Les inspections des ministères de l’éducation nationale et celui de l’économie et des finances ont remis le 24 septembre un rapport sur la structuration de la filière du numérique éducatif. 27 propositions visent à assurer le développement d’une filière jugée stratégique et créatrice d’emplois. La première concerne la création d’une direction du numérique éducatif au ministère. Elle est suivie de 21 autres propositions bureaucratiques. Le rapport s’attaque aussi à la question de l’exception pédagogique et au choix des équipements.
Colbertisme et économie réelle
Quand l’Etat imagine structurer une filière économique, il parle en fait essentiellement de ses histoires de bureaux. L’essentiel de ce rapport, sur un enjeu industriel et culturel réellement majeur, porte sur la création de directions, commissions et comités qui n’auront probablement de stratégique que le nom. Le lecteur jugera si une approche colbertiste a encore une importance quelconque dans la révolution culturelle, éducative, économique et mondiale du numérique. On retiendra de ce rapport, outre cette tradition française, quelques données chiffrées sur le marché du numérique éducatif et l’affirmation de la volonté de l’Etat de régler la question de l’exception pédagogique.
Que pèse le numérique éducatif actuellement en France ? Dans un marché scolaire de 1,3 milliard, les manuels scolaires pèsent 415 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel. Le secteur est en progression. La vente de manuels numériques représente 1% des ventes, un volume tout à fait marginal qui explique la « prudence » des éditeurs. Quant aux éditeurs publics (Cndp, Onisep etc.), leur chiffre d’affaire représente 6 millions et il est en régression rapide (-12% depuis 2009). Le numérique, c’est aussi un marché d’équipements pour du matériel, des ENT, de la bande passante pour un volume non estimé dans le rapport et qui fait travailler près de 250 entreprises, la plupart de très petite taille. Enfin on pourrait y ajouter les innombrables ressources gratuites développées par des enseignants ou des associations dont l’apport est inestimable, dans tous les sens du terme.
Une direction nationale toute puissante
Pour les inspecteurs généraux de l’éducation nationale et pour les inspecteurs des finances auteurs du rapport, cet éparpillement du marché est néfaste à la création d’une filière du numérique éducatif. « Cette dispersion des acteurs et l’éparpillement de la prescription ne permettent pas d’engager une mutation rapide des types de ressources acquises et freinent le développement d’un secteur des ressources éducatives numériques », écrit le rapport.
Le rapport préconise en premier la création d’une Direction du numérique éducatif au sein du ministère. Le Café pédagogique avait dévoilé fin mai 2013 la déclinaison administrative de ce plan numérique, confirmée par V. Peillon le 10 juin. Cette direction du numérique éducatif serait destinée à prendre la direction de la filière numérique selon le rapport. En effet, elle serait le bras exécutif d’un « Comité des financeurs » qui regrouperait les collectivités locales, qui sont les véritables donneurs d’ordre de la filière, à travers les achats de manuels scolaires et d’équipements numériques pour les écoles, collèges et lycées. Les auteurs imaginent que les collectivités locales vont mettre leurs budgets gentiment sous contrôle d’une direction ministérielle… Encore les auteurs ont-ils du mal à régler les micro conflits internes à la rue de Grenelle : à côté de cette direction, la Dgesco devrait spécifier les besoins en lien avec l’Inspection générale, remise en selle depuis l’arrivée de V Peillon, et le Conseil supérieur des programmes. Cette superstructure définirait la stratégie numérique de l’Etat qui agirait à travers un groupement de commandes et une centrale d’achat.
La gentille soumission des éditeurs
C’est par ce levier, imaginé par les auteurs, que l’Etat semble vouloir agir. Le Comité des financeurs accepterait de passer sous contrôle de la Direction du numérique de façon à être en situation d’imposer ses vues aux éditeurs. Car on sent bien dans le rapport la volonté de contrôle de ce marché vital pour l’édition française. L’Etat pourrait ainsi imposer la numérisation immédiate d’une partie de l’offre éditoriale. On murmure rue de Grenelle que ce pourrait être le cas à l’occasion de la mise en place des nouveaux programmes du lycée dans certaines disciplines. 20% de l’offre serait ainsi numérisée rapidement soit l’équivalent de 63 millions. Le rapport préconise que les ressources numériques éducatives échappent à la loi sur le prix unique du livre de façon à assurer le poids des financeurs. La TVA serait aussi harmonisée. Et c’est une circulaire du premier ministre qui partagerait le rôle des éditeurs privés et publics, comme si la France était un pays où l’édition n’est pas libre.
Tablettes et TBI
Mais que faire de ces manuels numérisés alors que les familles et les établissements scolaires ne sont pas forcément capables de les utiliser ? Pour les familles, le rapport ne dit rien. Pour les établissements, il se tourne à nouveau vers les collectivités locales pour assurer l’équipement, celles-ci ayant l’amabilité de commander ce que veut le ministère… Et les prescriptions ministérielles sont déjà données : il faut acheter des tablettes et des outils de visualisation : TBI, vidéoprojecteurs etc. en priorité. L’offre de contenus passerait par les ENT dont il faudrait « accroitre l’interopérabilité ». En effet, aujourd’hui, chaque collectivité locale a développé son propre ENT avec ses moyens propres et avec ses propres normes. S’ajoute à cela la multiplicité des offres personnelles et associatives inarticulable avec ce scénario. Pour les enseignants, le rapport promet le retour d’un C2e2i « totalement repensé » et le renforcement des plans de formation.
Le grand portail unique de ressources labellisées
L’offre serait mise en valeur par un grand portail « unique national d’accès aux ressources numériques éducatives », développé par le CNDP et indexé avec des méta données avec comité de labellisation et filtrage à la clé . « Les opérateurs privés comme Google, Amazon ou Apple ont d’ores et déjà mis en place des portails et disposent d’un savoir faire indéniable en termes d’attractivité.. Mais souhaite-on laisser cette fonction entièrement entre les mains d’opérateurs privés dont les centres de décision… sont situés à l’étranger », écrivent sérieusement les auteurs du rapport.
L’exception pédagogique
Le rapport prévoit aussi de développer l’exception pédagogique en mettant en place par une loi une gestion collective obligatoire des droits des oeuvres numériques couvertes par l’exception pédagogique. Cette mesure est attendue sur le terrain où très souvent les enseignants ne respectent pas le droit à la propriété intellectuelle.
Le rapport s’intéresse peu à la pédagogie sauf à promettre un effort de recherche, à envisager le passage numérisé des examens et à se reposer sur les tablettes et TBI. « Le ministère de l’éducation nationale partage les analyses du rapport », affirme un communiqué ministériel, « et s’est déjà engagé dans la mise en oeuvre de certaines recommandations ». Il s’agit de la création de la direction du numérique et de la formation des enseignants en Espe.
François Jarraud