L’usurpation d’identité est illégale, donc délicieuse : peut-elle devenir une démarche pédagogique ? Différentes expériences témoignent assurément de ses vertus éducatives : se glisser dans la peau d’un personnage, d’un écrivain, d’un peintre …, c’est incorporer, donc s’approprier, un point de vue sur le monde ou un projet de vie, c’est connaître de l’intérieur une psychologie ou une idéologie. Une telle démarche, que goûte et facilite la culture numérique, suppose de légitimer des postures que nos traditions ont dévalorisées : l’identification, la paraphrase, la créativité, la parodie, le jeu. Elle est susceptible de développer des compétences de lecture et d’écriture, d’enrichir les connaissances en littérature ou en histoire des arts, de participer à l’éducation aux médias. Et si la pédagogie de l’avatar était intéressante aussi parce qu’elle s’adresse à des adolescents, aide à construire et fortifier une identité en devenir, satisfait tout à la fois l’injonction et le désir de s’inventer ?
Sur le web : fakes et fanfictions !
Le phénomène des « fakes », autrement dit des « faux », est connu. On se souvient d’un dessin de Peter Steiner qui, il y a vingt ans déjà, représentait un canidé devant son ordinateur déclarant que « sur Internet, personne ne sait que tu es un chien » : l’anonymat offre à chacun le plaisir et le pouvoir de s’avancer masqué sur la toile, pour le pire et pour le meilleur. Le pire ? sous une identité d’emprunt, certains ne se privent pas de publier de fausses informations, d’insulter ou de calomnier. Le meilleur ? certains faux comptes Twitter ont pu être délicieusement parodiques, dans l’humour (les réflexions littéraires de Vanessa Demouy) ou l’ironie (la satire mordante du groupe pétrolier BP après la marée noire en Louisiane) : il s’agit alors de jouer avec les codes de la société du spectacle, de dénoncer les impostures médiatiques ou politiques, d’exhiber les manipulations d’un monde livré à la « comm’ ». Comme dans une pièce de Marivaux, le masque peut se mettre au service de la vérité et devenir un instrument de connaissance. En témoigne clairement le compte Facebook de Léon Vivien : cet instituteur imaginé par le musée de la grande guerre de Meaux raconte sur le réseau social son quotidien de soldat engagé dans la première guerre mondiale. La vie des poilus au front est ainsi dévoilée, de façon tout à la fois savante (les propos et anecdotes publiés ont été contrôlés par l’historien Jean-Pierre Verney) et interactive (les internautes peuvent commenter et dialoguer avec le personnage sur sa page). Michel Rouger, le directeur du musée, explique ainsi la démarche : « On utilise un média d’aujourd’hui pour parler d’événements qui se sont déroulés, il y a 100 ans. C’est un moyen de rendre l’histoire vivante », « On essaye aussi de trouver un nouveau public, plus jeune. Pour une fois, on autorise les élèves à aller sur Facebook à l’école ! » Espérons-le !
On connaît moins peut-être le phénomène des « fanfictions » : des récits écrits par des fans pour prolonger, « améliorer » ou transformer une œuvre qu’ils affectionnent. Romans, mangas, séries télévisées, films, jeux vidéo, célébrités se voient ainsi offrir une nouvelle vie : le lecteur vient par l’écriture combler les béances du scénario, imaginer une suite ou une préface, ajouter ou approfondir des romances, mettre en valeur des personnages secondaires, introduire de nouveaux personnages ou de nouveaux épisodes, prêter à certains des existences parallèles… Jouer avec les possibles narratifs, explorer en profondeur la psychologie des personnages, mettre en scène les relations qu’ils entretiennent : le professeur de français sera étonné de découvrir ces productions clandestines qui ont leurs sites, leurs forums, leurs communautés, qui, si elles ne sont pas toujours de grande qualité littéraire par leur hypotexte ou leur style, témoignent pour le moins d’un grand plaisir de la lecture-écriture chez les adolescents d’aujourd’hui et offrent des pistes pédagogiques intéressantes. La « fanfiction » est symbole d’une époque numérique qui selon le sociologue Patrice Flichy connaît « le sacre de l’amateur ». Pour Henry Jenkins, elle constitue même une vraie revanche: « une manière pour la culture de réparer les dégâts commis dans un système où les mythes contemporains sont la propriété des entreprises au lieu d’être celle des gens. ». Et les livres, la propriété des professeurs ?
