« Nous sommes dans cette phase de basculement ». Le 10 juin, le ministre de l’éducation nationale devrait présenter la nouvelle « stratégie numérique » qu’il veut impulser. En préparation de cette journée, le Café pédagogique demande à des experts et à des acteurs d’analyser la situation présente du numérique pédagogique et de faire des propositions. Bruno Devauchelle revient pour nous sur 30 années de « plan informatique » pour dresser un tableau plutôt optimiste des perspectives du numérique éducatif.
L’Etat a annoncé x plans numériques. Voilà maintenant une « stratégie ». Quel regard jetez-vous sur les plans précédents ?
Ce qui est constant dans tous les plans antérieurs c’est l’écart entre les intentions et la réalité. Dès le début des années 1980, divers rapports et colloques avaient mis l’accent sur le phénomène social que constituait le numérique. Alors que de manière presqu’insidieuse l’informatique s’incrustait dans toutes les dimensions de notre société, s’imposant finalement comme « fait social total », les plans numériques pour le monde scolaire ont été bien davantage des moyens de rassurer face à des inquiétudes légitimes que de développer de véritables projets. Rappelons, par exemple, la création d’une spécialité H au lycée au début des années 1980 pour former à l’informatique et tombée en désuétude très rapidement. Aujourd’hui l’industrie informatique déclare manquer de bras et de cerveaux et demande le retour d’un enseignement de l’informatique. Entre 1985 et 2000, pourtant, une option informatique au lycée a existé. Rappelons aussi que le plan Informatique Pour Tous a été fondateur mais que son ancrage dans un projet politique, économique et éducatif mal précisé a conduit à son dénigrement, son abandon, ce qui fut catastrophique pour la suite.
La récurrence des lignes de force des plans qui se sont succédés pose question. Le trépied équipements, formations, ressources n’a jamais apporté les réponses à une question plus globale : que faire de l’informatique et du numérique dans l’école ? Ces lignes de force ont négligé un aspect essentiel : la dimension socioculturelle qu’impulse le numérique. Or à cette dimension essentielle, il aurait fallu mener un travail, courageux, sur l’organisation même de l’enseignement scolaire. L’invention du B2i (rendons ici hommage à Jean Michel Bérard, IGEN, un des pères du projet) était un signe encourageant, mais il a été mis en place sans lien avec les lignes de force récurrentes. Bien au contraire, en collège comme au primaire il a été vite combattu par d’autres dispositifs (IDD) et programmes nouveaux (2002) qui l’ont rapidement marginalisé, encouragé en cela par le corps des inspecteurs qui n’y croyait pas vraiment comme cela a été écrit dans un des rapports de l’IGEN deux ans après la création du B2i. Même la loi de 2005, qui a tenté d’imposer le numérique dans le socle n’a pas porté ses fruits. Plus encore que la dimension socioculturelle du numérique, c’est la lente, progressive et inexorable montée en puissance de la remise en cause du modèle scolaire français qui est sous jacente. Les enquêtes internationales, discutées à n’en plus finir, bien au delà des résultats, devraient inviter à réfléchir à une organisation scolaire dans laquelle le numérique est une composante sociotechnique et culturelle essentielle.
Si l’on écoute les « rêves » des ministres qui se sont succédés à ce propos (chaque nouveau ministre y attachant, depuis 1980, une réelle importance) on ne peut qu’être frappé par les obstacles à ces volontés exprimées. A moins que ces propos n’aient été que médiatiques, auquel cas, ils ont révélé une inconséquence totale des politiques dans le domaine. Or la réalité les rattrape tous : d’une part le monde scolaire est resté très en deçà des ambitions annoncées et de projets sur médiatisés, d’autre part, les professionnels du secteur ont rapidement compris qu’il fallait contourner les institutions en s’attaquant aux particuliers d’une part et à l’imaginaire scolaire d’autre part. Dans le premier cas, la généralisation des équipements est devenu un fait qui dépasse largement ce qui est en place dans les établissements qui du coup deviennent souvent « ringards » aux yeux des élèves. Dans le second cas, les industriels du secteur, quand ils ne les ont pas ignorés, ont adapté leurs produits aux modèles traditionnels d’enseignement comme le montre l’engouement pour les TBI, TNI et autres tableaux… encouragés par des politiques locales, strictes reproductions dans ce cas, des politiques nationales antérieures. La montée en puissance des collectivités territoriales a progressivement fait entrer dans l’arène un nouvel acteur non dénué d’intérêt et de projet, mais souvent démuni face à une politique nationale velléitaire plutôt que véritablement fondatrice.
