Réunis à Paris du 10 au 12 juillet, le GFEN a consacré l’essentiel de ses travaux à la réforme de la formation des enseignants. Au moment où se mettent en place les ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation), le mouvement pédagogique entend apporter sa contribution.
Jacques Bernardin, le président du GFEN, ouvre l’université d’été, dont la problématique est la suivante : « Transformer l’éducation, enjeux des pratiques… ». La loi sur la refondation de l’école a été adoptée par les parlementaires le 26 juin dernier. La modification de l’article 3, suite aux travaux des sénateurs, met en avant les valeurs défendues par le GFEN, ce n’est pas juste un changement de vocabulaire. Il substitue « l’égalité des chances » à « tous les élèves sont capables d’apprendre. « C’est historiquement inédit et à prendre au sérieux ! », dit Jacques Bernardin. Mais comment passer des intentions aux actes ? Revoir la politique de la ville, refaire les programmes, mettre en place de la formation des enseignants, sont les éléments-clés de cette transformation. On ne peut pas faire sans les enseignants qui doivent les investir avec l’impératif d’un outillage et d’un accompagnement. La transformation de l’école passera par la transformation des pratiques sur le terrain.
« Il faut interroger l’habitus professionnel et cela passe par trois points : d’abord, repenser la transmission du savoir, comme savoir vivant et savoureux, redonner sens à apprendre, redécouvrir le savoir comme conquête humaine et conquête de soi. C’est le point aveugle de la réflexion actuelle. Le deuxième point, interroger les modalités de l’apprentissage, le rapport entre l’individu et les autres dans l’acte d’apprendre et au service du développement : l’individualisation, telle qu’elle est prônée par les doxas actuelles, nous inquiète. Ce mode de préceptorat a vécu, qui renvoie les élèves à la solitude. Si personne ne peut apprendre à ma place, je ne peux apprendre sans les autres. Ce sont tous les apports de Vigotski et Wallon, entre autres. Troisième point : la formation, pièce maitresse du dispositif de cette université. Sans interrogation des allant-de-soi, chacun reproduit les modèles dominants ou ceux qu’il a vécus comme élèves, et reproduit à son insu les inégalités sociales. Comment imaginer autrement la formation ? Le GFEN compte bien jouer tout son rôle, promouvoir le capital de réflexion et d’expérience du mouvement ! »
Les ateliers
Après ces propos, les participants sont invités à se diriger vers les ateliers dont les thèmes ont un lien avec la transmission de la culture : les rapports entre l’histoire et les techniques, l’entrée dans le code écrit, les grands nombres en mathématiques, l’histoire des sciences. Chacun va vivre personnellement des situations d’apprentissage pour les réinvestir professionnellement. Les démarches spécifiques au GFEN introduisent des ruptures dans les façons de faire, proposent de réelles situations-problèmes à résoudre collectivement, puis reconstruisent.
L’atelier animé par Jacqueline Bonnard, une secrétaire nationale du GFEN, s’intitule : « Sur les murs de la ville ». Elle se base sur sa ville, Tours, mais la démarche est transférable à n’importe quelle ville ou village. L’animatrice fait cinq groupes et distribue à chacun des documents, cartes, photos, plans, en fonction de cinq périodes historiques : antiquité, Moyen-âge, Tours ville royale, 17 et 18ème siècles, 19 et 20ème siècles. Les participants ont à les étudier avec à chaque fois une question à résoudre. Pour la période antique par exemple, elle fournit une photo des remparts de la ville en demandant de comprendre à quoi servaient les trous dans le mur. Au moment de la mise en commun, chaque groupe vient délimiter sur un grand plan au tableau l’emplacement de la ville à chaque période. On construit ainsi toute l’histoire de la ville et à travers celle-ci, on se rend compte de l’histoire des techniques, leur évolution, les corps de métiers.
A la période antique, c’était la « colline de César », un petit promontoire où une ville a été construite avec un amphithéâtre de 10000 places, le plus grand de la Gaule. Tours est la ville de tous les compagnonnages au Moyen Age. Elle a été capitale royale de la France, sous l’impulsion de Louis XI, et on voit comment sur les maisons médiévales, on appose des décorations de type Renaissance. A la fin du 16ème siècle, c’est une période de grands bouleversements et de constructions, la ville s’étale de l’autre côté de la Loire et on tranche la colline d’en face (lieu dit actuellement la tranchée) et la construction actuelle du tramway permet de visualiser les travaux de l’époque. La révolution industrielle voit disparaître les métiers liés à la Loire et apparaître la construction d’habitations pour les employés des toutes nouvelles manufactures, des cités ouvrières et des HBM (habitations bon marché). En 1840, les remparts sont détruits et des grands boulevards sont tracés. Les édifices publics sont refaits, la mairie, le grand théâtre par exemple.