La voie ainsi tracée permettrait peut-être de réconcilier culture populaire et culture scolaire : « Ce court texte, écrit par exemple une internaute sur le site « fanfic-fr.net », est une ébauche d’une scène d’amour passionnée entre Julien Sorel et Louise de Rénal, personnage du livre Le Rouge et le Noir. J’ai voulu écrire cette scène pour tous ceux qui ont terminé ce livre en regrettant que Stendhal n’ait pas décrit les ébats de ces deux amants. Si ça vous plait, je m’y mettrai plus sérieusement. » Des défis d’écriture sont lancés et ainsi formulés par les fans eux-mêmes : « Je souhaiterais que vous transcriviez dedans tout les sentiments de Lucy. Il faudra qu’elle tombe amoureuse mais je vous laisse le choix de qui, comment et pourquoi. J’aimerais si possible que vous évoquiez la mort de la mère de Lucy et le ressenti qu’elle a eu. ». Et les consignes sont parfois claires : « Pas de langage SMS. Au minimum 5 chapitres mais j’aimerais que ce soit plus long mais après c’est à vous de voir. (…) Je souhaiterais également que vous suivez les règles d’un journal intime comme le ferait Lucy avec le sien. », « Si vous dépassez les cinq fautes, rappelle-t-on encore, votre texte sera rejeté, ce qui serait fort dommage. »
En classe : de l’épistolaire à la nétiquette ?
La lettre reste un objet d’étude en cours de français, notamment en 4ème où elle est explicitement au programme : « Le professeur fait lire, sous forme d’un groupement de textes, des lettres, par exemple des auteurs suivants : Madame de Sévigné, Voltaire, Denis Diderot, George Sand. » Pourtant, s’agit-il encore d’une vraie pratique sociale ? Autrement dit, son étude désormais relève-t-elle de l’histoire littéraire plus que de l’apprentissage de codes de communication susceptibles d’enrichir et guider des pratiques réelles ? Dans cette perspective, on peut considérer que l’approche du genre épistolaire sera à bon escient complétée et revitalisée par une éducation aux bons usages en matière de communication numérique, autrement dit aux règles de la « nétiquette », définie comme un « ensemble des conventions de bienséance régissant le comportement des internautes dans le réseau, notamment lors des échanges dans les forums ou par courrier électronique ».
Pour être efficace, une telle éducation ne peut rester théorique ; pour être complète, elle doit aussi se faire sur l’espace où se déroule aujourd’hui l’essentiel des échanges : sur les réseaux sociaux. On peut ainsi savourer le travail mené par les lycéens brestois du projet i-voix autour d’un célèbre roman épistolaire de Laclos. « Parfois, sur les réseaux sociaux, les liaisons sont dangereuses » : ainsi s’ouvre le livre numérique qui rassemble quelques exemples de leurs productions, des comptes Facebook tenus par les principaux personnages de l’œuvre, des échanges par eux noués via Twitter, voire des poèmes où le vicomte de Valmont et le chevalier Danceny courtisent et versifient façon Spotted ! L’exercice de réécriture stimule le plaisir de lire un roman a priori difficile par sa longueur et sa langue. Le jeu de rôles enrichit la compréhension des personnages, déroule leurs relations d’amitié, de désir, de rivalité ou de séduction, dévoile les valeurs qui les animent (liberté, paraître, plaisir, volonté de puissance …). La mise en scène énonciative se veut aussi préventive : le livre numérique s’achève sur une « confession » et des « avis d’obsèques », il souligne combien sur le web aussi il faut se garder du « danger des liaisons », il enseigne même peut-être aux adultes censeurs, à ceux qui seraient tentés de se faire « Mme de Volanges du 21ème siècle », que la correspondance papier avait déjà ses mauvais usages et que bien vains sont les « filtres », hier comme aujourd’hui…
De nombreux projets pédagogiques aident ainsi des élèves à développer connaissances et compétences en se donnant une identité virtuelle : en témoigne l’expérience de Dominique Khaldi et Jérôme Sadler dont les élèves de troisième échangent à travers « un réseau social fondé sur l’amitié imaginaire d‘artistes du XXème siècle » ; le démontre le travail de Caroline Duret, qui conduit ses élèves de première à explorer un roman de Balzac sur Facebook pour mettre en scène la « comédie humaine », celle qui se joue dans l’œuvre littéraire comme sur la toile. La « pédagogie de l’avatar » ouvre d’ailleurs la possibilité d’une réflexion plus large sur le droit d’auteur, l’usurpation d’identité, les bons et les mauvais usages d’internet. Puissent alors les pédagogues utiliser de tels dispositifs de travestissement qui manifestement renforcent l’efficacité mais aussi le plaisir des apprentissages, qui invitent à se mettre dans la peau d’un personnage ou d’un artiste pour aussi l’avoir un peu dans la peau.
Jean-Michel Le Baut
Léon Vivien sur Facebook :
http://www.huffingtonpost.fr/2013/04/11/facebook-1914-premiere-guerre-mondiale-
Un site de « fanfictions » :
https://www.fanfic-fr.net/
Principes de la nétiquette :
http://www.ebsi.umontreal.ca/jetrouve/internet/netiquet.htm
Les Liaisons dangereuses à l’heure des réseaux sociaux :
http://www.i-voix.net/article-livre-numerique-du-danger[…]