« Les critiques que nous formulions font maintenant consensus ». Chef de file des « désobéisseurs », Alain Refalo s’est ouvertement dressé contre les programmes de 2008 et l’a payé au prix fort. Dans ce beau texte il analyse ce qui lui semble inacceptable dans les programmes de 2008 et il plaide pour une école du vivre ensemble et de la coopération. C’est que bien des mécanismes et des idées qui structuraient les programmes de 2008, comme la surveillance du travail des enseignants par les parents, l’évaluation chiffrée systématique et constante, une certaine forme d’aide aux élèves, sont toujours d’actualité…
A l’heure de la refondation de l’école, il est réjouissant d’observer que les critiques que nous formulions à l’encontre des programmes de 2008 font aujourd’hui quasiment consensus. Ces programmes avaient motivé, avec l’imposition des évaluations nationales et du dispositif de l’aide personnalisée, notre entrée en désobéissance pédagogique ouverte. C’était en novembre 2008…
Opacité…
Le 20 février 2008, le ministre de l’Education nationale Xavier Darcos présentait les grandes orientations de la réforme de l’école primaire centrée sur la réorganisation du temps scolaire et la réécriture des programmes avec l’objectif de « diviser par trois en cinq ans le nombre d’élèves qui sortent de l’école primaire avec de graves difficultés et diviser par deux le nombre d’élèves ayant pris une année de retard dans leur scolarité ». Le ministre indiquait « les changements majeurs » que comporteraient les nouveaux programmes : des horaires plus simples et plus précis pour chaque discipline en remplacement des fourchettes horaires contenues dans les anciens programmes, le retour à une répartition disciplinaire stricte particulièrement en français et en mathématiques, ce qui implique notamment un enseignement explicite de la grammaire, du vocabulaire et de l’orthographe, le retour de la récitation et de la rédaction, et le renforcement du calcul posé. En histoire, les repères chronologiques avec l’apprentissage des dates seraient privilégiés. Une nouvelle matière, l’histoire de l’art serait enseignée dès le cours préparatoire. L’éducation civique serait remplacée par l’instruction civique et morale. Deux mois plus tard, le 29 avril, le ministre présentait la nouvelle version des programmes soumise pour avis au Conseil supérieur de l’éducation. Le ministre était alors satisfait de la « consultation » qu’il avait engagée et semblait heureux de pouvoir affirmer que, selon une enquête d’opinion, « 81 % des parents interrogés sont favorables au recentrage sur les apprentissages essentiels en français et en mathématiques proposé par les nouveaux programmes »…
Je ne reviendrai pas sur l’opacité qui a présidé à la rédaction de ces programmes. Nous ne saurons jamais quels en ont été les véritables rédacteurs, ni sur quelles recherches, quels travaux et quelles validations scientifiques et pédagogiques ceux-ci se sont appuyés pour les élaborer. Je ne m’étendrai pas sur le manque de concertation manifeste avec les enseignants, ni sur la méthode expéditive pour les consulter, consultation dont les résultats avaient pourtant fait apparaître un large mécontentement. De même, je n’épiloguerai pas sur l’absence d’évaluation rigoureuse des anciens programmes 2002 que la profession avait fini par s’approprier aux prix de nombreux efforts personnels, sans forcément être bien accompagnée par l’institution. Enfin, je ne m’attarderai pas sur la désinformation de l’opinion publique qui avait précédé l’élaboration de ces programmes afin de les imposer comme une évidence. Concentrons notre réflexion sur la philosophie qui les sous-tendait et ses applications pratiques pour souligner ce qu’il fallait bien appeler une imposture. Nous parlerons volontairement au passé de ces « nouveaux-vieux » programmes que nous nous sommes jamais résolus à appliquer à la lettre.
