Bernard Devanne
Consacrée au deuxième trimestre du CP, cette seconde partie montre comment, en prenant appui sur la production quotidienne de textes, les élèves deviennent familiers de la langue écrite et développent de réelles compétences de lecteurs, notamment en accédant à la lecture par voie directe. L’écriture devenant plus aisée, les textes gagnant en longueur, les élèves prennent conscience de ce nouveau pouvoir, qui en quelques mois les transforme. Culturellement entretenues dans la classe, l’écriture et la lecture deviennent des pratiques spontanées, nécessaires ; le désir de lire et d’écrire se déplace et s’enracine dans le milieu familial, ce dont les parents témoignent de diverses manières : « S’il lit à la maison ? Il me prend ‘’L’Equipe » pour le lire tout seul ! ».
2.1. L’identification des mots par voie directe
La lecture par voie directe est celle du lecteur expert ; aux côtés de l’identification de mots par voie indirecte (le déchiffrage), l’identification par voie directe est présentée en ces termes dans les programmes de 2002 : « Ce type d’identification est possible si le lecteur dispose déjà, dans sa mémoire, d’une image orthographique du mot. Dans ce cas, le mot est quasi instantanément reconnu, à la fois visuellement, auditivement et sémantiquement. On sait aujourd’hui que le lecteur ne s’appuie pas sur la silhouette du mot pour l’identifier, mais sur la perception très rapide des lettres qui le composent. » Le texte insiste sur l’importance à accorder de bonne heure à cette compétence de lecture : « Cet accès direct suppose que les élèves aient mémorisé la forme orthographique (et non l’image globale) de très nombreux mots et qu’ils aient donc bénéficié d’un entrainement important et régulier » (1).
· Des compétences au terme d’un premier trimestre
Quelle incidence les activités conduites pendant les trois premiers mois ont-elles sur les procédures d’identification des mots ? Aux côtés des deux situations de lecture présentées dans la partie précédente (un texte narratif, « La chenille qui fait des trous », deux textes documentaires), d’autres activités proposées pendant la même quinzaine ont pour objet d’apprécier plus justement les capacités d’identification des mots par voie directe : la passation est donc individuelle, en tête à tête avec l’enseignante, et les temps de chaque élève font l’objet d’un relevé.
1. Identification lexicale. Il s’agit d’abord d’identifier des mots hors de tout contexte : silencieusement et le plus rapidement possible, l’élève repère et entoure dans chaque liste le mot qui correspond à l’illustration – par exemple, au-dessous de l’image d’un hibou, la série caillou, habit, kiwi, hibou, ibis (en tout, 6 mots à identifier : hibou, maison, éléphant, bateau, tigre, yaourt). Les deux tiers des élèves repèrent chaque mot en une, deux ou trois secondes, quelques autres obtiennent des scores moins homogènes. Les six élèves les moins avancés sont évalués sur un exercice plus simple, néanmoins en temps limité : relier une dizaine d’images au nom qui leur correspond.
2. Lecture à voix haute de mots et de phrases. Les phrases proposées aux élèves sont différentes selon leurs compétences identifiées jusqu’alors, depuis « Tu manges une orange » ou « La femelle met bas 5 petits » jusqu’à « Comme cadeau d’anniversaire, mon frère veut un diable de Tasmanie » ou « Quand je monte dans la voiture de mon grand-père, je m’attache toujours ». Chaque élève lit cinq phrases, sa lecture étant enregistrée. Bien que deux tiers des élèves se soient montrés performants à l’exercice précédent, seuls quelques-uns ont une lecture relativement aisée des énoncés qui leur sont ici proposés – parmi ceux-ci, quatre élèves confrontés aux phrases les plus longues font maintenant preuve de compétences « de lecture courante ».
Cette comparaison montre qu’il n’y a pas de relation automatique entre une première maitrise de l’identification de mots par la voie directe et la lecture de phrases, même relativement peu complexes : c’est dire que cette lecture suppose en même temps une maitrise équivalente des structures de la phrase française en langue écrite. La poursuite des lectures magistrales quotidiennes devrait rendre ces structures syntaxiques suffisamment familières pour qu’elles ne fassent plus obstacle à la lecture par voie directe d’énoncés progressivement plus élaborés.
· Un entrainement important et régulier
« Un entrainement important et régulier », c’est ce qu’exigeaient les programmes dès 2002, selon les termes du paragraphe cité ci-dessus. Dans cette classe, la reproduction de mots « de mémoire » fait l’objet d’un entrainement régulier : ces mots, choisis dans la liste de fréquence, sont montrés, puis cachés et écrits en temps limité ; la dictée différée permet d’en contrôler la fixation orthographique à long terme. Mais l’essentiel de l’entrainement s’appuie sur les pratiques d’écriture, qui familiarisent avec l’usage de certains champs lexicaux, avec des caractéristiques orthographiques, en même temps qu’avec des structures syntaxiques variées.
