En 1939, l’instituteur Olivier Leroy publiait un Manuel de discipline à l’usage des jeunes professeurs . Ce texte n’a qu’un intérêt folklorique concernant les préconisations qui sont énoncées pour tenir les élèves et gérer une classe. En revanche, en filigrane on y découvre la définition d’un enseignant idéal, une sorte de quintessence de professeur. Ci-dessous un aperçu…
Il faut que, dès les premiers instants, le maître prouve qu’on ne pourra rien se permettre. L’adage militaire : manifester la force pour en éviter l’emploi, s’applique ici parfaitement. Mieux vaut étonner les élèves par un excès de rigueur que par un excès d’indulgence. Cette attitude peut apparaître brutale et cruelle à certains. Cette opinion sentimentale n’est d’aucun poids devant le but poursuivi par cette politique : établir sur des bases inébranlables l’autorité du professeur, la docilité des élèves, d’où découleront pour ceux-ci et pour celui-là des avantages sans limites. Naturellement, si la classe contenait quelques fortes têtes à qui cette attitude n’en imposât pas, il faudrait sévir immédiatement et durement… L’autorité du professeur ne peut de prime abord se fonder sur l’estime ; il faut donc commencer par la crainte.
Il est beaucoup plus facile d’exiger des élèves la pratique des qualités dont on donne soi-même l’exemple. Le professeur veillera à ce que son attitude corporelle soit conforme à ce qu’il exige des élèves. Le professeur vautré dans sa chaire est moralement mal placé pour réclamer de ses auditeurs une tenue correcte. Pas de bavardage. Élève bavard, mauvais élève ; professeur bavard ne vaut pas mieux. J’appelle professeur bavard celui qui se lance dans d’interminables digressions, qui font perdre leur temps aux élèves et escamotent complètement certains cours.
Certains professeurs, partant d’une conception trop optimiste de la nature humaine, ont voulu baser leur autorité uniquement sur la confiance et l’amitié. Peut-on, vraiment, parler d’amitié ? Il arrive sans doute que l’échange soit mutuel et, sur le plan spirituel, l’égalité des âmes est indéniable. Il reste pourtant que le professeur ne peut oublier sa qualité et ses responsabilités, ce qui lui interdit une certaine forme d’abandon. Le professeur doit bien être l’ami de ses élèves, et même un ami sincère et parfaitement dévoué ; mais il s’agit ici d’une amitié qui propose non un échange, mais plutôt un don unilatéral ; amitié qui vise, non la satisfaction présente de l’ami, mais ses avantages futurs, et qui n’hésite pas, pour les lui assurer, à risquer l’impopularité.
La discipline n’est jamais une acquisition définitive : comme la civilisation dans une société, elle est sans cesse en butte à des éléments dissolvants. La volonté inflexible du professeur est le seul obstacle à cette puissance destructive. La discipline, une fois établie et maintenue, est fort appréciée des élèves. Ils aiment la règle qui les défend contre eux-mêmes. Les élèves n’accordent leur estime qu’aux professeurs qui les servent en faisant leur métier comme il doit être fait. Mieux vaut une classe menée selon les règles traditionnelles, un peu monotone au besoin qu’une classe trop mouvementée où le mouvement vient surtout de ce que le professeur est débordé.
En suggérant en creux un modèle d’enseignant et un enseignant modèle, le Manuel de discipline à l’usage des jeunes professeurs de 1939 amène à se demander quel est aujourd’hui le paradigme de l’enseignant ? Pour tenter de répondre en partie à la question, il suffit de consulter en ligne les publications consacrées au monde scolaire et aux sujets connexes. En l’occurrence, le texte qui suit résulte de la lecture très attentive, entre le 7 avril et le 7 septembre 2013, de dix huit sites, forums, blogs ou comptes Face Book et Twitter dédiés. Trois allégories émergent : le Caporal, le curé et le laquais.
Caporal
L’enseignant doit mettre la jeunesse en ordre de marche. Pour cela, il reçoit une mission de la nation et des consignes de sa hiérarchie. Certes, peu de professeurs revendiquent une attirance martiale, néanmoins, trois indicateurs principaux corroborent ce penchant. D’abord, la place importante dans la culture professorale d’une aspiration à une mise au pas des élèves. Ils doivent entrer dans le rang. El pour les individus atypiques il existe des entités spéciales (sortes de bataillons disciplinaires) aux confins d’une prise en charge thérapeutique et d’un processus de redressement. Ensuite, un autre indicateur soldatesque est l’engouement pour une répression imitant les anciennes corvées pour troufion (nettoyage, balayage, ménage…) opportunément ripolinées en mode éducationnel et « citoyen ».