L’imposture des programmes
La première imposture fut de considérer qu’un changement de programme aurait des effets en profondeur dans la transformation de l’école primaire, que ceux-ci seraient la clé de la réussite à venir, qu’ils permettraient de réduire significativement l’échec scolaire, ce qui voudrait dire que, corrélativement, les anciens programmes étaient la cause de tous les échecs. Il est cruel de signaler qu’aucun élève n’a pu bénéficier dans sa scolarité de la mise en œuvre de l’ensemble des programmes de 2002 de la petite section de maternelle au CM2, tout simplement parce que la scolarité en primaire dure huit ans… Ce qui signifie que c’est bien pour des raisons idéologiques et non pas pédagogiques que le changement de programme a été décidé par le ministère. En vérité, les programmes sont ce que les enseignants en font. Certes, ils indiquent des repères indispensables en termes de connaissances et de compétences à acquérir. Mais tout le monde sait qu’il est impossible d’appliquer rigoureusement les contenus des programmes, c’est-à-dire de « finir » le programme dans l’année scolaire. Ce sont des catalogues encyclopédiques de connaissances et de savoirs que tout enfant normalement constitué ne peut assimiler dans un cursus scolaire. De plus, tout changement de programme nécessite un temps d’adaptation des enseignants et bien souvent, il faut plusieurs années, avant qu’ils ne s’appliquent globalement à l’ensemble de la profession, ne serait-ce que parce que le temps de renouvellement des manuels scolaires n’est pas immédiat et automatique. Plus fondamentalement, les programmes ne sont que l’un des outils à notre disposition qui ne préjugent en rien de la pédagogie mise en œuvre par l’enseignant. Là est l’essentiel, dans la capacité du maître à différencier les apprentissages, à créer un climat de classe propice au travail personnel et collectif, à susciter le désir et l’envie d’apprendre, à motiver les élèves dans des projets fédérateurs. En insistant sur le rôle soi-disant central des programmes dans l’évolution à venir de l’école primaire, le ministre de l’époque n’abordait pas les vraies questions que chaque enseignant se posait et que tout parent devrait se poser, à savoir : que doit-on enseigner aux enfants aujourd’hui pour qu’ils soient et restent insérés socialement et professionnellement demain ? Ceci nécessiterait un « Grenelle de l’école » et de vraies réformes, tout particulièrement sur le plan de la formation pédagogique hier sacrifiée sur l’autel des restrictions budgétaires.
Les enseignants sous surveillance des parents
La deuxième imposture était d’affirmer que ces programmes étaient « plus clairs, plus courts et plus ambitieux » que les précédents. Certes, leur lisibilité était incontestable d’autant que la présentation privilégiait le découpage disciplinaire. Certes, le nombre de pages était réduit, d’autant que la mise en page graphique au Bulletin Officiel n’avait pas lésiné pour gagner de la place… Certes, la communication gouvernementale n’avait pas tergiversé pour afficher l’objectif « ambitieux » de diviser par trois le nombre d’élèves en difficulté. Pour autant, ces « vérités » martelées en permanence par le ministre Xavier Darcos ne résistaient pas à un examen approfondi.
Les programmes, nous disait-il, étaient plus clairs. En réalité, ces programmes avaient été conçus pour permettre aux familles d’exercer un contrôle et un suivi du travail de l’enseignant. Nous n’oublions pas qu’en septembre 2008, un livret à destination des familles comprenant ces programmes avait été édité par le ministère pour les parents et distribué par nos soins lors des réunions de rentrée, alors même que nous n’avions pas encore à disposition les programmes définitifs que nous devions appliquer à la rentrée ! Plus clairs signifie davantage lisibles par les parents (ce qui en soi est positif), mais cela fut d’abord conçu dans l’objectif d’offrir désormais à chaque famille la capacité de demander des comptes à l’enseignant de son enfant en vérifiant si le programme était respecté et la progression conforme… Cette pression sur le maître serait évidemment renforcée lorsque les résultats des évaluations nationales seraient publiés et que des comparaisons pourraient être établies entre établissements, voire entre classes d’une même école. La volonté de rendre lisibles les programmes pour les parents avait entraîné en réalité une simplification à outrance des objectifs et des contenus qui n’était pas digne d’un outil pédagogique professionnel à destination des enseignants. Les programmes de 2002, eux, étaient complétés par des documents d’accompagnement et des dossiers pratiques qui permettaient une mise en œuvre des programmes dans toute leur complexité. La lisibilité revendiquée des programmes de 2008 était un argument démagogique qui cachait mal un appauvrissement des ambitions assignées à ces programmes que nous qualifions de « rétrogrades ».
