La question n’est pas de pure rhétorique : qu’advient-il de la finalité émancipatrice de la philosophie dans le contexte de l’institution scolaire ? Peut-elle libérer l’esprit si elle est entravée par ses propres contradictions ? La réponse ne laisse guère de place à la discussion, tant le constat se révèle douloureux sur le terrain. Des deux refuges idéologiques qui s’imposent : qu’on ne peut éclairer la masse des ignares, ou qu’on peut panser pédagogiquement le naufrage, l’auteur ne se satisfait pas. Où est passée la distribution des forces de la pensée au plus grand nombre, que promet la massification démocratique de l’école ? Sébastien Charbonnier s’appuie sur l’histoire de la discipline, sur les habitudes et les arrangements figés en principes, pour nourrir une charge sans complaisance envers la philosophie scolaire. Non sans parfois céder à la tentation du brio dans la caricature, au risque de s’aliéner une partie de son lectorat – peut-être pour mieux réveiller la conscience collective d’une corporation paralysée par ses contradictions.
Frais émoulu de l’agrégation, jeune docteur en philosophie, Sébastien Charbonnier maîtrise les règles du réquisitoire : en quatre moments bien enlevés, il pose un diagnostic implacable de la situation de l’enseignement scolaire de la philosophie, émaillé de témoignages d’élèves recueillis in vivo. Le poids mythologique d’une tradition récente, la réalité du public scolaire face aux prétentions des enseignants, la démystification de l’esprit de sérieux et les rigidités fonctionnelles d’un enseignement asphyxié par ses dogmes, mettent à jour les raisons d’une paralysie progressive. Mais de cette flamboyante diatribe, nait une ombre d’insatisfaction : que faire, alors ? Comment changer réellement les pratiques en tenant compte de la réalité des cadres de l’institution et de la situation sociale ? On se souvient juste à temps que la réponse n’est pas l’urgence, et que la substitution d’un modèle à un autre ne protègerait pas des mêmes impasses. Pour l’auteur, c’est au contraire au corps des professeurs de philosophie de s’emparer de ce chantier et de modeler les programmes et les pratiques en juste adéquation avec ce que peut être réellement l’enseignement de la philosophie aujourd’hui.
L’enseignement de la philosophie est-il aussi conservateur et hautain que vous le dites ? L’image n’est-elle pas un peu exagérée ?
Mais les enseignants ne font rien pour la changer : un écart s’est construit progressivement entre l’image entretenue par la corporation et la réalité. Casser cette image peut peut-être aider à précipiter la révolution. On se heurte à un préjugé dont la force consiste à interdire toute expérience qui mettrait en cause ce préjugé. D’où vient la difficulté des professeurs, qui sont des professionnels de la discussion, à réfléchir posément ensemble à une transformation de leur discipline d’enseignement ? Le refus de changer ne repose sur aucune justification : le seul argument, dont la vertu serait plutôt incantatoire, est l’appel à la liberté pédagogique. C’est très égotiste, au fond, et cela recouvre surtout le désir de procéder à son choix. Un programme tournant, par exemple, serait beaucoup plus opérant : cela permettrait d’avoir un cours plus modeste mais beaucoup plus complet sur quelques notions, plutôt que l’actuel programme qui est impossible à terminer et qui peut donner lieu à des développements de pure rhétorique.
C’est quand même remarquable qu’on ne puisse émettre une hypothèse sans voir se dresser des censeurs qui répondent par des haut-le-cœur et crient à l’immoralité du projet. Si la finalité est de préparer à l’examen, quelle est la finalité de l’examen ? En l’état actuel, le programme et les épreuves permettent-ils de préparer le citoyen à développer un esprit critique ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi les maintenir tels quels ?
Les élèves semblent être assez réticents à s’impliquer dans la démarche philosophique. Changer les programmes suffirait-il à y remédier ?
C’est un peu le paradoxe de l’institution : elle demande aux élèves de s’impliquer dans une démarche personnelle de réflexion, mais au sein d’un cadre institutionnel marqué et évalué. Les élèves refusent d’entrer dans le piège qu’on leur tend. D’un autre côté, ils ne rencontrent la philosophie que la seule année du bac, après 15 ans de système scolaire et au seuil de l’examen final : peut-on attendre d’eux autre chose que cette logique consumériste et calculatrice de chercher d’abord à réussir l’épreuve ? Tant qu’on ne leur donne pas des armes pour voir l’intérêt d’une réflexion critique, on ne les prépare pas à vouloir cette liberté de penser. Ce serait d’ailleurs le piège d’un enseignement optionnel de la philosophie : ne la choisiraient que ceux qui ont déjà les armes culturelles pour en voir l’intérêt.
Commencer la philosophie avant la classe de Terminale, est-ce envisageable devant les difficultés de conceptualisation des élèves de Terminale ?
Il y aurait un défi pédagogique à relever : on irait dans un territoire inconnu, vierge de tout réflexe d’enseignement préalable. Certains concepts nécessitent moins de capacités d’abstraction que les autres et pourraient très bien être abordés plus tôt. Si on y réfléchit, les difficultés rencontrées devant la dissertation sont comparables à celles d’un numéro de haute voltige complet : avant d’y arriver, on peut déjà essayer de s’accrocher sur un trapèze… Il faut simplement accepter de partir avec des ambitions moindres.