Au deuxième trimestre, les élèves poursuivent la production de textes documentaires, qui s’amplifient et trouvent place dans un classeur, une « petite encyclopédie » propre à la classe : à partir de cartes d’identité comme au premier trimestre, mais aussi, s’agissant d’animaux qui les intéressent particulièrement, à partir de monographies dont ils retirent des informations complémentaires, notamment sur le mode de vie ; ils s’habituent ainsi à pratiquer la langue écrite des documentaires que les lectures magistrales ont maintenant rendue plus familière. De ce fait, à mi-CP, beaucoup d’élèves sont capables de lire intégralement un certain nombre d’articles de l’encyclopédie la plus régulièrement pratiquée dans la classe, « Faune des cinq continents » (2) – même si les informations données sur certaines caractéristiques du mode de vie présentent quelquefois une résistante telle qu’il faut les « sauter » : pendant la seconde moitié du CP, ces paragraphes font l’objet d’activités de lecture centrées sur leurs difficultés sémantiques et lexicales.
Les comptines rimées permettent d’explorer, de façon plus systématique qu’au premier trimestre, les variations orthographiques associées au phonème à la rime. A partir d’une grande variété de comptines – jouant par exemple sur la série lexicale des villes : « Je donne pour Paris / Un peu de tabac gris » (Luc Bérimont) ; « A Salonique / Il faut s’armer de piques » (René de Obaldia), etc. – les élèves choisissent dans les imagiers d’autres champs lexicaux, noms de fruits, de fleurs, de vêtements ou d’instruments de musique, et diversifient ainsi les « rencontres orthographiques ». L’enseignante fait quelquefois appel à des inducteurs plus originaux, qui correspondent à des questionnements de la classe : après les lectures de « Mon chien mâtin » et « Mon chien terrier » de Dominique Jacques (La Joie de lire), qui ont inspiré une première activité d’écriture, un document présente aux élèves la diversité des races canines (une vingtaine de photos) ; il vient en appui à une nouvelle situation de production de texte – ce qui donne par exemple (texte individuel retouché après suggestion des élèves auditeurs de placer la question à la fin) :
Mon bouvier bernois compte jusqu’à trois.
Mon dalmatien compte jusqu’à vingt.
Mon whippet met une casquette.
Mon bichon est trop mignon.
Mon husky mange mon papy.
Mon boxer mange ma grand-mère.
Mon setter irlandais, où il est ?
D’autres séances d’écriture amènent les élèves à répéter des structures syntaxiques plus complexes ; dans l’exemple suivant, ils se familiarisent aussi avec la construction à + infinitif. L’album de Taro Gomi, « My friends », a été présenté aux élèves, en anglais, dans les semaines précédentes ; ce jour-là, l’inducteur de la production d’écrit en est la traduction française de l’enseignante (l’album n’est pas publié en français).
L’élève distribue généreusement les marques du pluriel : on constate une intervention rétroactive, à la première ligne, par ajout du s à veauler (« parce que les papillons volent, les manchots se dandinent, les coqs chantent… ») – savoir identifier les « bornes » de l’apparition du pluriel fera aussi l’objet d’un apprentissage spécifique dès que possible. On observe également qu’à la cinquième ligne, l’élève abandonne son exigence orthographique face à un mot pourtant connu, éléphant, et s’en tient au codage phonographique : à ce stade de l’apprentissage, la résolution phonographique des problèmes d’écriture est souvent vécue comme plus facile que le recours à la référence orthographique : c’est pourquoi l’affichage de référents d’accès facile revêt une grande importance.
Les affiches ne sont pas figées, elles évoluent en fonction des observations partagées, des séries lexicales collectées ; voici un exemple d’affichage évolutif au deuxième trimestre :
– d’abord, les noms de métiers au masculin en [e] orthographié –er, puis, en regard, leurs féminins en –ère ;
– ces féminins qui vont rencontrer, sur une affiche distincte, d’autres substantifs de même orthographe, féminins (une panthère, une vipère…) ou masculins (un mammifère, un phacochère…) ;
– l’affichage s’enrichit des finales en –air (un éclair, l’air…) et en –aire (un vétérinaire, un dictionnaire…).
Le carnet de vocabulaire, qui recueille toutes ces séries lexicales pour un usage individuel, s’apparente, dans cette section, à un dictionnaire de rimes ; d’autres parties s’en éloignent, par exemple les séries lexicales dans lesquelles le phonème [s] est transcrit par ss – mais, transcrit par t, il apparait à nouveau à la rime dans la série –tion. On le sait depuis longtemps, de tels outils, qui s’organisent et s’enrichissent pour répondre aux problèmes que pose la production d’écrits, qui sont l’objet de consultations fréquentes, assurent des progrès réels quant à la mémorisation orthographique des mots ; c’est de cette mémoire lexicale que dépendent à leur tour, on l’a vu, les progrès de la lecture par voie directe.