Des programmes étriqués avec le retour aux fondamentaux
Les programmes, nous disait le ministre, étaient plus « courts », essentiellement parce que le ministère avait pris l’option de tracer la feuille de route des enseignants sans faire de phrases complètes… En réalité, tout le monde l’avait alors reconnu, ils étaient beaucoup plus lourds en termes de contenus, d’autant qu’une nouvelle matière, l’histoire de l’art, avait été rajoutée, sans compter l’éducation au développement durable. Sachant que le temps d’enseignement obligatoire hebdomadaire avait été réduit de deux heures, il était définitivement impossible, humainement et professionnellement, de mettre en œuvre ces programmes dans ce temps plus réduit.
Les programmes, nous disait-on, étaient plus « ambitieux ». En réalité, en les recentrant sur les matières fondamentales, le français et les mathématiques, et en diminuant la part consacrée aux matières d’éveil et de découverte du monde, ces programmes consacraient un appauvrissement de l’enseignement qui ne pouvait se prévaloir d’aucune ambition particulière. Ils étaient particulièrement flous sur les connaissances et les compétences à acquérir, à la différence des programmes de 2002 qui comportaient de véritables exigences. La volonté de faire court avait abouti à des raccourcis et des simplifications qui interdisaient de les qualifier d’ambitieux. « L’ambition » prêtée à ces nouveaux programmes de réduire la fracture scolaire relevait d’un discours de communication politique. Ainsi, les nouveaux programmes étaient à l’image de la contradiction intrinsèque à la politique du ministère d’alors : les moyens mis en œuvre n’étaient pas en cohérence avec l’objectif recherché de diminuer l’échec scolaire.
La troisième imposture était de considérer que « le recentrage sur les enseignements essentiels », ce que l’on nomme communément « les fondamentaux », présenté comme une mesure de bon sens contre laquelle seuls des esprits retors pouvaient s’élever, serait forcément la clé de la réussite à venir. Comme si les enseignants n’avaient pas intégré que leur mission première est d’abord d’apprendre aux élèves à « lire, écrire et compter ». Qui peut affirmer que les anciens programmes tournaient le dos à cette exigence ? Sans propositions innovantes et exigeantes auxquelles le ministère se refusait au nom des contraintes budgétaires, le retour « aux bonnes vieilles méthodes qui avaient fait leurs preuves » s’imposait alors comme LA solution que tout le monde ne pouvait qu’approuver. Mais derrière cette « évidence » d’un retour aux fondamentaux, se cachait en réalité la volonté de revenir à des « recettes » d’apprentissage que les anciens, les parents, l’opinion publique étaient à même de comprendre, parce qu’elles leur « parlaient ». Ces programmes reflétaient en réalité davantage une nostalgie pour une époque révolue qu’une volonté de réussite pour tous. Ce travers avait pourtant été dénoncé par l’ancien président de la République lui-même dans sa Lettre aux éducateurs en septembre 2007. « Nous ne referons pas l’école de la 3ème République, écrivait-il, ni celle de nos parents, ni même la nôtre. Ce qui nous incombe, c’est de relever le défi de l’économie de la connaissance et de la révolution de l’information. Ce que nous devons faire, c’est poser les principes de l’éducation du XXIème siècle qui ne peuvent pas se satisfaire des principes d’hier et pas davantage de ceux d’avant-hier (1) . » Xavier Darcos aurait été bien inspiré d’accorder un peu d’attention à ces propos présidentiels…
Exercices contre expérimentation
Les nouveaux programmes étaient bien en rupture avec les programmes de 2002. Ceux-ci invitaient à « une organisation progressive des enseignements en champs disciplinaires » tout en maintenant une exigence sur les contenus d’apprentissage : « L’enseignant met à profit sa polyvalence pour multiplier les liaisons et les renvois d’un domaine à l’autre. Il évite ainsi l’empilement désordonné des exercices tout en maintenant un niveau d’exigence élevé, gage de la construction de connaissances solides. » Là où les nouveaux programmes privilégiaient un apprentissage segmenté en matières distinctes, avec des contenus spécifiques sans mise en lien d’une matière à l’autre, les programmes de 2002 insistaient sur la transversalité des apprentissages car « c’est à ce prix que l’école permet à chaque élève d’acquérir le socle culturel sans lequel les connaissances déjà rencontrées ou à venir ne seraient que des savoirs éclatés. » Ainsi, la transmission du savoir était privilégiée au détriment du raisonnement. Le cours magistral revenait à la mode alors que tout enseignant savait pertinemment que cela était impossible au risque de susciter le désintéressement, voire l’indiscipline des élèves. La leçon, la bonne vieille leçon, devait être suivie d’exercices d’application, d’exercices répétitifs pour que « ça rentre ». Tant pis pour ceux chez qui ça ne rentrerait jamais de cette façon. Ils avaient encore le soutien scolaire, l’aide personnalisée et les stages de remise à niveau pendant les vacances scolaires pour se rattraper !