Quel état des usages du numérique éducatif faites vous ?
Nous sommes dans une phase de dépassement de paradoxe. Les équipements se multiplient de plus en plus près de l’acte central de l’enseignement : le cours. Le plus souvent au service de l’enseignant ces moyens ont encore du mal à être utilisés par les élèves eux-mêmes, même quand ils en ont techniquement les moyens (dans les départements qui ont équipé les élèves et les enseignants). Le paradoxe c’est l’écart entre le discours et les actes. Le dépassement, c’est le fait que les enseignants ont dépassé un seuil de « maturité » personnelle, une sorte d’appropriation professionnelle de premier niveau. Les enseignants utilisent de plus en plus, pour eux-mêmes ces technologies, ils les ont apprivoisées. D’où la multiplication de projets dits innovants qui mettent en évidence la phase 2 de l’appropriation celle qui va amener à réellement impliquer les élèves dans les usages.
Mais des obstacles sont encore à surmonter. Le premier est celui des programmes et des examens qui ne laissent que très peu de place au numérique en réalité et surtout qui sont des cadres contraignants très lourds. Le deuxième obstacle est celui de la normalisation républicaine (la fameuse égalité des chances) appuyée par des corps d’inspection qui en reçoivent mission, qui ajoute au premier sa justification. Le troisième c’est la relation aux documents, aux contenus. Les éditeurs scolaires sont parfaitement conscients de la crise qui est devant eux, ils essaient de la retarder tant qu’ils n’ont pas trouvé d’alternative économique. Internet et l’accès direct aux ressources dans et hors l’école bouscule progressivement le bel ordonnancement d’une industrie créée au XIXè siècle au moment de l’industrialisation du livre. Le maintien de la centration sur l’écrit textuel linéaire n’invite pas les enseignants à aller rapidement vers de nouvelles formes qui pourtant sont déjà perceptibles. Le quatrième obstacle est culturel et imaginaire. Chacun des membres des communautés éducatives redoute l’arrivée d’un nouveau modèle scolaire. Installé dans une routine (cf. le débat sur les devoirs à la maison, ou celui sur les notes…) bien intériorisée et peu remise en cause, sauf aux marges, chacun des acteurs justifie son attitude par les autres : les enseignants s’interrogeant sur les attentes des parents. Les élèves s’interrogeant sur le lien entre l’école et leur avenir etc.
Le passage qui s’opère en ce moment est important et va prendre encore un peu de temps. Les usages personnels vont continuer de bousculer les usages scolaires. La progressive montée en puissance de la question de l’usage des smartphones en classe en est une illustration. Elle pourrait s’accompagner, si la mise en oeuvre y correspond, de la banalisation des ENT comme vecteur ordinaire de l’organisation scolaire. Encore faut-il qu’une articulation entre ces dispositifs soit trouvée aussi bien sur un plan ergonomique que fonctionnel. Ce que le numérique impose c’est de la souplesse, de la flexibilité (mot honni et pourtant essentiel). Les maîtres mots sont la capacité d’adaptation au contexte, la personnalisation au coeur du bien commun. La plupart des expériences dites innovantes vont dans ce sens, sans toujours le faire de manière explicite.