2.2. Production de textes et progrès orthographiques
Pour le troisième carnet de voyage, à partir d’itinéraires qui ont été balisés sur une photocopie muette de la carte de l’Amérique, les élèves de cette classe choisissent, le plus souvent de façon autonome, les paysages qu’ils vont évoquer ainsi que les animaux qu’ils vont rencontrer (c’est le plus facile) : pour ce faire, ils s’appuient sur les deux affiches (100×65) « paysages » et « faune », juxtaposées dans la classe.
· Des productions individuelles qui s’étoffent…
Pour rendre les parcours plus concrets, pour donner matière aux carnets, l’enseignante prépare pour chaque élève, selon les besoins, une brève documentation complémentaire (que le troisième texte ci-dessous reprend par fragments, « j’ai vu la chute d’Iguazu : 265 cascades »). La plupart des élèves de la classe écrivent maintenant des textes longs : pour quelques-uns, régulièrement plus de 10 lignes à chaque séance.
Même plus courts, les textes ont gagné en richesse narrative ; les trois productions reproduites, toujours de premier jet, sont issues d’une même séance d’écriture pendant la première semaine du mois d’avril. J’insiste sur mon critère de choix essentiel : leurs auteurs sont des élèves qui, pendant les premiers mois de l’année, écrivaient encore très peu. Je ne commente pas les qualités narratives, certes hétérogènes, que chacun peut évaluer sur des originaux maintenant parfaitement lisibles (le troisième avec un petit effort).
· … et qui attestent de premières compétences orthographiques
En même temps, les élèves se montrent capables d’attitudes orthographiques spontanées, que viendront préciser et stabiliser des moments collectifs d’approche réflexive.
L’auteur du texte 1, qui a ignoré majuscules et ponctuation, trace ce premier jet de façon régulière et d’une grande lisibilité ; la segmentation en mots est remarquable, notamment quant à la morphologie verbale : si la forme j’ai vu est maintenant bien connue, les formes j’ai toucher, j’ai aporté, il ma montré, il ma lécher, il ma protéger donnent la preuve d’une claire conscience des régularités de la conjugaison (avec quelques écarts, on nez devenu amis…) ; les rares traitements phonographiques (aureseman pour heureusement, sacatau pour sac à dos, furauesan pour fluorescent) mettent d’autant plus en valeur la qualité orthographique de l’ensemble.
Pour le texte 2, l’élève a été attentive à la ponctuation et, au début de son texte, aux majuscules ; elle a l’intuition régulière de la troisième personne de l’imparfait : elle a recopié mangeait, mais pas chasait ; sa perception du pluriel est en train de s’affirmer : elle accorde spontanément insectes, mais pas gaipe ; pour il [a] été lavés les gaipe, l’accord est fait sur le mot précédent et elle peut le justifier, « il y a beaucoup de guêpes ! » (un autre exemple de raisonnement par rétroaction). Ce texte est relativement bref du fait que cette élève accompagne toujours sa production d’écrit d’une patiente réflexion.
Faisant partie des élèves moins avancés en lecture (cf. leur évaluation individuelle au point 3 ci-dessous), la troisième, P., a néanmoins produit un texte long : elle est attentive à la ponctuation, tout en omettant les majuscules. Cet écrit, un peu rapidement jeté sur le papier, enchaine des notations assez hétéroclites – mais, lorsqu’elle le présente à la classe, elle prend conscience spontanément des faiblesses qui le caractérisent : « mammifère, 125 à 200 kg, 190 à 350 kg, faut que je l’enlève, c’est dans un documentaire, pas dans un carnet de voyage !» ; tout aussi spontanément, elle corrige je vu, s’exclame « Ah, j’ai écrit rous au lieu d’ours ! » ; elle prononce un arc-en-ciel sans hésitation, devant l’essai un nar-an-sielle qui s’appuie sur le souvenir d’un mot composé qu’elle a déjà rencontré. Dans la première phrase, J’ai vu un grizzli qui essayait de faire des bébés, on remarque que la forme et c’etsyait obéit à une conduite orthographique : elle ajoute s (certes mal placé) afin d’obtenir c’est, elle a l’intuition qu’il s’agit d’un verbe, et d’un imparfait, d’où –ait.
