Pour le dernier jour de la Fête de la philo, organisée du 25 mai au 17 juin, pour la première année, par Emmanuelle Collas, présidente de Galaade Editions, la Sorbonne réunissait autour d’une table ronde, ce lundi 17 juin 2013, les philosophes Alain Renaut, professeur de philosophie politique et d’éthique, Pierre-Henri Tavaillot, maître de conférences en philosophie, président du Collège de philosophie, Robert Legros, de l’Université libre de Bruxelles et Anne-Claire Husser de l’ENS-LSH de Lyon, autour du Minsitre Vincent Peillon. Thème de cette rencontre : l’enseignement de la « morale civique », ainsi rebaptisée par les soins des organisateurs, selon une variation de termes qui ne manque pas de sens. Morale laïque, civique, publique, commune ou partagée, on voit se jouer au fil des termes les écarts entre des conceptions fortement marquées. Pour Vincent Peillon, le débat d’idées ne doit pourtant pas faire oublier trois points fondamentaux : il existe déjà un enseignement de la morale à l’école, il existe des valeurs socialement partagées, et la neutralité morale n’est pas la tolérance : elle n’exclut pas la défense de valeurs communes, assumées comme fondamentales.
Une fragilisation des repères normatifs communs
Pour Alain Renaut, la question de la dénomination de la morale à enseigner mérite réflexion. L’époque a vu se fragiliser les repères normatifs communs, l’atomisation du social rend les normes partagées exagérément contraignantes pour la sensibilité du public. Dans le même temps, la remontée d’éthiques religieuses et de leurs puissantes balises normatives, sous l’influence du croisement des cultures, s’impose dans l’espace commun : les normes du vivre ensemble sont bien moins évidentes qu’elles n’ont pu l’être par le passé. A cela, doivent répondre trois principes : l’exigence de laïcité, qui s’adresse à l’État sans condamner les formes sociales de religion, qui ont plein droit de cité dans le respect des lois. Partant, il importe d’éviter une vision confuse de la laïcité qui attendrait des individus la même neutralité religieuse qu’on exige des institutions. Enfin, il convient d’exclure toute idée d’une morale commune « substantielle », dont le contenu déterminé s’imposerait dogmatiquement comme la norme de la perfection morale. Dans ces conditions, quelle forme donner à l’enseignement scolaire de la morale ? Elle doit se constituer au point de croisement des systèmes de valeur, sans exclure la dimension du conflit. Elle doit permettre d’acquérir une méthode, un ensemble des procédures, qui permettent de comprendre comment les sociétés, au-delà des conflits, restent des lieux de coexistence pacifique. Pour cela, pas de contenus figés mais des études de cas, puisés dans la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, pour apprendre à surmonter les disparités qui semblent inconciliables.
Une poubelle peut-elle être civique ?
Pierre-Henri Tavaillot préfère aborder la question sous l’angle de l’humour : impossible nom d’une morale civique, remarque-t-il, dans un pays où le terme « civique » prend une connotation si lourde et trouve une extension si large, qu’on en vient à qualifier des poubelles comme « civiques ». Et quelle charge démesurée confiée à l’école, qui doit à elle seule changer les mentalités, selon le rêve d’une tradition politique liée à la Révolution française. Entre l’idéal d’un Robespierre et d’un Saint Just, de régénérer le peuple, de le transformer en l’éduquant, et celui de Condorcet qui entend lui donner les moyens de sa citoyenneté en l’instruisant, l’inspiration oscille – au profit du second, en général, mais sans perdre toute humeur du premier. Il en résulte, en termes de programme scolaire, deux tentations adverses : celle de la morale « substantielle » et celle du droit constitutionnel abstrait. Contre cette aporie, P.H. Tavaillot en appelle à l’équivalent morale des « lieux de mémoire » de l’historien Pierre Nora, forme de rapport charnel et substantiel à une identité culturelle commune, mais pourtant susceptible d’être étudié comme un objet de savoir. Quant à la forme, P.H. Tavaillot recommande le retour à la disputatio scolastique, qui consiste à défendre un point de vue désigné au hasard. A une époque où l’on aime tant les convictions, quelle meilleur exercice moral que de défendre le point de vue adverse, pour sortir de sa position particulière et embrasser sans mépris les raisons de l’adversaire ?