Plusieurs indicateurs montrent que nous sommes dans cette phase de basculement : l’évolution (fort débattue) des CDI et des enseignants documentalistes; le développement des outils numériques de vie scolaire; la multiplication des espaces, institutionnels ou non, d’échanges entre enseignants, avec les élèves, avec les familles; la significative insertion des conséquences du numérique dans les contenus enseignés et donc dans la manière de les enseigner; l’implication de plus en plus forte de nouveaux acteurs dans des projets TIC en éducation comme les collectivités territoriales, les entreprises, voire même les familles. Pour celles-ci une question émerge progressivement autour de la place à donner au numérique. En regardant le quotidien numérique de la maison, les familles demandent de plus en plus au système scolaire la prise en compte de ce fait, mais dans de nouvelles modalités : les cahiers de textes numériques, évaluations en ligne et autres espaces de visibilité scolaire au delà des murs commencent à faire effet.
Les récents rapports de l’Inspection générale sur les Landes ou la Corrèze soulignent le manque de coordination entre Etat et collectivités locales. A t on là un frein important ?
En « off » nombre d’acteurs des collectivités territoriales le dénoncent. En « on », l’entente cordiale des signatures officielles et des évènements médiatisés ne concerne que les décideurs, les politiques, et encore à court terme. Le principal obstacle est lié à une ambigüité de notre système scolaire autour de « l’égalité des chances » appuyée sur « l’égalité des moyens ». On sait qu’en matière de numérique les inégalités territoriales sont encore très importantes. On sait aussi que l’autre inégalité est culturelle et concerne les usages du numérique. Or pour que les collectivités puissent agir, il faut qu’elles puissent différencier leurs pratiques sans se retrouver en contradiction avec les directives nationales portées par les acteurs de l’éducation nationale. Pour ce faire elles doivent prendre la parole sur un domaine sur lequel la loi de décentralisation ne leur a pas donné autorité : l’enseignement lui-même.
L’atomisation de l’éducation en une multiplicité de pratiques locales autour du numérique est un réel danger, tant les compétences nécessaires dans le domaine doivent être travaillées et pas laissées au seul vent du « courage politique du moment ». Dans le même temps une vision strictement jacobine, centralisatrice et républicaine est un carcan peu soucieux des réalités locales et qui, grâce aux statistiques, impose au niveau « micro » une vision « macro ». L’observation des pratiques montre que, pour l’instant, l’essentiel des coordinations possibles repose sur des personnes. Cela veut dire que si chacun, localement, accepte de s’affranchir du poids de son cadre, et collabore sans ambigüité, alors des avancées sont possibles. Mais cela est trop aléatoire, compte tenu du rythme des élections et du pilotage des carrières des personnels de l’éducation nationale…
Pour qu’il y ait possibilité de coordination, il faudra qu’au delà des rôles et règlements, il y ait aussi une vision commune de l’éducation (et pas seulement de l’école). C’est ce point de passage qui semble obligé désormais. Cette vision commune n’est pas une vision unique, mais bien une analyse partagée et adaptée aux différents contextes. Cette vision de l’éducation qui est presqu’aussi une anthropologie est désormais un ciment pour l’action concrète. Pour l’instant ce que l’on observe ce sont des tentatives de rapprochement, de dialogue. Mais ce qui semble pêcher le plus c’est le rapport aux « moyens ». Car si l’on tente de résumer certains propos entendus ici et là, on a l’impression que l’on demande à ceux qui payent de payer davantage, mais sans qu’ils puissent demander en retour de compte rendu de ce qui est fait, sur un plan qualitatif et pas seulement quantitatif, quand ce n’est pas purement comptable. Et dans le même temps chacun rêve d’une égalité des chances qui passerait exclusivement par une égalité de moyens, or c’est cette vision qu’il va falloir accepter de faire changer.
Un frein bien repéré c’est l’entretien du matériel. Quelle solution trouver ?