D’une manière générale, les évolutions orthographiques relèvent d’habitudes construites grâce à la multiplication des activités d’écriture plutôt que d’une approche réflexive de l’orthographe pendant le temps de la production individuelle de l’écrit. Il faut donc ménager, pour obtenir les premières approches réflexives, des moments d’échanges collectifs : sur les productions de cette première semaine d’avril, l’enseignante sélectionne un certain nombre de phrases, par exemple « il et un très bon naguers ». Si la suppression du s final se fait sans hésitation, l’orthographe naguer est un vrai moment de réflexion sur un problème orthographique complexe au CP :
W. : Faut enlever le s, parce qu’y en a pas plusieurs.
T. : C’est écrit [nagœR] parce que g, u, ça fait [g] !
M. : Pour faire [naʒœR], faut enlever le u.
N. : I a écrit [nagER], parce que g, u, e, r, ça fait [gER] !
L’enseignante : Donc j’enlève le u ?
T. : Ca fait [naʒER]…
L. : Je sais écrire le mot [naʒœR] !
L. vient écrire au tableau n, a, g, e, u, r.
La correction de et, qui n’est pas encore évidente pour tous, semble l’être pour Lo., qui précise spontanément « A et, il faut mettre un s… e, s, t. », mais ne peut répondre au « Pourquoi ? » de l’enseignante. Cependant, quelques jours plus tard, à l’occasion d’une réflexion sur l’usage des virgules (pour éviter les « et » en cascade), c’est justement Lo. qui prend la parole pour préciser l’usage de la juxtaposition et celui de la coordination : « Dans les documentaires, quand on dit qu’il mange par exemple… de l’herbe, des feuilles et des jeunes pousses, on met d’abord des virgules et à la fin on met et ! ». On peut faire l’hypothèse que Lo., habile à repérer les contextes d’apparition du et, réussit par contraste, de façon encore intuitive, à repérer les contextes qui, probablement, impliquent la forme est. C’est un exemple de la précision des observations spontanées dont sont capables les élèves : la répétition dans les documentaires des séries lexicales désignant la nourriture, prolongée par les questions qui se posent en situation d’écriture, a rendu possible cette observation fine du fonctionnement de la langue écrite.
Au terme du deuxième trimestre, la pratique de l’orthographe lexicale a progressé grâce à l’extension d’un vocabulaire orthographique disponible en mémoire ; les tâtonnements touchant à l’orthographe lexicale se résolvent de plus en plus souvent par des hypothèses analogiques : les conditions de l’accès à la lecture par voie directe sont remplies pour un nombre d’élèves en augmentation régulière.
2.3. Lecture narrative, lecture informative : des compétences évaluées début avril
Les progrès corrélatifs de ces élèves en compréhension font abandonner l’idée de reprendre les mêmes types d’exercices qu’en novembre pour évaluer leurs performances dans le traitement des mots par la voie directe – ces exercices seront conservés pour les quelques élèves qui ont manifesté le plus de difficultés d’apprentissage : je leur consacre un développement spécifique. Plus des deux tiers des élèves sont évalués « directement » sur la compréhension des textes narratifs et le traitement de l’information dans les textes documentaires.
Le dispositif retenu a déjà été pratiqué en situation de classe : organisés en binômes, les élèves disposent des mêmes textes, trois textes informatifs sur une première feuille (le nandou, le crapaud berbère et l’anaconda n’ont jamais été évoqués dans la classe), deux textes narratifs sur une seconde, les questions étant différentes – au total, douze questions. Après lecture silencieuse, ils questionnent leur partenaire. Tous les binômes sont successivement filmés pendant cette activité, ce qui permet une analyse précise des stratégies utilisées, des temps de recherche, des erreurs et des réussites.
· Le traitement de l’information dans les textes documentaires
Les documentaires permettent d’apprécier le temps consacré par chaque élève à la lecture linéaire et silencieuse de textes à la fois nouveaux et de configuration familière. Tous savent maintenant qu’il leur est nécessaire de « tout comprendre », et aussi, autant qu’ils le pourront, de mémoriser les informations afin de répondre plus facilement aux questions de leur partenaire. Pour quelques élèves, le temps de lecture des trois textes informatifs et des questions afférentes est de moins d’une minute trente – soit moins de trente secondes par texte, ce qui correspond à une lecture courante. D’autres élèves sont beaucoup moins rapides, ils s’appuient donc plus fréquemment sur la voie indirecte ; cependant, pendant les échanges questions/réponses, ils peuvent être aussi performants que les lecteurs les plus rapides. Cette observation, qui se répète sur plusieurs binômes, montre qu’à ce stade de l’apprentissage, l’élève peut parvenir à une lecture longue de textes complexes, à la sélection d’informations et à leur interprétation tout en ne procédant que partiellement à l’identification des mots par voie directe.
