L’impact des violences liées au genre à l’école est-il surestimé ? Exagère-t-on le poids des injures et des brutalités subies par les élèves qui ne sont pas conformes à ce que « doit » être une fille ou un garçon ? Les adversaires des études de genre soulignent l’importance des normes communes construites, pour maintenir l’ordre social. Mais la journée d’études internationales « Violence(s) et genre à l’école », organisée par la société Léon-Binet en partenariat avec la Délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire, pose une autre question : quand les normes convenues jouent les lits de Procuste, mutilant les personnalités et provoquant les inégalités, faut-il encore les cultiver ? Présentée par Florence Robine, Rectrice de l’Académie de Créteil, et Bernard Andrieu, Président de la Société Simon-Binet, et clôturée par Eric Debarbieux, Délégué ministériel, la journée d’études s’est tenue à l’UPEC de Créteil le jeudi 10 octobre.
Un fixisme des genres
Si la violence scolaire est majoritairement identifiée comme masculine, les mécanismes qui la portent sont plus complexes qu’il n’y paraît. L’enjeu premier est celui d’un rapport de force et de pouvoir entre les élèves – comme il l’est par ailleurs dans le reste de la société. Il semble s’articuler sur un jeu de répartition binaire, ancré sur la hiérarchie entre le masculin et le féminin. Pour analyser l’ensemble des comportements discriminatoires liés au genre, Caroline Dayer, de l’Université de Genève, rappelle la nécessité de distinguer sexe (biologique), genre (vécu) et sexualité (orientation). L’agencement complexe de ces dimensions ne s’harmonise pas toujours aisément dans la personnalité individuelle ; il se heurte violemment aux exigences sociales de comportements attachés au genre. La science indique pourtant la fragilité de l’opposition biologique des sexes, dès qu’on dépasse l’observation des organes génitaux externes ; mais la rigidité des codes sociaux, elle, ne tolère guère les nuances. La violence sexiste, estime Caroline Dayer, repose sur une « matrice hétéro-sexiste » : on pose par principe l’hégémonie indiscutable du modèle hétérosexuel, qui relègue de fait toutes les autres formes de sexualité dans la négativité, puis on pose la dépendance « naturelle » des femmes à l’égard des hommes, comme une simple « différence complémentaire ». La « matrice » posée, tout ce qui y déroge est automatiquement dévalué.
Des enjeux d’identité et de reconnaissance
Le milieu scolaire s’impose comme le lieu de la construction de l’identité sociale des individus, aux dires mêmes des personnes interrogées, selon une étude québécoise présentée par Gabrielle Richard, de l’Université de Montréal. Les enjeux de reconnaissance ou de rejet y sont déterminants dans l’histoire du sujet. Ce qui explique, par exemple, le poids très lourds des mécanismes d’identification par rejet ou « retournement » (n’être surtout pas « ça », qui fait l’objet d’injures et de moqueries), comme l’indique Jean-Pierre Durif-Varembont, de l’Université de Lyon. Beaucoup de conduites agressives s’expliquent par la peur d’être soi-même agressé. Peur des injures, facteur d’angoisse aussi prégnant que les agressions elles-mêmes, explique Gabrielle Richard, qui souligne la part importante des injures liées au genre chez l’ensemble des élèves (24 % selon l’étude menée de 2007 à 2010 auprès de 2747 élèves de 14 à 19 ans). Ces injures frappent tous les jeunes, pour peu qu’ils dérogent à l’une ou l’autre des formes attendues de « l’expression du genre », la manière de manifester extérieurement (de « performer » la manière de vivre son rapport au genre. Elles ont l’effet retors de se retourner contre ceux qui en sont victimes, s’ils s’en plaignent auprès de tiers, de leurs familles ou de leurs amis : on leur reprochera d’avoir suscité ces critiques par leur comportement ou leur apparence.
Des violences invisibles ?
Les enseignants sont d’autant plus désemparés devant ces violences de genre, quand ils y sont directement confrontés, qu’ils ne les perçoivent pas, la plupart du temps, au contraire des problèmes de sexualité. Une ignorance qui semble tenir de l’embarras et du déni, telle que l’évoque Annie Lechénet, de l’Université de Lyon. Des brutalités jugées « pas graves », par souci de ne pas dramatiser ce qui semble relever des difficultés ordinaires du vivre-ensemble, des injures « pour rire » ou des violences « par jeu » ; comment interpréter ces expressions équivoques de tensions entre élèves sans commettre d’impair ou risquer la polémique par un malentendu ? Quand le contexte est tendu et que la paix scolaire est un enjeu constant, les rapports implicites d’autorité se négocient à moindre exigence. On tolère, par exemple, l’emprise physique d’un jeune garçon sur une jeune fille visiblement réticente, comme conforme aux mœurs habituelles. Le modèle du « petit couple » sert de repère pour banaliser des violences physiques répétitives entre adolescents. Ces violences de genre, banalisées et niées, ont pourtant les caractéristiques de l’abus : elles se prêtent à l’interprétation (humour contraint, en particulier), procèdent d’un contrôle des identités de genre (conformité subie) et exercent des violences dont les victimes sont considérées comme coupables.
Quelle réponse de l’institution ?