Tout ce travail est préalable à une visite architecturale de la ville pour travailler en technologie, non pas sur les monuments mais sur les maisons « ordinaires ». Cette deuxième partie se fait virtuellement pour les groupes. Ils ont néanmoins une fiche-guide pour apprendre à observer une maison. A nouveau pour chaque période historique et en groupes, on va rassembler les renseignements pris sur les matériaux, la forme des toits, l’aspect des ouvertures, l’esthétique des décors. On « dessine » ensuite collectivement un tableau à double entrée. Cette catégorisation finale permet d’ancrer de façon méthodique les connaissances apprises et de faciliter le travail de leur mémorisation. Elles sont intériorisées et deviennent un savoir (au sens où Astolfi l’entendait). La construction des savoirs se fait pas à pas, en organisant les connaissances apportées par les groupes et la formatrice. On est dans un rapport vivant au patrimoine culturel et au travail technologique, on n’est plus dans une discipline scolaire ou une autre mais dans un savoir global et transversal. Chacun peut repartir avec des outils !
Les ateliers de l’après-midi sont tous concentrés sur les tensions entre individuel et collectif. Questionnement sur les liens entre la mise en activité et les apprentissages en petite section de maternelle, dévoilement du rapport à l’autre dans l’acte d’écrire, démarche de correspondance philosophique pour analyser comment le malentendu entre moi et l’autre permet de faire mieux penser… Une réflexion intéressante s’installe dans l’atelier « Réussite des élèves et travail de groupe » où l’animatrice montre que toutes les situations d’apprentissage ne se valent pas, comment les différentes formes d’aides aux élèves en difficultés peuvent être contre-productives et comment le travail de groupe si souvent mis en avant peut reproduire les mêmes écueils que les formes plus traditionnelles de pédagogie. Quand l’enseignant explique, les élèves appliquent ; quand il montre, les élèves reproduisent. Dans les deux cas, ils réussissent mais réussir n’est pas comprendre… Toutes ces situations sont vécues par les participants à travers une démarche emblématique du GFEN, « Les allumettes », des situations-problèmes sous forme de jeu qui permettent de dégager les conditions d’un apprentissage réussi pour tous. « Il faut que chacun réussisse pour dire que la démarche est réussie. On croit gagner du temps en faisant l’économie des recherches et des confrontations aux autres. Mais c’est un faux problème. Habituer les élèves à réfléchir les rend autonomes, et on gagne du temps pour la suite… », dit Jeanne Dion qui termine en distribuant des textes d’auteurs pour approfondir la réflexion.
Rochex : Sortir de la logique d’individualisation
La journée se termine par une conférence de Jean-Yves Rochex, psychologue, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 8. L’individualisation va à l’encontre de l’individualité. « Je pourrais faire une heure de citations pour montrer le « champ sémantique récurrent » que l’école de la modernité doit s’adapter à la diversité des caractéristiques individuelles, talents, motivation, pour que chacun puisse « trouver » sa voie de réussite, découvrir son excellence propre…. Au delà de cette réthorique, on a l’idée que c’est la diversité qui est première, à laquelle doit répondre la diversification scolaire… ». Il est important de réfléchir comment cette thématique est devenue une catégorie de l’action publique, qui oriente la reconfiguration des politiques éducatives, en éducation prioritaire par exemple. Trois âges se succèdent : on passe d’une logique de compensation éducative (donner plus à ceux qui ont moins) pour les milieux supposés déficitaires sur un territoire donné, à une logique « d’égalité des chances », avec les compétences-clés, le socle commun. Le territoire devient un problème, on crée des méta catégories qui en englobent d’autres, les élèves « à risque ». La maximisation des chances de réussir pour les individus fait glisser du territoire vers l’individu et amène une multiplication des catégories ciblées par les politiques publiques : « enfants de réfugiés », enfant à besoins éducatifs spéciaux, dys…, élèves doués ou talentueux, garçons, « à risque d’abandon… ».