Ce « jeu-questionnaire » pose des problèmes complexes de traitement de l’information, mobilise des connaissances diverses, des compétences de relecture et de raisonnement :
– des connaissances zoologiques affirmées, notamment la capacité à traduire la liste « il mange… » sous forme de régime alimentaire ; la plupart des élèves savent le faire, pas tous encore : l’un refuse la réponse l’anaconda « parce qu’y a pas écrit ‘’carnivore’‘ » ;
– une capacité à retrouver rapidement des informations ponctuelles : pour la question « Qui couve les œufs du nandou ? », certains ont d’ailleurs mémorisé l’information et répondent instantanément « le mâle ! » ; la réponse à la question « La femelle du crapaud berbère pond douze œufs, trente œufs, ou plus ? » fait appel au savoir mathématique : « Ben plus ! », « Pourquoi ? », « C’est écrit ‘’milliers » ! » ;
– le recours au raisonnement à partir de ses connaissances zoologiques : pour la question « Quel est l’animal le moins lourd ? », très rapidement, « le crapaud ! parce que le crapaud c’est léger ! ».
– la capacité à résister aux premières intuitions, à traiter l’ensemble de l’information : à la question « Quels sont les animaux qui volent ? », l’un répond trop rapidement « le nandou », puis se corrige spontanément, « Ah non, c’est écrit qu’il ne vole pas ! » – pour d’autres, une demande de relecture est nécessaire ; il faut aussi être préparé à admettre la réponse « aucun des trois » : « Alors, y en a pas qui volent ! ».
· La compréhension des textes narratifs
Le premier extrait est relativement simple à comprendre, mais les questions demandent plus qu’une compréhension superficielle ; le second est beaucoup plus complexe, du fait de sa décontextualisation :
– « Quel est le nom des araignées qui sont dans la boite ? » Pour comprendre que les araignées s’appellent « veuves noires », espèce jusqu’à présent inconnue des élèves, il faut éviter de se fixer sur les prénoms (ce que font certains élèves qui répondent Léon ou Ursula, tout en manifestant leur doute) et mettre en relation ces termes avec la fin de l’extrait (il n’est pas dit explicitement que les veuves noires sont des araignées, et il faut corréler ce pluriel avec le singulier l’araignée) ;
– « Toutes les veuves noires piquent-elles ? » : pour comprendre que seules les femelles piquent, il faut aussi aller « reprendre » une information en amont, et traiter l’anaphore elles > les femelles. Certains élèves y parviennent, d’autres ont besoin de l’intervention magistrale : « Elles piquent toutes ! – Relis avant. – ‘’Il n’y a qu’elles qui piquent. » – Encore la phrase d’avant. – ‘’Uniquement des femelles. »… Ah oui ! » ;
– pour répondre à la question « Combien y-a-t-il d’araignées dans la boite ? », il faut « contourner » le problème que pose l’absence de nombres (ce qui n’est pas simple pour tous les élèves), reprendre en compte la relation araignées = veuves noires et corréler des informations saisies à plusieurs endroits du texte.
De façon plus générale, on observe la grande concentration des élèves composant ces binômes : ils peuvent persister dans la recherche d’une réponse pendant plus de trente secondes. Je voudrais souligner la réussite remarquable d’une élève peu avancée en début d’année dans les apprentissages, et plutôt en difficulté lors de l’évaluation de novembre, qui montre ici à quel point elle a progressé au cours des derniers mois : c’est elle qui répond à la question posée à sa partenaire, et demeurée sans réponse, « Combien y a-t-il d’araignées dans la boite ? » ; pour la question « Pourquoi l’un des louveteaux s’appelle-t-il Petite-Dent ? », elle se lance, avec un plaisir évident : « Il est gourmand… Ah, je sais ! Il mange beaucoup parce qu’il chasse. Du coup, s’il trouve des lapins, il va les prendre et il va les manger. C’est pour ça qu’il s’appelle Petite-Dent ! » ; ou encore, pour la question « Toutes les veuves noires piquent-elles ? », après un « Oui » lancé au hasard, elle ne se satisfait pas de cette première réponse et parcourt attentivement le texte, jusqu’à s’exclamer « Ah non, c’est femelles ! ‘’Uniquement des femelles. Il n’y a qu’elles qui piquent » ! ».
Si maitriser la lecture courante (à un premier niveau tout au moins), c’est être capable de lire à voix haute cet ensemble de questions, sans réelle hésitation et en manifestant sa compréhension, en faisant les liaisons, en adoptant l’intonation interrogative et en s’adressant à son interlocuteur, près de trois quarts des élèves de la classe ont atteint cette compétence en cette fin de deuxième trimestre. Comme on le voit à travers les réponses à des questions difficiles dans ces deux situations complexes, beaucoup ont atteint un niveau nettement supérieur.
· Des apprentissages moins avancés – mais si déjà dans tout CP…
Dans un premier temps, pour apprécier leurs capacités à la lecture par voie directe, les six élèves les moins performants sont confrontés aux activités de reconnaissance de mots et de lecture de phrases proposées en novembre (ils n’en avaient rencontré que des versions aménagées pour eux). Sur les « vrais exercices » de novembre, quatre d’entre eux obtiennent des résultats à la hauteur de ceux réalisés par les deux tiers des élèves, quatre mois auparavant ; ce n’est pas le cas pour les deux autres.
