son lecteur. Située dans le contexte de la révolution tunisienne, l’histoire propose les versions complémentaires des différents personnages : elle peut se feuilleter de façon linéaire, mais une autre traversée est possible, proposée par les hyperliens insérés dans le texte. Analeptiques ou proleptiques, monologiques ou dialogiques, ils permettent de découvrir des pages cachées, d’accéder à des secrets de famille, de comprendre les modalités et les subtilités de la scénarisation, de fluctuer entre cohérence et incertitude.
Aurore Mennella, Marie Sourd et Florence Jamet-Pinkiewicz présentent le premier livre interactif de 10/18 : « Dessine-moi un parisien ». A l’origine blog d’Olivier Magny, puis livre-papier illustré, il a été numériquement et joliment enrichi par les étudiants de l’école Estienne selon des contraintes techniques et narratives. Terence Mosca, consultant numérique chez Gallimard Jeunesse, présente l’application pour tablettes « Les animaux de la jungle » : le contenu, ludique et éducatif, adapté aux élèves de cycle 2, présente des activités variées pour découvrir le monde de la jungle et favoriser certains apprentissages (formes géométriques, nombres et additions, régimes alimentaires…).
Il semble que chassée par la porte (du livre, ou plutôt d’une certaine conception, janséniste, du livre), l’image revienne par la fenêtre (de l’écran, ou plutôt d’une culture plus ouverte, que le numérique vient réanimer ou réinventer). Dès lors, le numérique apparaît bien comme l’espace vivant d’une heureuse réconciliation entre les mots et les images, dont les journées à venir exploreront encore bien des possibles, littéraires et pédagogiques.
Jean-Michel Le Baut