Ne vous fiez pas au titre (trompeur) du long métrage documentaire d’Olivier Peyon ! Le réalisateur prend, en effet, à rebours haines adolescentes et préjugés en tous genres à l’encontre des maths pour nous offrir un voyage initiatique au cœur de l’expérience mathématique, de l’enseignement à la recherche fondamentale en passant par la pratique et l’implication grandissante de cette « discipline scientifique » dans nos sociétés.
Le trouble de questions inquiétantes
En parcourant les principaux continents, en compagnie de ses héros engagés et attachants –pédagogues, enseignants, professeurs, figures de la recherche fondamentale et appliquée-, Olivier Peyon réussit un vrai film d’aventure, alliant les charmes de la découverte au trouble de questionnements inquiétants. Chemins de traverse, pistes cachées, lignes droites, toutes les routes sont bonnes qui ouvrent à la compréhension des enjeux mathématiques aujourd’hui. Du difficile accès à l’apprentissage élémentaire en passant par la beauté de la théorie pure jusqu’aux dangers réels des modèles mathématiques appliqués aux produits financiers, la multiplicité des champs abordés permet de toucher le cœur et l’intelligence de tous, des ignorants aux spécialistes. Coproduit par le CNDP, « Comment j’ai détesté les maths » invite à l’exercice de la liberté, inhérent à la discipline, interroge la relation entre recherche fondamentale et recherche appliquée et questionne la responsabilité des chercheurs en mathématiques impliqués dans la financiarisation de l’économie mondiale.
Des allures de western
Dans la foulée de ce questionnement foisonnant, Olivier Peyon nous donne également une belle leçon de cinéma : tourné en scope, avec une caméra au plus près des visages et des corps des témoins, alternant avec des plans larges à la dimension des paysages urbains et des régions du monde traversées, avec une grande amplitude focale, le film prend des allures de western, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, un western habité par des personnages extraordinaires et humains, comme des stars de cinéma. A ce titre, dans le rôle du héros positif, il est difficile de résister au pouvoir de séduction de François Sauvageot, professeur en maths sup au lycée Clémenceau de Nantes par « passion pour la transmission » alors que sa formation initiale (Louis le Grand, Normale Sup, Princeton) aurait pu l’orienter vers la recherche. Lors de sa première apparition à l’écran, carrure de rugby man et chevelure noire attachée, il est devant sa machine à coudre en pleine confection d’un vêtement pour son enfant ; à plusieurs reprises, en cours avec ses élèves, il est pris en train d’expliquer comment « chaque notion peut être inscrite dans une expérience physique », démonstrations à l’appui : ceinture de son pantalon enroulée dans la main pour évoquer une courbe au tableau ou ovale arrondi de son chapeau pour suggérer les implications d’un théorème…Sur une plage bretonne ou en salle de classe, le mathématicien au sourire désarmant met en pratique une conception de l’enseignement de sa discipline. « Pour moi, les mathématiques sont un espace de potentialités : on peut les faire marcher au son du clairon, les utiliser pour asseoir un pouvoir ou reproduire des schémas sociaux, mais on peut tout autant s’en servir pour échapper à la folie du monde ou aller au-delà des étoiles … ». En effet.
Le point de vue d’une prof de maths
Laure Etevez, professeure de mathématiques et membre du Café, explique ici les atouts pédagogiques et scientifiques du documentaire d’Olivier Peyon ; elle fait l’éloge d’une démarche vivante, ouverte, accessible aux non-initiés, tout en regrettant la dimension négative et la complexité d’une fin réservée aux spécialistes.
Quelles sont les raisons de ton enthousiasme pour ce documentaire au-delà du plaisir de spectatrice ?
J’ai apprécié de voir un film entièrement consacré aux mathématiques et aux mathématiciens. J’avais du mal à imaginer ce que pouvait être un film grand public sur ce thème. J’ai été très agréablement surprise. Le film est intéressant, bien rythmé et aborde de multiples questions. Je pense vraiment qu’il peut plaire à des non initiés et c’est cette démarche qui m’intéresse : pouvoir toucher ceux qui ont une réaction de recul vis à vis des mathématiques et leur montrer en quoi c’est une discipline qui peut être riche et passionnante. Je regrette cependant que les mathématiciens soient présentés comme des êtres un peu étranges : ils conservent un côté extra-terrestre. Mais c’est assez vrai finalement et le documentaire met au jour cette dimension que possèdent tous les gens passionnés, quelque soit l’objet de leur passion. En même temps, ils apparaissent très sympathiques et on aime les écouter.
L’ensemble de la démarche du réalisateur te parait-elle pertinente et notamment le fait de partir de la haine de cette discipline chez les élèves ?
C’est cet aspect qui me dérange un peu dans le film. Je ne suis pas convaincue que le titre du film soit très attirant. Beaucoup de personnes rejettent les mathématiques, en les associant à de mauvais souvenirs d’école et je ne pense pas qu’ils auront envie d’aller au cinéma pour les voir et les revivre. Pourtant ce sont sans doute ces mêmes personnes qu’il serait prioritaire de convaincre. Le fait de partir de la haine des maths chez les lycéens me semble entretenir l’idée que les mathématiques sont réservés à une sorte d’élite et que l’école ne peut pas vraiment en donner le goût. Cependant, la séquence de témoignages d’élèves exposant leur dégoût des maths est vraiment drôle et elle accroche probablement le spectateur ; peut-être ma vision de professeur biaise t-elle mon jugement.