Le cours le plus chahuté du cursus scolaire
Le contrepoint de Robert Legros, ancien professeur de morale laïque en Belgique, ramène la discussion vers l’inconfort de la réalité scolaire : le professeur de morale laïque ne se voit reconnaître aucune compétence et son autorité en pâtit lourdement, témoigne-t-il. C’est le cours le plus chahuté, le moins écouté du cursus scolaire. A moins d’appuyer la légitimité de son propos sur une compétence reconnue (par exemple, de professeur de philosophie) et des textes canoniques, l’enseignement n’a que peu de chances de parvenir à ses fins. Les élèves ne s’y intéressent guère et ne voient pas l’intérêt de confronter des points de vue : l’un a raison et l’autre a tort, ou bien chacun garde le droit sacré de son opinion personnelle.
Chercher des pistes dans l’histoire et dans ce qui se fait.
Historienne de la philosophe, Anne-Claire Husser se prépare à enseigner la philosophie aux étudiants des nouveaux ESPE. Son travail doctoral sur la morale laïque chez F. Buisson et L. Ferry l’a naturellement rapprochée des actuelles préoccupations ministérielles. Sur le modèle de ces illustres prédécesseurs, elle souligne l’importance d’assumer que l’école laïque transforme les enfants, exerce sur eux une incidence, pas forcément par le biais d’une prescription dogmatique. Au deux questions pratiques : comment faire et comment évaluer ?, elle préconise des réponses inspirées de l’existant. Le modèle des TPE ou les jeux de rôle, pour apprendre, et l’observation des comportements spontanés et de leur évolution, comme ont toujours fait les enseignants du primaire, lui semble offrir des pistes de travail.
Comment décider de la nature des valeurs à transmettre ?
Peut-on décider de valeurs sur lesquelles on ne transige pas ? Faut-il s’accorder sur un consensus minimal ou laisser la conflictualité nourrir la discussion ? Comment construire l’éthique de la pensée qui permette une éthique consistante, et non substantielle ? Entre les écueils du dogmatisme et du relativisme, s’ouvre l’espace de la critique, rappelle P.H. Tavaillot : comment incarner la critique dans un programme, dans un manuel ? Est-ce même concevable ? Plutôt que de chercher les « bonnes » valeurs à transmettre, il faut essayer de faire apparaître les positions en présence, les construire et les affronter pour résoudre des cas, sans prétendre établir des principes, souligne Alain Renaut. Ce qui n’exclut pas les désaccords mais aide à apprendre la diversité des normes. Le XIX ème explorait la relativité de ses désaccords ; le XX ème siècle a « relativisé la valeur des valeurs ». Nos accords sont relatifs et fragiles, conclut Alain Renaut.
Invité à clore l’échange, Vincent Peillon s’est montré soucieux de rester sur la ligne d’une réalisation concrète de son projet, sans trop céder aux débats théoriques : oui, il y a des valeurs sur lesquelles on ne transige pas ; oui, il y a une morale qui s’enseigne à l’école – et c’est un paradoxe qu’on lui en fasse si sévèrement grief alors que pas une instance, dans la société, ne se prive d’imposer publiquement ses jugements de morale – et l’école véhicule en elle-même quelque chose d’une exigence morale. Il faut assumer nos valeurs, affirme encore le Ministre : la neutralité n’est pas la tolérance, elle est une affirmation de droit. Enfin, en termes de réalisation pédagogique, Vincent Peillon souligne, pragmatique, que l’enseignement scolaire de la morale ne soit pas devenir la « chasse gardé des philosophes » et doit faire l’objet d’un vrai travail de mise en œuvre, en particulier sur les modalités d’une progression de cet enseignement des petites classes au lycée.
Une belle manière sans doute d’illustrer les liens forts entre morale et politique, que le Ministre rappelait en commentant le sujet donné au bac le matin même : l’action morale ne peut se désintéresser de la politique, pas plus que la politique n’est étrangère à l’exigence morale.
Jeanne-Claire Fumet