Les sites Spotted, apparus dans les universités, ont déferlé en quelques mois sur les lycées et collèges : ces pages créées sur Facebook permettent aux jeunes internautes de déclarer leur flamme à l’objet de leur désir ; les messages, publiés de façon anonyme et souvent versifiés, donnent lieu à des commentaires, non anonymes et souvent spontanés. Le phénomène a pris une grande ampleur et connait quelques dérapages, sombrant volontiers dans l’obscénité ou le harcèlement. Cette terre sauvage peut-elle devenir un lieu de culture ? A la répression ne faut-il pas préférer ici aussi l’éducation ? Caroline Duret, professeure de français au lycée Vaugelas à Chambéry, en a fait le pari : sur une page Spotted qu’elle a créée, ses élèves composent et commentent des poèmes d’amour sensément écrits par divers personnages littéraires. Alchimiste du web, Caroline Duret aurait-elle trouvé la pierre philosophale, en l’occurrence pédagogique, celle qui permet de transmuer le plomb en or ?
« Ce fut comme une apparition » 2.0
Le point de départ de l’expérience est le suivant : « Quelle aurait été la déclaration de Ruy Blas à la Reine, ou celle de Frédéric Moreau à Mme Arnoux ? Et si Phèdre avait pu avouer anonymement sa flamme à Hippolyte, ou encore Aurélien confier ses premiers sentiments quand il vit Bérénice ? Imaginez Baudelaire s’adressant à une passante et Gérard de Nerval confier ses sentiments après la vision d’une jeune fille dans une allée du Luxembourg … ». Autrement dit, grâce à cette page Spotted, il s’agit de faire revivre, de façon collaborative, créative, poétique, « quelques amours célèbres de la littérature ».
Le résultat est étonnant et, forcément, séduisant. Ruy Blas déclare ainsi son amour à la Reine par une villanelle : « Madame, je ferais tout, / Dussé-je sauver le monde, / Consumé d’amour pour vous. / Dame, je suis à genoux, / Ah, baisant vos mèches blondes, / Vous êtes Ange, je suis fou !… » La mise en scène énonciative favorise l’identification aux personnages, crée une proximité affective, clarifie les relations, les sentiments, les caractères des uns et des autres. Le jeu d’écriture témoigne d’un remarquable et subtil travail sur la langue (prolongé par les commentaires de l’enseignante qui invite parfois à des rectifications) et contribue à la maîtrise des règles de versification : « Ce poème, écrit ainsi Mathilde, est une réécriture de « La courbe de tes yeux » de Paul Eluard. C’est un lipogramme dans l’esprit de « La disparition » de Perec. Nous avons fait disparaitre tous les « a » du poème en remplaçant les mots contenant cette lettre par d’autres. Nous avons essayé de garder le sens général du poème et la métrique des vers ».
Les commentaires laissés par les élèves-auteurs sur leurs propres créations témoignent d’un transfert de connaissances (les topoï de la rencontre et de la déclaration amoureuses, les blasons et contre-blasons, le surréalisme…), d’une appropriation des notions (hypotexte, hypertexte, pastiche …) par une démarche active, en l’occurrence de réécriture. : « Le sonnet, explique par exemple Jenny, nous a paru la forme la plus appropriée à cette déclaration, cependant tout en gardant un aspect classique on peut néanmoins remarquer, vers 4 par exemple, qu’à la manière d’Hugo nous « disloquons » l’alexandrin. Toujours dans la perspective de pasticher Hugo il nous a paru inévitable de jouer sur les oppositions haut/bas (astre/larve par exemple) et lumière/obscurité (jour/nuit). Pour finir, le mot «oui » (écrit en majuscule) est écrit de cette manière aussi bien pour l’œil que pour l’oreille, tombant juste avant le « Je t’aime » il se voit comme l’annonciateur du cri d’amour qui vient sceller la déclaration de Ruy Blas. »
La démarche suivie est, on le voit, à deux temps : « invention » (la réécriture poétique) et « commentaire » (l’explicitation par l’élève de ses choix). Elle apparaît en elle-même comme une piste judicieuse pour les activités d’écriture à proposer en classe : elle permet de passer du « sensible » au « sensé », de développer tout à la fois l’émotion et l’intelligence de la littérature ; elle aide l’élève à prendre la mesure des exigences et l’enseignant, éventuellement, à évaluer les productions. L’expérience menée par Caroline Duret s’avère ainsi surprenante parce que paradoxale : espace en marge de l’école, Spotted peut concourir à repenser la didactique du français ; lieu pour rimailleurs, Spotted peut contribuer à revitaliser le plaisir de la poésie.
Trois questions à Caroline Duret
Dans quel cadre ce travail d’écriture via Spotted a-t-il pris place ?
« écRIRA bien qui écRIRA le dernier ! » est une séquence de fin d’année, très courte, qui prend la forme d’un atelier d’écriture. Il s’agit, dans le cadre de l’objet d’étude « Les réécritures, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours », spécifique à la 1ère L, de se demander quelles variantes poétiques relevant de la réécriture on peut proposer à partir de deux topoï littéraires, l’innamoramento et la déclaration d’amour. Les textes de départ ont été choisis parmi tous ceux qui ont été étudiés en lectures analytiques, complémentaires ou cursives au cours de l’année.
Quelles modalités de travail avez-vous suivies?
Les élèves sont répartis en groupes de 2 ou 3 et doivent, en fonction de consignes assez précises, proposer différents types de réécritures de textes célèbres de la littérature. Ils ont déjà été sensibilisés à la problématique de la réécriture, et cet atelier leur est présenté comme l’occasion de mettre en pratique des notions « théoriques ». Entre autres, il s’agit de pasticher Baudelaire, Hugo et Flaubert, de parodier Racine, d’opérer des transpositions d’un genre à l’autre, d’un registre à l’autre, ou encore de pratiquer des exercices d’inspiration oulipienne tels que le collage ou encore le lipogramme. Pour respecter la loi du genre sur les pages Spotted, tous les textes doivent être poétiques.
Dans un second temps, les élèves sont invités à commenter leurs choix de réécriture, en vue de réinvestir leurs connaissances, tant des textes initiaux (hypotextes) que dans les objets d’étude concernés.
Quel bilan tirez-vous de l’expérience ?
En fin d’année, cette séquence est l’occasion de faire des révisions de façon constructive et ludique. Par ailleurs, elle offre l’avantage de rendre plus concrètes des notions souvent complexes liées à l’objet d’étude portant sur les réécritures. Enfin, elle entre dans le cadre de l’éducation aux médias car elle permet de mieux cerner la question des droits d’auteur en abordant la question de l’imitation et du plagiat, mais aussi d’encadrer un peu les pratiques liées à Internet et à ce nouveau « courrier du cœur ». En effet, les élèves ont signé une charte de bon usage de Facebook en classe…
Jean-Michel Le Baut
La page Spotted des L de Vaugelas