Du coup , il faut repenser le rapport entre le sujet et le social, entre le sujet et le commun, la norme. Le sujet est produit dans et par les normes. « Je propose donc de réfuter l’idée d’une nature, d’une spécificité, d’un psychisme initial, antérieur, voire antagoniste avec des normes et des pratiques sociales inscrites dans des rapports sociaux, y compris conflictuels. D’où la nécessité de rompre avec le sens commun qui pense qu’on passe de l’individu au social, mais à l’inverse, que l’individu, le sujet, est le produit du social… On peut aujourd’hui penser, avec Vigotski et Wallon, que ce ne sont pas les « rythmes » puérocentrés qui sont premiers, mais le cadre scolaire, la secondarisation selon Elisabeth Bautier, la mise en discipline… » Les individus sociaux sont inscrits dans plusieurs milieux porteurs de régimes normatifs pluriels. C’est le conflit de normes, de valeurs comprises dans les normes qui permet la subjectivation, l’émancipation qui n’est pas antérieure à l’effet des normes, mais qui résulte des effets contradictoires des normes… D’où la nécessité de réhabiliter le conflit, dont la pensée moderne veut faire l’économie au nom de la primauté des sujets…
Pour finir sur un aspect plus pédagogique, nous dit Rochex, pour sortir de cette logique d’individualisation, il faut passer de l’origine à la nature des difficultés des élèves, ne pas avoir le souci de chacun mais le souci du développement de chacun, le développement relevant de la pluralité des modes d’échanges entre un individu et un milieu.
La formation des enseignants
Au deuxième jour de l’université, une problématique unique sera traitée, celle des besoins en formation pour les enseignants. Trois des acteurs principaux de cette refondation de la formation sont là ce matin pour présenter le point de vue de leur institution : Virginie Gohin pour la DGESCO, Patrick Demougin pour la CDIUFM et Patrick Picard pour l’Ifé.
Virginie Gohin, qui remplace Jean-Paul Delahaye, retenu par d’autres occupations, présente le cadre national de la formation : la création des ESPE, le plan national de formation prenant en compte la formation de formateurs. Elle fait référence à l’université d’été qui vient de se tenir à Lyon à l’issue de laquelle un réseau de formateurs est en train de se constituer. La concertation avec les partenaires syndicaux est entamée, qui permettra de traiter des sujets qui n’ont pas trouvé place dans la loi. L’axe fort, selon la chef du bureau de la formation, est bien le référentiel de 14 compétences communes à tous les métiers qui permettra de professionnaliser les acteurs.
Dans un 2ème temps, Patrick Demougin, en tant que président de la Conférence des IUFM, pense que, si l’heure est favorable pour penser la formation entre tous les acteurs, elle est tout de même grave. Il dégage cinq éléments : les besoins en formation qui sont mal pensés depuis 20 ans, trop liés aux concours… le master qui est un bon outil pour lui pour professionnaliser mais il faut en tirer le meilleur parti et avec la place des concours, ce n’est pas simple… le référentiel de compétences qui met en avant dans les 3 dernières, le travail en équipe, l’organisation du métier mais qui reste dans les limites mêmes de la question des compétences, large débat critique… les contenus des maquettes de formation alternant disciplinaire, didactique, recherche, mise en situation, alternance. On parle de professionnalisation, mais comment construire la professionnalité ? Il faut arrêter la dichotomie entre théorie et pratique, qui a été un écueil des IUFM. Patrick Demougin nous renvoie aux travaux de Françoise Lantheaume, de Lyon 2 Lumière. Il va falloir changer la posture des universitaires, des inspecteurs, penser le positionnement des pairs, des tuteurs.
Il pense que les associations du CAPE, Collectif des associations partenaires de l’école, dont fait partie le GFEN, ont toute leur place à prendre.
Enfin, Patrick Picard, directeur du centre Alain Savary, prend la parole au nom de l’Ifé, sur la formation continue. « Construire des compétences pour la professionnalité… il faut aussi parler de métier. Comprendre ce qu’un élève fait quand il apprend (ou pas !), analyser une production d’élève, passer de l’origine à la nature des difficultés, comme le disait aussi Rochex. Comprendre le métier avec ses dimensions multiples, entre savoirs didactiques et gestes professionnels, articuler la préparation didactique et le pilotage de la classe. Comprendre aussi les relations avec les familles, travailler avec les autres, le directeur, les autres métiers… les appuis théoriques pour comprendre le monde, les controverses professionnelles sur les méthodes pédagogiques. Faire des liens entre les blocs, entre les contextes, pas seulement juxtaposer en espérant que ceux qu’on forme vont faire les liens entre les choses pour pouvoir agir… » L’Ifé travaille avec la DGESCO, des DSDEN, des rectorats pour construire des formations, accompagner les équipes, créer des dispositifs pour « gagner une marche » vers la démocratisation : le plus de maitres que de classes, la scolarisation des tout-petits, les cycles inter-degrés, l’école inclusive. Comme le dit Jean-Paul Delahaye, « Notre principale difficulté, c’est de faire réussir les enfants de pauvres ». La refondation est avant tout pédagogique.
