Le psychodrame national sur les programmes scolaires témoigne à la fois d’une ouverture de l’école sur le monde qu’elle questionne pour l’enseignement aux jeunes générations et d’une fermeture à ce que peut être l’inventivité et la créativité des professeurs dans leur classe. Car après tout, puisqu’ils atteignent désormais le niveau du master 2, sans compter ceux qui l’ont déjà (agrégation) et bien au-delà (docteurs), les enseignants ne seraient-ils pas à même de savoir quoi enseigner devant des classes aussi dissemblables les unes des autres, notamment du fait de la ségrégation scolaire dans notre pays.
Croire qu’un Conseil des programmes aussi bien doté en « personnalités » que celles annoncées par Vincent Peillon et sans faire injure aux qualités des unes et des autres, croire donc que de cette assemblée vont sortir les solutions aux maux actuels de l’école, c’est faire preuve autant de cynisme que de naïveté. C’est quelque part prendre les enseignants pour des incapables, alors que ces enseignants savent très bien qu’ils oeuvrent à un projet républicain pensé depuis au moins 150 ans.
En géographie, les défis sont tels qu’on ne voit pas comment ce Conseil va comprendre l’articulation entre ce que les élèves savent et veulent réaliser à l’école avec leurs outils électroniques et ce qu’on attend d’eux, non seulement dans les entreprises comme le MEDEF nous le serine aujourd’hui, mais dans la vie tout court, y compris celle au travail, mais pas moins en famille qu’au travail. J’ai été témoin du récent accident ferroviaire entre Rennes et Laval qui a désorganisé le trafic pendant plus d’une journée. Il fallait entendre des contrôleurs livrés à eux-mêmes, devant faire la communication d’événements qu’ils ne connaissaient pas, enjoignant les voyageurs à descendre sur les quais « pour prendre le train suivant » (alors qu’il s’agissait de prendre la deuxième rame à l’arrière du train), confondant les villes vers lesquelles étaient censés se disperser les cars de substitution et s’étonnant que les messages ne soient pas compris des voyageurs à qui on venait de dire : « Pour aller à Laval, les voyageurs sont priés de descendre au Mans et de gagner cette ville par leurs propres moyens ». Après le fou rire dans la voiture et le largage des voyageurs paniqués, il était temps de se poser la question de savoir pourquoi la trentenaire qui avait à gérer cette situation ajoutait à la confusion plutôt qu’elle ne parvenait à la résoudre.
Dans le cas présent comme dans celui du touriste perdu dans une ville, la géographie offre des solutions pour peu qu’elle soit pratique et n’ambitionne pas l’impossible qui devient vite l’infaisable. On voit bien dans l’affaire rennaise que l’usage d’un vocabulaire précis et la construction d’une information fiable avec une équipe au téléphone ne relèvent d’aucun programme ambitieux et peu d’un programme d’histoire et géographie. Il est illusoire de penser que l’école va pourvoir à toutes les questions pratiques et intellectuelles posées par notre vie collective et privée, mais il est sain d’imaginer qu’elle peut compter sur les enseignants pour apprendre ce qui peut l’être aux différents types d’élève qu’on leur confie.
Il faut compter aussi avec l’humiliation que ressent la communauté éducative de se voir sommée de répondre à tout et n’importe quoi sur des injonctions ministérielles et collectives qui se contredisent et décrédibilisent le travail des commissions précédentes. Car à qui fera-t-on croire que ce qui était formidable en 2002 ou en 2008 doit être jeté aux ordures en 2013 ? Avec quel mépris regarde-t-on les enseignants qui font de perpétuels efforts pour se former et qui doivent s’adapter constamment aux publics dont ils ont la charge, en leur imposant ce spectacle de commissions, de conseils qui bavardent, vantent fièrement leurs programmes que le ministre suivant va dézinguer.
En géographie, la chose qui importe est d’abord de savoir manier les cartes et les globes virtuels, et ensuite de savoir les analyser, trier l’information et résoudre des problèmes de localisation, faire des comparaisons entre des territoires, connaître les grandes aires culturelles pour éviter ce que même un président des Etats-Unis n’a su faire : entrer en guerre en Irak et en Afghanistan. J’entends encore le géographe Pierre Gentelle qui connaissait parfaitement le Moyen-Orient et ses pourtours éructer contre ces décisions politiques dont une simple connaissance de base géographique aurait permis de montrer le caractère absurde.
La confusion entre le savoir universitaire et le savoir scolaire est trop fréquente. S’il y avait une leçon à tirer de ces réformes à bout de souffle, c’est bien celle-ci : laissez-nous travailler !
Gilles Fumey est professeur de géographie culturelle à l’université Paris-Sorbonne et à l’IUFM de Paris. Il a animé les Cafés géographiques jusqu’en 2010. Il est le rédacteur en chef de la revue La Géographie.