Tandis que les « nouveaux vieux » programmes voulaient faire des élèves des « machines à exercices » (2), les programmes de 2002 privilégiaient l’apprentissage par l’expérimentation, et la découverte par l’expérience : « Ces programmes, pouvait-on lire dans leur présentation, s’inscrivaient dans la perspective de la loi d’orientation de 1989 et confortaient une évolution déjà perceptible dans les textes antérieurs. La continuité est parfois plus ancienne encore. L’ampleur des ambitions, le recours à l’initiative de l’élève, par exemple, ne sont pas des attentes nouvelles et leur réitération est la preuve tangible des difficultés qu’implique leur mise en œuvre. Déjà, les instructions de 1882, arrêtées par Jules Ferry, précisaient que la méthode à suivre « ne peut consister ni dans une suite de procédés mécaniques, ni dans le seul apprentissage de ces premiers instruments de communication : la lecture, l’écriture, le calcul, ni dans une froide succession de leçons exposant aux élèves les différents chapitres d’un cours ». Et elles ajoutaient : « la seule méthode qui convienne à l’enseignement primaire est celle qui fait intervenir tour à tour le maître et les élèves, qui entretient pour ainsi dire entre eux et lui un continuel échange d’idées sous des formes variées, souples et ingénieusement graduées ». Les instructions de 1923, bases de notre école jusqu’à la décennie 1970, vont plus loin encore dans des propos qui anticipent les conseils donnés quatre-vingts ans plus tard : « À l’observation qui laisse encore l’écolier passif, nous préférons, dans la mesure où elle peut être pratiquée à l’école primaire, l’expérimentation qui lui assigne un rôle actif ». » C’est d’ailleurs l’orientation privilégiée en Finlande, pays auquel Xavier Darcos faisait souvent référence pour souligner son excellence dans les classements internationaux… Le retour aux fondamentaux relevait d’une authentique manipulation et négligeait tous les apports de la recherche pédagogique. « On peut connaître toutes les règles, tous les tableaux, toutes les définitions par cœur et éventuellement les restituer, et être incapable d’exprimer une pensée ou de comprendre un texte » (3), écrivait justement Pierre Frackowiak, inspecteur de l’Education Nationale à la retraite. Pour apprendre à écrire des textes, il est en effet essentiel que les élèves soient placés dans des situations d’écriture reliées à des projets de classes, à des recherches, à des situations de communication véritables et non pas virtuelles. « On sait que les enjeux du futur exigent toujours plus d’intelligence, d’imagination, de capacité à exercer ses responsabilités et moins de » mécanique » », ajoutait Pierre Frackowiak.