La découverte récente (du moins dans les propos publics que l’on a pu entendre au cours de cette année 2012-2013), de la question de l’entretien du matériel est très attristante. Depuis trente ans cette question se pose. Il suffit de s’enquérir de la manière dont les lycées techniques et professionnels s’en sont emparés pour avoir quelques éléments de réponses. Certes les contraintes d’un usage en formation professionnelle peuvent avoir des spécificités, mais quelques acquis peuvent toutefois être mis à profit. Dès 1986 des examens d’enseignement professionnel se passaient sur ordinateur et la contrainte de fonctionnement nécessitait une logistique, certes couteuse, mais garantissant le fonctionnement. On a longtemps nié ce fait de dysfonctionnement et on s’aperçoit dans les enquêtes que c’est une des premières causes, déclarées, de non usage des TIC en classe.
Aujourd’hui on parle de maintenance, mais de quoi parle-t-on précisément ? De la gestion des machines, des logiciels, des incidents, des installations, etc. On ne peut parler simplement de l’entretien du matériel sans parler, plutôt, de l’accompagnement des pratiques et des obstacles et difficultés qu’elles rencontrent. Malheureusement cette approche est difficile parce qu’elle se heurte à d’autres considérations plus souterraines des acteurs en jeu. Dire, publiquement, au responsable informatique que cela ne fonctionne pas bien est parfois une source d’échanges difficiles et même d’une mise à l’écart. Chacun de nous n’aime pas se voir reprocher par les autres un dysfonctionnement : le (la) responsable informatique est forcément plus exposé à cela du fait même que ce dont il a la responsabilité est « visible de tous ». L’enseignant, souvent seul dans sa classe est certes exposé aux élèves, mais assez peu à ses collègues. De plus l’informatique étant souvent déstabilisante pour la situation pédagogique, il est aisé d’y voir une source de dysfonctionnement supplémentaire (quand ce n’en est pas considéré comme la cause).
La question s’articule autour de la maintenance, du suivi et de l’accompagnement. La maintenance, d’abord préventive, doit assurer, indépendamment du fonctionnement quotidien les fondamentaux techniques : robustesse, fiabilité etc. Autrement dit, dès les choix d’équipements, cela commence. La maintenance curative doit se faire à plusieurs niveaux. Si une externalisation est possible, elle ne peut l’être qu’après un diagnostic interne. C’est cette fonction diagnostique qui est essentielle. Elle est à la base de la maintenance quotidienne, qui va du dépannage sur site (en classe) au diagnostic pour maintenance lourde. Mais il y a aussi le suivi qui doit être celui du parc et celui des usagers. Ce suivi est une connaissance précise du parc (étonnamment nombre d’établissement n’ont pas de support cartographié des équipements disponibles) et de l’infrastructure, appuyé sur une connaissance assez détaillée des différents types d’usage selon les secteurs d’activité de l’établissement. L’usage en vie scolaire ne peut être confondu avec l’administration le CDI ou l’internat. L’accompagnement enfin, c’est la capacité essentielle que doivent avoir les personnes en charge du bon fonctionnement de se sentir toujours dans une position formatrice vis à vis des personnes auprès desquelles elles interviennent. Cet accompagnement de proximité ne peut se résumer à « dépanner », il doit surtout expliquer et rendre autonome. On a observé que nombre de difficultés techniques rencontrées sont davantage liées à la méconnaissance des usagers qu’à de réels problèmes de maintenance. Il convient donc de former les personnels en charge de la maintenance à cette manière de faire et ne pas les cantonner au dépannage technique.
Articuler gestion préventive, gestion curative et accompagnement semblent devoir faire partie d’un plan d’ensemble pour améliorer le ressenti, souvent amplifié, de dysfonctionnement du numérique
Faut il une réorganisation académique ? Une meilleure formation des chefs d’établissement et des corps d’inspection ?