Sur la question du métier, tout est affaire d’articulation. Il faut articuler 3 niveaux : comprendre le travail des élèves, des enseignants et des pilotes. Mais le travail mutuel en intermétiers est complexe à mettre en oeuvre. Il faut aussi articuler les différents niveaux du pilotage national, académique et local dans une déclinaison pensée.
Pour penser la formation, il est nécessaire de prendre en considération :
lire ensemble le réel du métier, comprendre la complexité des situations
faire connaître le prescrit, l’impersonnel, comme dit Clot
partager les références, les théories dans beaucoup de domaines (sociologie, didactiques, analyse du travail, psychologie, pédagogie), organiser, ranger, mettre en controverse. Il n’y a pas La recherche, mais des recherches, multiples, parfois contradictoires. Il faut un étage intermédiaire d’ingénieurs pour faire des ponts entre la recherche et la formation, mettre des mots sur les choses pour pouvoir les penser.
oser les outils : des nouveaux outils émergent, Néopass@ction par exemple, plateforme de ressources en ligne pour la formation.
accompagner les gens dans la durée.
Patrick Picard conclut : « Il faut développer des espaces pour poser les dilemmes, construire la professionnalité des formateurs, comprendre les problèmes de travail des différentes catégories. Plutôt que de parler de référentiel de compétences, je parlerais de référentiel de dilemmes ou de situations vives ».
Les ateliers qui vont suivre vont permettre d’aborder les préoccupations professionnelles des formateurs : former à la conception et à l’animation d’ateliers d’écriture, former des animateurs péri-scolaires, créer les conditions de dynamiques collectives d’enseignants, la formation intégrée en EPS… Contrairement aux ateliers de la veille, on est ici sur faire part d’une expérience, apporter un savoir-faire, penser ensemble les valeurs qu’on véhicule en formation.
La formation proposée par Patrick Picard dans l’atelier qu’il mène « Gestes professionnels : didactique, savoirs, éthique, valeurs » prend en compte les dimensions présentées le matin. Avec des extraits video courts et filés, montrés à chaque étape, d’un jeune collègue agrégé de mathématiques avec ses élèves de 3ème dans un collège de la région parisienne, avec ces « méthodes indirectes », on ramène « le réel de la classe ». « Travailler est plus difficile que parler du travail », dit-il. Les outils de l’ergonomie, les entretiens avec la personne filmée sur son vécu professionnel, utilisés en formation, permettent de faire un travail sur le travail. Néopass@ction est un outil puissant de ce point de vue. C’est plus un référentiel d’activités qu’un référentiel de « bonnes pratiques ». Des modèles théoriques nombreux sont convoqués pour partager une culture professionnelle commune (Félix, Cèbe, Ria, Goigoux, Bucheton, Lantheaume à nouveau…). « Il faut penser la professionnalité comme une activité dilemmatique, toujours dans des tensions et des micro-choix à effectuer en permanence. On ne donne pas de référentiel de bonnes pratiques, plutôt un référentiel d’activités en tension les unes avec les autres », dit-il encore. C’est l’entrée par le travail qui installe des valeurs et non les valeurs qui seraient préalables au travail, dit Yves Clot pour préciser que l’éthique n’est pas « sa porte d’entrée ».
L’après-midi se poursuit avec la conférence de Roland Gori, psychanalyste, président de l’Appel des appels, qui se demande si « le savoir est soluble dans la marchandise ». Avec un humour décapant, Roland Gori passe en revue les concepts d’éducation et émancipation, prolétarisation de nos existences, instrumentalisation de l’homme, religion de la marchandisation, servitude volontaire, évaluation. Il fait référence à Jacotot, qui croit en les capacités intellectuelles de tout être humain, ce qui permet à l’enseignant de faire apprendre, y compris ce qu’il ne connait pas. Jacques Rancière le raconte dans son ouvrage « Le maitre ignorant ». Pour lui, le savoir doit permettre un accès à la culture, comme sous Périclès en Grèce antique, on apprenait la philosophie, la médecine, les arts… et non pas dans une visée professionnalisante. « Alors il faut oser la culture, pour ne pas renoncer à « donner aux enfants l’occasion d’attraper la lune comme un ballon », conclut-il.
Il ne reste plus au troisième jour que les instances « officielles » du mouvement, procéder aux votes statutaires. Jacques Bernardin est réélu pour trois ans. Avant de quitter le « paquebot », il fixe un cap au GFEN : rendre populaire le « Tous capables », mutualiser les réflexions, retrouver le plaisir de la création professionnelle, s’inscrire dans un intellectuel collectif, inscrire son action dans un horizon plus large. Il cite René Char : « Il y a deux conduites dans la vie, ou on la rêve ou on la vit ».
Isabelle Lardon