Enfin, la représentation militaire des missions scolaires se vérifie dans la tendance globale des établissements à se comporter comme un microcosme, comme un isolat sociétal imbu des ses particularismes et toujours susceptible de s’exonérer des règles civiles générales. Par exemple, s’inspirant des tribunaux miliaires d’antan, les conseils de discipline des collèges et lycées privent très souvent les élèves fautifs de droits élémentaires comme la présomption d’innocence, un débat réellement contradictoire et une défense authentique intégrée à une instruction impartiale. À titre anecdotique, on peut observer que dans la configuration actuelle que le chef d’établissement cumule les rôles de juge d’instruction, de procureur, de président du tribunal et de juge d’application des peines…
Curé
La deuxième allégorie fondatrice des représentations des enseignants est le curé ou la bonne-sœur et plus largement l’univers des couvents, des monastères, des séminaires … Ce type de symbole suggère l’intrusion des enseignants dans les consciences des élèves en leur conférant le droit (voire le devoir) de façonner les jeunes esprits. Cette tendance n’est pas l’apanage de l’enseignement privé (notamment catholique) toujours prompt à revendiquer une dimension spirituelle dans la relation pédagogique. On la trouve aussi dans certaines formes d’acculturation propre à l’école publique. En l’occurrence, l’État a souvent utilisé les maîtres pour infléchir les mœurs et les mentalités à travers les élèves. Il fut un temps où une instruction terriblement républicaine éradiquait de bonne foi, la langue native des occitans, des bretons et de tant d’autres dans l’Empire colonial … Aujourd’hui, encore, au nom de ses multiples missions, au-delà de l’enseignement stricto sensu, l’école intervient communément dans la vi intime des élèves ; par exemple concernant leur sexualité.
Très au-delà de la seule transmission des connaissances (instruction) le spectre d’intervention du prof touche à l’éducation, l’insertion, la socialisation, l’intégration … Dans le corpus des publications que nous avons étudiées, la notion d’écoute est prégnante. Mais elle est aussi équivoque. Il s’agit d’entendre l’élève pour le mettre sur le droit chemin. On voit nettement un parangon d’enseignant proche d’un directeur de conscience, d’un berger des âmes. Certes le prof modèle est prêt à donner le moral aux élèves, mais à condition d’inculquer une morale. L’écoute dans l’univers scolaire est pour le moins orientée.
Laquais
La dernière allégorie qui nourrit le paradigme de l’enseignant provient du modèle ancillaire et notamment du préceptorat, c’est-à-dire d’un mode de domesticité proche de celui des nourrices, nurses, gouvernantes, baby-sitters et autres jeunes-filles au pair ou professeurs particuliers. Le consumérisme contemporain a modernisé le préceptorat en coaching, tutorat, mentorat, accompagnement, guidance … Son avatar le plus récent est le home-schooling , lorsque des parents organisent les études à domicile, en rémunérant des formateurs à leurs ordres.
Le modèle ancillaire attaché aux missions de l’enseignant, ne se limite pas à la sphère privée (familiale). L’école en relève aussi par l’accroissement des nombreuses prestations et services qu’elle offre en plus de la transmission des connaissances : accueil du matin, pause méridienne, restauration, sieste, études surveillées, aide aux devoirs, garderies, activités ludiques, culturelles, sportives … Par exemple, en Maternelle, les ASEM assurent à l’enfant un continuum de précautions comme à la maison (propreté, sommeil etc.).
Globalement, la métaphore domestique façonne les représentations d’un enseignant ayant le devoir de s’occuper des élèves, d’en prendre soin et de veiller à leur bien-être… Le maternage n’est pas limité aux petites classes. Il est également attendu dans le secondaire et peu nourrir des antagonismes entre les familles et les établissements, sur la quantité de devoirs, la manière de noter, la façon de parler aux enfants, le poids des livres ou l longueur de la file d’attente à la cantine… bref, sur la considération, les égards et la bienveillance accordés aux collégiens et aux lycéens.
D’ailleurs, les parents d’élèves, au bon motif qu’ils sont citoyens, électeurs et contribuables, cherchent parfois à transformer les enseignants en prestataires à leur service concernant l’organisation de l’enseignement.
Gilbert Longhi