Dans un second temps, ces élèves sont placés face aux mêmes situations de lecture que leurs pairs, mais sur des textes informatifs et narratifs moins nombreux et plus simples, avec des possibilités d’interaction plus larges : pour eux, le jeu des questions-réponses est conduit en groupes de trois.
Avec ces aménagements spécifiques, les compétences manifestées sont réelles pour quatre de ces six élèves : leur lecture silencieuse des deux textes et des questions est assez rapide, le lexique leur étant suffisamment familier pour rendre possible l’identification de ces mots par voie directe. Le travail d’interprétation qu’implique la question 4, certes relativement simple, ne les met pas en difficulté : en réponse à « Qui est le plus lourd ? » que demande L., S. dit aussitôt « le tamanoir ! » ; au « Pourquoi ? » de la maitresse, S. répond « Le tamanoir ça pèse 50 kilos », P. s’exclame « Et l’autre il pèse 3 à 4 kilos ! », et S. conclut « Elle, elle est légère, mais le tamanoir il est beaucoup plus lourd ! ».
Ces mêmes élèves lisent l’intégralité du texte narratif, les temps de lecture sont également relativement brefs ; la plus lente reste concentrée jusqu’à la dernière ligne, et son recours plus constant à la voie indirecte n’en réduit pas pour autant la compréhension : à la question que lui pose L. « Pourquoi l’ourson est-il triste ? », elle répond instantanément « Ben, parce qu’il a perdu sa maman ! ». A la question de S. « Que voit Lou dans la mer ? », P. répond aussitôt « Une baleine ! ». « D’accord, L. ? » « Oui. » « Où est-ce que c’est écrit ? » « Lou voit une grosse bosse dans la mer. C’est une baleine. » A la question de L. « Que dit la baleine ? », S. hésite tout en ayant localisé l’information, « Où vit… maman ourse ». A la demande « Lis toute la phrase », elle répond aussitôt, et sans hésitation, « ‘‘Je sais où vit maman ourse », dit la baleine. »
Dans ce dispositif qui autorise l’entraide, ces élèves se montrent capables, en cette fin de deuxième trimestre, de rechercher des informations dans des textes documentaires relativement simples, la difficulté résidant néanmoins dans le traitement simultané de deux textes ; ils sont également capables de premières stratégies efficaces pour comprendre des énoncés narratifs : établir une relation de cause à effet non explicite, traiter une information segmentée sur deux phrases, rendre des paroles rapportées à celui qui les énonce. Au-delà, il me semble également important de souligner le plaisir de ces enfants qui se prennent au jeu, posant les questions, cherchant, donnant les réponses, revenant encore aux textes pour y chercher la validation. Ces élèves ont construit des compétences suffisantes pour profiter au maximum du dernier trimestre du CP : ils progresseront, les uns dès le mois de mai, les autres en juin, jusqu’à atteindre des niveaux comparables à ceux de leurs camarades quelques semaines plus tôt.
Quelques impertinences en guise de conclusion
· Vous avez dit remédiation ?
Il manque donc deux élèves à l’appel ; deux élèves qui, chacun l’a compris, rencontrent des difficultés majeures, toujours aussi vives en cette fin de deuxième trimestre. S’ils n’accèdent pas encore à la pratique de la combinatoire, ils trouvent néanmoins dans les documentaires un support de lecture facilitant : reconnaitre « petit » les conduit à l’idée qu’il s’agit de la reproduction… même s’il leur arrive de confondre « met bas » et « pond ». Les difficultés de ces deux élèves se manifestent cependant de façons fort différentes. Les premières années de X., semées d’embûches, ont fait depuis longtemps l’objet de plusieurs types d’interventions en dehors du cadre scolaire. En classe, ses difficultés de compréhension sont majeures ; des activités proposées, elle n’accède qu’à la dimension matérielle, à la copie par exemple : alors elle se montre relativement à l’aise, elle exécute, aussi bien qu’elle le peut ; en dehors de ces brefs instants, elle décroche, elle « n’est plus là ». Chacun connait de tels cas, et sait que les actions tentées dans le temps scolaire, parcours personnalisé ou prise en charge hors de la classe, n’ont que peu d’effet : les problèmes à régler se situent en amont de la question des apprentissages.