Enseigner sous la contrainte
La quatrième imposture concernait la question de la liberté pédagogique qui était réaffirmée à plusieurs reprises au cas où une lecture attentive des programmes aurait pu faire douter qu’elle soit bien respectée… « Ces programmes sont précis et détaillés en matière d’objectifs et de contenus à enseigner, était-il écrit dans la présentation, tout en étant ouverts en termes de méthode afin de respecter strictement le principe de la liberté pédagogique inscrit dans la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école adoptée en 2005 (4). Il appartient aux enseignants et aux équipes d’école de s’emparer résolument de cette liberté nouvelle ». La liberté pédagogique n’était pas une nouveauté dans notre métier, elle était déjà affirmée dans les programmes de 2002. Mais elle nous était présentée comme un droit nouveau, alors qu’elle était en réalité davantage encadrée et soumise à des impératifs de résultats. Précisons que loin de nous l’idée de refuser le principe d’efficacité dans notre travail. Bien au contraire. Mais l’efficacité est une notion très discutable en matière d’enseignement qui ne saurait se limiter à l’évaluation des savoirs cognitifs des élèves, évaluation qui était privilégiée dans les évaluations nationales et les enquêtes internationales. La présentation des nouveaux programmes insistait avec cette phrase d’anthologie que nous n’avons cessé de reproduire durant ces années de résistance pédagogique : « Le professeur des écoles ne saurait être un simple exécutant : à partir des objectifs nationaux, il doit inventer et mettre en œuvre les situations pédagogiques qui permettront à ses élèves de réussir dans les meilleures conditions ». Cette phrase mériterait d’être affichée sur toutes les portes d’entrée de nos classes… Cela éviterait bien des malentendus avec notre hiérarchie. Le professeur des écoles ne saurait être un simple exécutant… Sauf que le contenu et les objectifs de ces « nouveaux » programmes constituaient précisément une remise en cause de cette liberté pédagogique pourtant inscrite dans le marbre de la loi. D’une part, ils privilégiaient la mémorisation dans les apprentissages : récitations, règles, vocabulaire, dates, noms d’œuvres d’arts ; d’autre part, ils affirmaient que c’est par l’entraînement que les connaissances et les capacités s’acquièrent. On ne saurait être plus directif ! Il s’agissait bien là d’imposer des méthodes d’enseignement et non pas de demander aux enseignants de faire œuvre de créativité et d’imagination pour atteindre des objectifs définis par la nation.
De plus, nous savions que ces programmes étaient au service d’une culture de l’évaluation chiffrée qui servirait d’indicateurs au contrôle de la qualité des méthodes utilisées par l’enseignant. C’est pourquoi ces programmes induisaient de travailler dans un seul objectif : la progression des résultats chiffrés des acquis des élèves relevés lors des évaluations nationales. La présentation des nouveaux programmes ne disait pas autre chose : « La liberté pédagogique des enseignants va de pair avec de nouvelles modalités d’inspection des maîtres, davantage centrés sur l’évaluation des acquis des élèves ». Même s’il ne s’agit pas de refuser le principe d’un contrôle de notre travail, cette phrase induisait une pression sur l’enseignant qui devrait prouver que sa pédagogie est « efficace », dit autrement, qu’elle devait permettre aux élèves de bien « réussir » aux évaluations nationales. C’était ainsi que notre travail allait nécessairement devoir évoluer à terme. Il s’agissait d’abord de préparer les élèves aux épreuves des tests, et pour cela de privilégier la mémorisation et les automatismes, au détriment de tout ce qui fait le « sel » de notre métier. La liberté pédagogique serait ainsi soumise à l’impératif de la réussite à une forme d’évaluation qui n’avait pourtant été validée par aucune expertise scientifique ou recherche pédagogique. Au-delà des mots qui ne servaient qu’à brouiller les esprits, la vérité s’imposait : la liberté pédagogique était remise en cause et le « bachotage » allait devenir la norme. Seules compteraient les méthodes dites « efficaces », c’est-à-dire les méthodes qui permettraient de réussir aux tests, mais pas celles qui travailleraient en profondeur les difficultés récurrentes que rencontrent de plus en plus d’élèves. Par la lourdeur de leurs contenus, l’affaiblissement de leur dimension culturelle, leur conception mécaniste des apprentissages (5), les nouveaux programmes ne pouvaient prêter à aucune confusion sur la volonté de diriger les maîtres vers une forme d’enseignement élitiste qui pénaliserait à terme les élèves les plus fragiles. Au-delà de ces programmes, insister dès l’école primaire, sur l’impératif d’efficacité et donc de rentabilité pose de redoutables questions sur le type de société auquel nous préparons les enfants. Quid des relations humaines ? Quid des valeurs d’entraide et de solidarité susceptibles de construire une société solidaire ? L’école doit-elle former de futurs individus préparés à une compétition sans merci, de futurs consommateurs dociles ou bien doit-elle former des citoyens capables de penser, de raisonner, de dialoguer, de faire œuvre de discernement, c’est-à-dire des citoyens libres et éclairés ?