Devant ce tableau peu réjouissant, les réponses de l’institution semblent mitigées : réduction de la formation des futurs enseignants aux questions de genre dans les nouveaux ESPE, gêne diffuse ou refus d’aborder le problème dans les équipes enseignantes, délayage du problème dans des questions plus larges par les chefs d’établissement (campagne sur le « respect », par exemple). Les études des différents pays convergent sur l’intérêt d’adultes relais parmi les personnels d’éducation pour endiguer la propagation des stéréotypes « mutilants » ; la forte demande de formation semble pourtant ne concerner qu’un petit nombre de ces personnels (parmi lesquels, peu d’enseignants), qui se voient parfois identifiés à des rôles de militants d’une cause minoritaire, et non pas représentants de l’intérêt général. C’est qu’on préfère les explications sociales ou psychologiques (qui existent aussi) à l’analyse des causes institutionnelles, remarque Jean-Pierre Durif-Varembont. La circulation des stéréotypes affermit les certitudes identitaires dans un âge d’étayage difficile, l’hyper-sexualisation du langage aide à faire circuler les pulsions au sein du groupe, le contrat narcissique – reconnaissance par le groupe contre allégeance à ses codes, produit des effets d’unification… Bref, la violence de genre n’a pas que des inconvénients, en termes de régulation.
Pas certain que les adultes, pris dans la difficile mission de gérer les tensions relationnelles tout en assurant un enseignement ébranlé dans ses valeurs théoriques et pratiques, s’autorisent aisément à abandonner les signaux de connivence consensuels que constituent les stéréotypes de genre.
Jeanne-Claire Fumet
Annie Léchenet, professeure de philosophie à l’ESPE de Lyon, a participé à l’étude « Pratiques genrées et violences entre pairs : une recherche sur les enjeux socio-éducatifs de la mixité au quotidien en milieu scolaire ». Une approche pluridisciplinaire, fondée sur des entretiens et l’immersion d’étudiants dans des établissements différents (près de 900h d’observation), qui interroge la fonction sociale et psychique du recours massif aux stéréotypes de genre et la réponse adulte par la transmission de modèles hétéro normatifs.
Les enseignants sont-ils à ce point conformistes, qu’ils n’arrivent pas, malgré leur bonne volonté, à percevoir dans leurs classes les violences de genre ?
Annie Lechénet : Les enseignants ne voient et n’entendent pas toujours ce qui se passe dans leurs classes. D’abord parce qu’ils se heurtent au problème de l’absence des élèves face à eux. Ce que notre étude nous a fait découvrir, c’est le nombre d’élèves qui passent la majeure partie de leur scolarité dos tourné aux professeurs, entre eux, avec leurs téléphones portables. Beaucoup d’enseignants ont peur, en particulier des garçons qu’ils essaient de canaliser comme ils peuvent, et ils essaient de résoudre le problème par une distance autoritaire qui n’arrange rien. En ESPE, je leur parle beaucoup de présence éducative. C’est une dimension qu’il faut travailler pour réussir à « voir » les élèves.
Et puis les enseignants sont très républicains, et c’est une grande qualité à leur reconnaître : ils sont égalitaristes, ils ont bien intégré qu’on ne regarde pas les différences corporelles des élèves. Les élèves ne sont pas pour eux garçons ou filles, mais élèves.
La polémique actuelle sur l’enseignement d’une « théorie du genre » met-elle en péril la place des questions de genre à l’école, dans les enseignements et la formation des professeurs ?
Annie Lechénet : Comme formatrice, je m’en tiens à la loi, c’est-à-dire à la convention interministérielle pour la mise en œuvre de l’égalité. Nous sommes institutionnellement agnostiques sur la question de la construction de l’identité sexuelle ; et il n’est pas question d’interdire quelque construction que ce soit aux enfants et aux adolescents qui sont tous en « questionnement ». Nous luttons contre les stéréotypes parce qu’ils sont mutilants, autant pour les filles que pour les garçons. Cette lutte ouvre pour les enfants tous les possibles. On peut lutter contre une soi-disant « théorie du genre », qui n’existe pas du tout de façon unifiée, mais il y a bien un « concept de genre », qui est la construction sociale d’une identité personnelle. Si cette construction devient mutilante à force de stéréotypes, on peut quand même s’alarmer pour les petits garçons et les petites filles qui la subissent ! Il faut une formation à la prise en compte du genre. Il est vrai cependant qu’il y a en France, au sein même de la tradition progressiste, une forte composante de résistance aux questions d’égalité entre hommes et femmes. Cela fait partie de l’Histoire.
Pensez-vous que les efforts actuels pour donner sa place à la lutte contre les inégalités dans le milieu scolaire, comme la campagne ABCD pour l’égalité menée par le Ministère des Droits des femmes, peut faire évoluer la situation ?
Annie Lechénet : La situation ne peut qu’évoluer positivement : on ne peut pas retourner 40 ans en arrière. Bien sûr, il y a des résistances : dans les cours sur les questions de genre, des étudiants s’insurgent contre la notion même d’inégalité entre hommes et femmes, lui préférant l’idée de « différence et complémentarité ». Les collègues qui travaillent sur l’éducation à la sexualité se voient imposer une « éducation relationnelle et affective ». Ce sont des reculs et ils sont inquiétants. Mais le mouvement est lancé, il n’est pas possible de nier les évolutions qui sont en train de se jouer en profondeur dans la société.
Il est tout de même frappant de voir combien le modèle de la « bonne conjugalité » rassure les adultes. Dans les entretiens avec les chefs d’établissement comme dans les interventions recensées pendant l’enquête, les « petits couples » sont vus comme un remède au sexisme supposé des élèves, en particulier ceux originaires des pays méditerranéens. On pense que ce modèle peut canaliser et pacifier les tensions entre les élèves. Cela nous montre à quel point les intervenants adultes n’ont pas encore assez médité sur l’exubérance de la sexualité !
Propos recueillis par Jeanne-Claire Fumet
Le programme de la journée d’études :
http://binet.hypotheses.org/17
La Délégation ministérielle lutte et prévention des violences en milieu scolaire :
http://www.education.gouv.fr/cid2765/la-prevention-et-la-lutte-contr[…]
L’étude « Pratiques genrées et et violences entre pairs », Université Lyon II :
http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique316
Sur le site du Café
|