M. présente un profil radicalement différent. Certes, il n’est guère capable de retrouver dans un texte les informations attendues, mais il sait s’appuyer sur ses savoirs zoologiques, qui sont nombreux et précis : pour la reproduction, il commence « le fourmilier… » et corrige aussitôt « la mère fourmilière… » ; pour la comparaison du poids, il argumente « parce que la grue couronnée elle est plus grande, mais le tamanoir il est beaucoup plus gros ! ». Il se maintient en activité plus qu’avec plaisir, avec intensité, et manifeste un réel intérêt pour ces textes qu’il ne parvient pas à lire ; rien de ce qui est lu à voix haute par les autres ne lui échappe, et c’est lui qui régulièrement corrige les informations reformulées qui lui paraissent approximatives. S’il a besoin qu’on lui lise les articles qu’il choisit dans « Mon petit quotidien », il sait en faire une présentation claire à ses camarades, répondre à leurs questions. Pour le dire clairement : s’agissant de la culture générale, il comprend tout, il retient tout. C’est donc l’écrit, et la mémoire de l’écrit, qui lui opposent une résistance toute particulière ; les moments d’analyse des relations entre phonèmes et graphèmes en activité d’écriture, accompagnés par l’enseignante en parcours personnalisé, n’ont rien « débloqué »…
… Pas plus d’ailleurs que l’entrainement dit systématique proposé par l’enseignant spécialisé. Ne rêvons pas : les difficultés de M. ne se résoudront pas grâce à des remédiations, appuyées ou non sur des approches gestuelles de la combinatoire ; il est l’exemple même de l’élève qui doit tout attendre des médiations : à condition d’être poursuivis d’un cycle à l’autre, des apports quotidiens de textes de qualité, articulés à de vraies perspectives de culture générale, devraient assurer des savoirs sur les textes suffisamment étendus et précis pour qu’il développe, par d’autres chemins, des compétences d’écriture et de lecture. De cela je n’ai aucune certitude, mais j’ai celle du contraire : s’il se retrouve au CE1 confronté à un enseignement formel, déraciné de toute pratique culturelle – et, cela n’est paradoxal qu’en apparence, de toute pratique d’écriture/lecture – il saura faire entendre à quel point tout cela est pour lui dépourvu de sens.
· Ecrire… toujours écrire ?
Le lecteur s’étonne peut-être de la quantité de textes différents produits chaque semaine, notamment à partir du deuxième trimestre, avec la mise en chantier d’une petite encyclopédie de la classe : ce serait oublier que les élèves peuvent écrire le matin et l’après-midi, que les différentes disciplines en donnent l’occasion, ce serait également sous-estimer à quel point revient souvent la question de l’écriture entendue comme pur plaisir, la question pressante Maitresse, est-ce qu’on peut écrire ?
C’est au mois de janvier : déjà certains élèves se saisissent spontanément des jeux de rimes proposés pour les faire basculer vers l’écriture poétique ; dans les deux textes suivants, appuyés sur une structure répétitive simple évoquant les actes d’un magicien, le contraste est saisissant :
C’est au retour des vacances d’hiver : ils connaissent « J’habite un poème » et « J’écris des poésies » de Rolande Causse (4), sont familiers de ces formes d’écriture souvent répétitives. Pendant que l’un s’appuie encore sur son savoir zoologique tout frais – c’est un premier niveau de réussite ! –, l’autre laisse venir les rencontres de mots qui provoquent son imaginaire (reproductions partielles, les textes sont plus longs, surtout le second) :
Parce que l’Air de la Reine de la Nuit de « La Flûte enchantée », c’est aussi un des thèmes favoris des enfants, qu’ils ne se lassent pas de réécouter… et reprennent jusque dans la cour de récréation : c’est au carrefour de toutes ces influences, culture poétique et musicale, plastique et zoologique, que se cristallise semaine après semaine le désir d’écrire. Lorsqu’en début d’après-midi, des élèves reviennent une feuille à la main – « Je viens d’écrire un poème. Est-ce que je peux le lire à la classe ? » –, c’est qu’ils vivent dès à présent l’écriture comme un lieu majeur de leur construction identitaire : les parents le disent, « A la maison, il (elle) veut toujours écrire ! ». Ce développement, quantitatif et qualitatif, des actes d’écriture entraine, on l’imagine, un développement parallèle des actes de lecture : plus que l’élève, c’est l’enfant dans ses dimensions les plus intimes qui s’affirme alors sujet de culture écrite.
Et puis, une objection quelquefois entendue : mais alors, l’idée des carnets de voyage, elle est grillée pour les années suivantes ! Certainement pas, pour deux raisons principales : d’abord, parce que les élèves y ont pris trop de plaisir pour ne pas avoir envie de les refaire, ces voyages imaginaires, pour y découvrir d’autres choses ; mais aussi parce que l’enseignant peut, avec des élèves plus âgés, articuler ces nouveaux projets d’écriture avec de premières découvertes historiques, sociologiques, économiques, ethnologiques – comprendre le travail accompli pour sauver le temple d’Abu Simbel ; découvrir le sort réservé aux populations indiennes lors de la conquête de l’Amérique ; se rendre compte qu’une famine dans l’hémisphère sud, c’est le résultat d’un choix de société dans l’hémisphère nord : autant d’occasions de lecture, et de lectures « citoyennes », dans des ouvrages variés, avec l’appui du quotidien auquel la classe est abonnée… Finalement, le carnet de voyage imaginaire ne bute que sur un seul obstacle : réaliser enfin, pour de vrai, le voyage.