Pour une école de la coopération
Ces programmes, dès leur publication, avaient été largement condamnés par la communauté éducative. Le jugement du syndicat des inspecteurs du SNPI-FSU, pour n’en prendre qu’un, sur la deuxième version des propositions de nouveaux programmes, était sans équivoque et mérite d’être rappeler : « Toute cette procédure est marquée par l’incohérence intellectuelle, l’exagération communicationnelle, l’inconstance du message de l’État… Elle risque fort de déstabiliser et de mettre très sérieusement à mal notre système scolaire au lieu d’en améliorer les performances. Est-ce l’objectif visé au bout du compte ? Sinon, pourquoi tant d’urgence ? Pourquoi tant d’inconséquences ? Pourquoi tant de déni de la parole des experts que sont les chercheurs, les inspecteurs, les militants associatifs et syndicaux ? ».
Nous disions que ces programmes ne permettraient pas d’atteindre les objectifs fixés par le ministre en matière de réduction de l’échec scolaire. Nous martelions qu’ils risquaient au contraire d’augmenter la cohorte des élèves en difficulté qui ne pourraient s’adapter à cet enseignement. Nous affirmions qu’ils allaient déstabiliser et affaiblir beaucoup d’élèves qui, par ailleurs, bénéficiaient de deux heures de classe en moins par semaine. Nous soulignions qu’ils allaient creuser durablement les écarts entre les élèves issus de milieux culturellement favorables qui eux s’adapteraient très bien à ces nouveaux programmes, et les élèves qui étaient socialement éloignés de l’accès à la culture et à la langue orale et écrite. Nous pensions que la pression sur ces derniers serait de plus en plus forte et de plus en plus insupportable. Les faits nous ont malheureusement donné raison, comme ils ont donné raison aux milliers de professeurs des écoles qui refusaient d’appliquer à la lettre ces programmes et qui, pour cela, ont parfois été sanctionnés.
L’enjeu des nouveaux programmes de 2015 sera de retrouver la vitalité et les exigences des programmes de 2002 en les conjuguant avec l’ambition d’une école du progrès de tous. Ils devront tourner résolument le dos à l’esprit d’une école tournée vers la compétition et la performance individuelle. Ces nouveaux programmes devront être l’un des supports d’une école où l’on favorise le désir d’apprendre, de découvrir et de s’éveiller, d’une école où l’on se forme à la prise de responsabilités, à l’autonomie dans les apprentissages, mais aussi d’une école qui a pour mission l’éducation au vivre ensemble, à la coopération et au respect de l’autre.
Alain Refalo
Notes :
1 Nicolas Sarkozy, Lettre aux éducateurs, septembre 2008, p. 7.
2 Philippe Meirieu, Contre le libéralisme autoritaire, refonder le service public d’éducation, 6 février 2009, www.meirieu.com
3 Pierre Frackowiak, La destruction de l’école primaire, l’heure d’un premier bilan, janvier 2009 (http://www.meirieu.com )
4 Article L. 912-1-1 de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école : « la liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. »
5 Communiqué du 6 mai 2008 de 20 organisations (mouvements pédagogiques, associations complémentaires de l’école, syndicats d’enseignants et d’inspecteurs, parents d’élèves) : « Programmes du primaire : le ministre peut encore éviter un énorme gâchis ».
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