L’absence de programme explicite permet à tout un chacun, selon ses affinités, d’aller vers certains types de problèmes. Or certains problèmes sont plus complexes. En Angleterre, où l’option philo existe sur 3 ans avec un énorme succès, on traite par exemple la question morale par la distinction entre éthique conséquentialiste et éthique déontologique. La liberté de choix culturel pour les profs est nulle, mais le programme est clair. Un programme ultra-déterminé en seconde et en première donnerait sens à un programme moins déterminé en Terminale, avec moins de notions, mais appuyé sur des distinctions préalables bien établies.
C’est un peu l’esprit du programme des repères ?
En un sens, mais la majeure partie de ce programme est signée : avec Aristote et Kant, on a les trois quarts de ces repères ! Mais l’avantage, c’est qu’ils sont assez coercitifs pour le professeur, parce qu’ils le sont pour la raison : les distinctions sont assez logiques, on peut vérifier si l’élève a compris ou pas. Pour la notion, ce n’est pas le cas. On peut vérifier qu’un élève a compris la distinction entre fait et droit, bien mieux qu’évaluer s’il a bien philosophé sur la notion de temps…
Mais comment rendre cela compatible avec ce que vous préconisez, de faire de l’exercice scolaire l’expression authentique d’une expérience de la sensibilité ?
Entre la généralité de questions qui, faute de contenus positifs, tournent dans le vide (et le problème, c’est qu’apporter des contenus de savoir sur ces questions est extrêmement chronophage, par exemple sur la notion de travail) et la standardisation des questions existentielles, comme l’amour, la mort, etc., qui nourrit l’image grand public de la philosophie, l’équilibre est difficile. Les questions existentielles sont attirantes, mais on risque d’abonder dans l’idéologie narcissique et individualiste des théories du développement personnel, au détriment de la dimension critique et politique. Par contre, l’intérêt de questionnements qui empruntent à d’autres méthodes, celles des sciences humaines en particulier, auraient l’intérêt de montrer aux élèves que les questions philosophiques ne sont pas désincarnées. La pensée n’est pas inhabitée ; elle ne peut exister que chez des êtres humains, qui ont des émotions, une temporalité, un désir, etc.
Justement, comment susciter un désir chez l’élève, en dépit de l’ennui latent qui fait partie de sa vie scolaire ?
Cet affect de l’ennui doit être relié au temps : l’ennui ne peut pas produire de liberté dans le cadre d’une institution qui court sans cesse après le temps. Pour ce qui est des élèves, on les ennuie dans un temps de gavage. Le ralentissement du temps permet parfois des sauts qualitatifs dans l’existence, mais pas dans l’institution scolaire. Le recours à la vivacité ludique y devient à l’inverse une forme de canalisation perverse du désir, conforme à l’air du temps et aux besoin de réactivité dans l’urgence. Ce n’est qu’arrivé à l’université qu’on peut enfin s’intéresser à un problème qu’on a choisi, faire une recherche approfondie sur une question précise. On pourrait imaginer de passer du temps, en Terminale, sur un dossier qu’on défendrait à l’oral – ce qui poserait des problèmes d’organisation matérielle mais qui aurait du sens en termes d’investissement personnel. Mais on se heurte aussi à la réalité d’ensemble du parcours scolaire : il se trouve que la liberté paralyse les élèves. C’est un problème d’encadrement institutionnel : les démarches qui responsabilisent les élèves suscitent souvent chez eux des réflexes négatifs de protection, parce qu’ils sont habitués à des modèles infantilisants.
Votre pratique de l’enseignement a-t-elle modifié votre perception de l’institution scolaire ou l’a-t-elle confirmée ?
Ce que j’ai constaté, c’est que la dimension la plus concrète, le paramètre primordial du travail en classe, c’est le nombre d’élèves. Toutes les solutions qu’on peut concevoir en termes d’alternative pédagogique se heurtent à cette limite réelle du nombre. Pour qu’une eccéité collective se fasse, qu’une pensée se produise, il faut limiter le groupe. On ne peut pas penser ensemble à 35. On retrouve aussitôt une structure pyramidale, où le prof devient le passage obligé.
J’ai reçu des critiques très violentes de collègues parce que j’ai écrit ce livre avant de commencer à enseigner. Mais cette situation me donnait un statut intermédiaire – un statut de migrant, à la manière d’E. Goffman – ou de Persan chez Montesquieu, qui me permettait de voir les choses en étranger. L’enquête de terrain a eu un rôle heuristique et régulateur : heuristique parce qu’en observant les cours et en écoutant la parole des élèves, j’ai découvert des pistes auxquelles je n’aurais pas pensé. Régulatrice au sens où je n’avais pas besoin de beaucoup d’expériences pour rendre fausses certaines de mes hypothèses. Ce n’était pas une démarche sociologique, plutôt une épreuve de la réalité. Les enseignants que j’ai rencontrés avaient un idéal pédagogique démocratique et de bons contacts avec les élèves, ce qui m’a permis d’achopper aussitôt sur des obstacles institutionnels. C’est pour cela que je ne crois pas avoir été caricatural, dans ma représentation des professeurs de philosophie : l’idée est plutôt d’inciter à un renversement des blocages institutionnels compassés, dont tout le monde souffre et dont chacun essaie de s’émanciper à sa manière, tout en continuant collectivement à les défendre d’une manière inexplicable.
Que peut la philosophie ? Être le plus nombreux possible à penser le plus possible.
Sébastien Charbonnier. Collection L’ordre Philosophique – Éditions Seuil. 296 pages, 22€.
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