Quelle est la place de l’enseignant quand les difficultés scolaires sont traitées par d’autres spécialistes ? C’est la question posée par Stanislas Morel lors de l’Université d’automne du Snuipp. Pour lui l’individualisation de l’enseignement nourrit une médicalisation de la difficulté scolaire abusive et nuisible au métier enseignant. Elle lui vole sa légitimité sur son propre métier.
Comment agit l’individualisation de la difficulté scolaire ?
Les recherches en sciences sociales montrent que l’échec scolaire est un phénomène qui touche massivement les classes populaires. On ne peut uniquement l’interpréter comme la somme de défaillances individuelles. Depuis plus d’un demi-siècle, ces recherches ont administré la preuve des dangers véhiculés par l’idéologie des dons, du mérite ou du hasard . Or, l’individualisation et la différenciation, deux des principaux leitmotivs des politiques éducatives actuelles, ont abouti, sans que cela soit nécessairement le but recherché, à une médicalisation accrue des difficultés des élèves. La multiplication des modes de ciblage des populations concernées par l’échec scolaire et le recours de plus en plus fréquent à la catégorie des EBEP (élèves à besoins éducatifs particuliers), qui met sur le même plan l’élève socialement défavorisé et l’enfant dyslexique, a tendu à neutraliser les oppositions entre facteurs sociaux et facteurs médico-psychologiques. Le recentrage sur les savoirs fondamentaux et sur l’école primaire a aussi contribué à intensifier le recours aux spécialistes du soin (à commencer par les orthophonistes) qui sont d’autant plus sollicités que l’échec scolaire est précoce et concerne des apprentissages fondamentaux censés être à la portée de tous. Ce type d’interprétations médico-psychologiques de l’échec scolaire précoce, qui impute les difficultés de l’enfant à un déficit individuel, n’incite pas à s’interroger sur la construction des difficultés d’apprentissage au sein même des classes. Or, de nombreux travaux sociologiques, comme ceux de Rochex ou Lahire, montrent que les inégalités d’apprentissage se construisent aussi au sein des dispositifs d’enseignement.
On tend actuellement à nier les apports de la sociologie, au profit d’autres disciplines qui prennent pour objet les processus d’apprentissage (comme la psychologie cognitive), mais qui ne prennent que trop rarement en compte les propriétés sociales des élèves qu’elles étudient et dont les enseignants savent bien à quel point elles pèsent sur les apprentissages. Pourtant, les travaux sociologiques récents, loin de se contenter de souligner des déterminismes, ouvrent de nombreuses perspectives pédagogiques pour améliorer l’efficacité des enseignements.
Ce glissement vers une médicalisation de l’échec des élèves traduit-il un déclin de la profession des enseignants ?
On peut en effet se poser la question. Et cela d’autant plus que les acteurs du médico-psychologique qui rééduquent les élèves atteints de « troubles spécifiques des apprentissages », comme les orthophonistes, proposent des rééducations qui s’apparentent, sans que cela se sache, à un « traitement pédagogique ». Par ailleurs, les chercheurs en neuro-sciences cognitives, de moins en moins en lien avec l’école, sont par exemple devenus les détenteurs les plus légitimes en matière d’apprentissage de la lecture. Les enseignants, dont ils pensent qu’ils ne sont pas en mesure d’évaluer l’efficacité de leurs pratiques pédagogiques, sont un peu dépossédés. Cela est surtout vrai pour les professeurs des écoles qui se voient de plus en plus dicter les « bonnes » pratiques pédagogiques de l’extérieur. Cela est moins vrai pour les enseignants du secondaire. Dans un contexte de spécialisation accrue, la polyvalence des professeurs des écoles les expose à se voir imposer le point de vue de « spécialistes » qui sont de moins en moins issus de leur propre corps professionnel.
On peut penser que ces préconisations extérieures n’encouragent pas la production d’un savoir réflexif par les enseignants eux-mêmes ou la mise en œuvre d’expérimentations dont les enseignants seraient à même d’évaluer l’efficacité. Dans la mesure où la valeur sociale d’une profession est étroitement liée à sa capacité à maîtriser la production du savoir expert sur lequel elle fonde ses pratiques, il est normal que les enseignants s’interrogent sur les effets à plus ou moins long terme du transfert d’une partie de la légitimité pédagogique à d’autres groupes professionnels.
Propos recueillis par Isabelle Lardon
Bernard Lahire dans « Culture écrite et inégalités scolaires : sociologie de l’échec scolaire à l’école primaire » (2000).