· Cynique ? Mais juste un peu…
Compte tenu du nombre d’heures d’enregistrements vidéo dont je dispose, et de ce qu’elles donnent à voir, il m’est assez facile de montrer en quoi les orientations ici tracées à grands traits peuvent transformer concrètement – culturellement – les conditions d’apprentissage de la langue écrite, dans la continuité de la GS au CP. Mais je n’imagine pas qu’une réforme des programmes prenne le risque de bousculer à ce point les pratiques à nouveau bien ancrées de l’enseignement préalable, systématique, décontextualisé, de la combinatoire – quand ce n’est pas la « syllabique pure » (5) ; il faudrait d’ailleurs pour y parvenir conduire une politique réellement volontariste, avec une formation des maitres à la hauteur de ces enjeux : un beau challenge, compte tenu de la grande friche qu’ont laissée vingt années d’IUFM ! Puisque après tout, si des enseignants savent (encore) faire ce dont je rends compte, quelques formateurs devraient bien savoir (encore) former à le faire… Mais (il y a un mais) les décideurs, les conseillers, les chercheurs – ceux qui, en un mot, pèsent plus lourd que moi – ont aussi des enfants : ils savent mieux que personne tout ce qu’il faut leur apporter tous les jours, dès la petite enfance, pour en faire des héritiers. Alors… serait-ce bien raisonnable d’apporter tout cela à tous les autres… n’y aurait-il alors pas trop d’héritiers ? Je n’ose penser que des enseignants pourraient partager ce point de vue, eux qui mettent tant de patience, de professionnalisme et d’encre rouge à corriger et noter les exercices qui s’empilent.
Ou alors, pour prendre le contre-pied de ce que je viens d’écrire, un dernier mot, résolument optimiste. Regardons devant nous : le pire n’est pas inéluctable ! Dans le contexte de dispositifs d’aliénation toujours plus efficaces (la télévision étant maintenant installée dans la chambre des enfants, même très jeunes), souvent relayés par les parents (cf. la mode des « mini miss »), l’école peut peut-être encore travailler à l’intelligence du monde, et créer et entretenir le souci de l’intelligence du monde (les mots d’Albert Jacquard me reviennent). Ce serait une tâche de tous les jours, et les élèves découvriraient à quel point exercer leur pouvoir sur l’écrit, c’est devenir capable de comprendre le monde, de développer une conscience citoyenne pour pouvoir ensuite agir. Encore faudrait-il poursuivre assidûment cet objectif tout au long de l’école élémentaire, tant qu’il en est encore temps, tant que les enfants ont encore pour cette intelligence de généreux « temps de cerveau disponibles ».
(1) BO du 14 février 2002, p. 44 et 45 ; le même paragraphe figure dans les programmes de 2007 (programmes De Robien) : BO du 12 avril 2007, p. 44.
(2) Faune des cinq continents, maintenant indisponible, était publiée chez Gründ.
(3) Successivement D. de Pressensé, Loup-Rouge, Kid Pocket et M. Amelin, L’énigme des araignées, Castor Poche.
(4) Présentant bon nombre d’inducteurs d’écriture poétique pour des GS ou des CP, « J’habite un poème » est paru au Seuil (Petit Point) en 1993, sa version revue et augmentée, « J’écris des poésies », chez Albin Michel en 2004.
(5) Les enseignants ont pu lire à la rentrée les lignes suivantes : « Sarah Michel, orthophoniste libérale à Montreuil (Seine Saint-Denis) cite un certain nombre d’enfants adressés dès le milieu du CP (car ne pouvant suivre dans l’acquisition de la lecture) ou à partir du CE2 : ils savent lire mécaniquement mais ne comprennent rien à ce qu’ils lisent. ‘’Ces derniers sont exclus du langage écrit et de la lecture parce que dès que cela se complexifie du point de vue de la compréhension ou de la structure syntaxique, ils sont perdus. » Ils savent lire un texte grâce à une excellente mémoire visuelle par exemple, mise en place pour compenser, mais pas décoder des syllabes isolées ou certains mots. L’orthophoniste repasse alors par le jeu – et la méthode syllabique pure – pour réapprendre avant de travailler la compréhension de l’énoncé. » C’est dans la revue de la MGEN « Valeurs mutualistes » (n°286, septembre-octobre 2013) qui s’adresse à des professionnels de l’éducation, capables de repérer – je veux le croire – en quoi un paragraphe comme celui-ci, à chaque ligne, met en question leur professionnalisme.