La méthode choisie (incarner l’apprentissage et la formation à travers des grandes figures d’enseignants chercheurs (du secondaire à la recherche fondamentale) te semble-t-elle rendre perceptibles deux des objectifs affichés par l’auteur pour ce qui est des enjeux de l’apprentissage : 1 Rendre visible l’esprit de liberté et la curiosité insatiable inhérents aux maths ? 2 Partager l’enthousiasme suscité par la beauté pour l’esprit de l’accès à la théorie mathématique ?
Il me semble effectivement que ces objectifs sont tout à fait remplis. Après la projection du film, la première pensée qui m’est venue, c’est justement qu’enfin les non-mathématiciens allaient comprendre en quoi les mathématiques sont belles et multiples. Les différentes personnes suivies et interviewées sont très charismatiques et sont passionnantes à écouter même s’elles paraissent parfois en dehors du monde. Entre autres chercheurs, on suit longuement Cédric Villani, médaillé Fields 2010, déjà assez connu du grand public, mais qu’on voit ici en action, en création mathématiques. Et c’est cet aspect créatif que je trouve si bien mis en valeur par le film. Souvent, les élèves pensent que les mathématiques sont écrites, que c’est une science figée. Le film démontre que la science mathématique n’en est qu’à ses balbutiements et que de multiples champs sont encore à explorer. La liberté et la capacité d’invention, incarnées dans le documentaire, font d’ailleurs davantage penser à un art qu’à une science. C’est peut-être un bon moyen de permettre à tous de mieux comprendre ce que sont les mathématiques. C’est aussi plus largement la question de la recherche fondamentale, parfois jugée inutile, qui trouve une réponse ici. Je pense, par exemple, à ce chercheur qui est si enthousiaste à l’idée d’étudier le mouvement du miel qu’on laisse couler sur un plan. Sa recherche peut paraître d’abord anecdotique, jusqu’à ce qu’il explique les conséquences de ses découvertes à plus grande échelle en parlant d’un câble déposé au fond d’un océan. Et finalement, on se surprend à partager son enthousiasme.
Les dimensions historique (la réforme des années 70, vers les « maths modernes ») et transversale (croisement de l’éducation, de la recherche, de la technologie et du politique) te paraissent-elles traitées de façon compréhensibles ?
L’aspect historique me paraît bien traité et assez compréhensible. C’est assez inédit d’aborder la question des maths modernes de façon aussi claire et intelligible par tous. C’est probablement cette réforme qui amène aujourd’hui une génération de parents traumatisés par les mathématiques et convaincus que dans leur famille « on n’est pas fait pour ça ». En tant qu’enseignant, je lutte au quotidien contre ce déterminisme familial imaginaire et il me paraît essentiel d’expliquer à tous pourquoi les mathématiques leur ont paru si obscures à l’époque. C’est aussi important de montrer qu’il y avait du positif dans la tendance qui a guidé cette réforme. Le film explique très bien tout cela. La dimension transversale, en revanche, n’est pas assez présente. J’ai plutôt vu des chapitres successifs, différents : d’abord les lycéens qui n’aiment pas les maths et les enjeux de la pédagogie dans l’enseignement des maths pour surmonter ce blocage, puis des portraits de chercheurs, ensuite la place des mathématiques dans la technologie et finalement la prise en compte de questions plus politiques. C’était peut être la bonne démarche pour tenir un propos cohérent.
La mutation des mathématiques aujourd’hui et leur « emprise » grandissante sur notre monde (maths et informatique, « googleisation », modèles mathématiques et produits financiers…) te paraissent-elles mises au jour de façon éclairante ? En quoi ?
Les mathématiques sont présentes partout dans notre monde. J’essaie d’en convaincre mes élèves et une importante partie du documentaire est consacrée à ce sujet. Mais je ne pense pas que cet aspect soit vraiment clair dans le film. J’ai l’impression qu’on comprend globalement que les mathématiques sont cachées dans pleins de domaines mais sans jamais vraiment percevoir comment. Et c’est le négatif qui prend le plus de place. C’est le cas dans les séquences dédiées à la crise des subprimes. On comprend bien que les modèles mathématiques sont responsables mais je ne suis pas sûre que pareille insistance soit le meilleur moyen de rendre les maths populaires.
Le réalisateur, Olivier Peyon, dit que son documentaire pose avant tout « la question de la responsabilité » ? Parvient-il à rendre cette question visible ? Si tu montres ce film à tes élèves ou si tu vas le voir avec eux, crois-tu que cette expérience puisse changer leur regard sur les mathématiques, leur expérience de cet enseignement?
La question de la responsabilité des mathématiciens est visible puisque c’est ce qui clôt le film. Cependant je l’ai ressentie comme un aboutissement négatif. L’objectif du réalisateur me paraît alors complexe : s’agit-il de faire aimer les mathématiques au plus grand nombre ou d’adresser un message aux mathématiciens ? Cherche-t-il à susciter des vocations ? En fait, je trouve la fin du film difficilement accessible et un peu diabolisante, ce qui me semble contre-productif si l’on cherche à faire aimer les maths. Elle paraît plutôt s’adresser à des spécialistes.
Je pense cependant que certaines séquences sont intéressantes à exploiter avec des élèves si on les explique au fur et à mesure. Voir le film dans son intégralité avec des lycéens est envisageable mais un travail pédagogique autour de la projection me semble indispensable.
Propos recueillis par Samra Bonvoisin)
Sortie du film d’Olivier Peyon : 27 novembre 2013