Former est toujours un plus, mais ce n’est jamais une solution unique. Plusieurs axes peuvent être développés : au niveau académique, en lien avec les collectivités, développer une intelligence collective autour du numérique et surtout de l’accompagnement des établissements. Autrement dit il convient de mettre en place des coordinations, des échanges, des partages sur l’ensemble des questions posées par le numérique en éducation. On évitera bien sûr de découper en secteurs étanches les dimensions techniques et pédagogiques.
Les chefs d’établissements doivent évidemment être formés. Mais il faut aussi, comme les corps d’inspection, qu’ils mettent « les mains dans le cambouis ». Beaucoup de cadres pensent qu’une vision distancée et intellectuelle suffit. En matière de numérique c’est impossible : il faut y passer du temps. Décider d’un achat, d’une option en essayant un produit trois jours et en assistant à la brillante démonstration du vendeur ne peut suffire. Du coté des chefs d’établissements, il faut surtout savoir s’entourer et avoir une vision critique suffisante pour éviter les désagréments. Pour encourager une dynamique numérique dans l’établissement, il faut en connaître les contenus techniques, mais aussi l’articuler avec le reste des problématiques éducatives. Il faudra aussi leur apprendre à sortir des discours commerciaux (que l’on reçoit ou que l’on prononce). Sortir signifie ici dépasser, et non pas renoncer.
La question du numérique pour un cadre est aussi une question identitaire. L’inspecteur sent bien qu’en face d’un enseignant très habile en numérique, il peut se sentir en difficulté. Le chef d’établissement peut vite renoncer à choisir lui même et préférer déléguer à « quelqu’un de compétent » dans son équipe. Dans de nombreuses situations cette posture amène à une presque dépendance à l’égard de l’expert. Si formation il doit y avoir, elle doit s’appuyer sur une compréhension technique (étonnamment le référentiel numérique des cadres ne l’évoque qu’à peine), une compréhension pédagogique, et une compréhension organisationnelle. Ces trois composantes ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais au contraire elles sont articulées entre elles. Or malheureusement c’est la composante institutionnelle qui est le plus souvent utilisée et qui tient lieu de choix. Il faut appliquer des directives disent certains. Or c’est là qu’un des problèmes essentiel apparaît. Le numérique, en éducation, révèle la nécessité d’adaptation et de flexibilité. Cette vision est largement en opposition à la tradition scolaire centralisée. C’est probablement une des causes du relatif échec du numérique en éducation
Quel est pour vous le principal obstacle à l’expansion des usages du numérique à l’Ecole ? La formation des enseignants ? La culture scolaire ? Le manque d’incitation ? Les examens ? Autre chose ?
Le principal obstacle est la résistance de la forme scolaire. C’est cette façon inconsciente, que nous avons chacun, de nous imaginer l’école, son organisation son fonctionnement. Elle est constituée d’invariants observables du système scolaire depuis de longues années. Cette vision est extrêmement partagée et ne support aucune discussion. De l’architecte au personnel d’entretien, une classe reste une classe…. avec des chaises, des tables (en rang d’oignons de préférence) un bureau du maître, un tableau.
L’ensemble de l’organisation scolaire est enkistée : examens, programmes, formation des enseignants, organisation du temps et de l’espace scolaire, accès aux documents, relations humaines… On peut lire dans chacun de ces éléments les indicateurs de cette forme. Or cette forme n’est pas la culture scolaire, elle en est une des composantes. Une récente thèse a posé la question les causes de la réussite scolaire supérieure des enfants d’enseignants et a montré que la manière dont la fonction parentale est mise en oeuvre concours à cela. Les enseignants savent que le numérique, sa maîtrise, sa compréhension est essentielle pour la réussite dans la vie. Ils ont été très tôt équipés à domicile en particulier pour leurs enfants. Et surtout ils ont rapidement compris le plus cognitif qu’ils pouvaient en tirer pour eux mêmes et pour leurs enfants. On peut se demander ce qui fait obstacle s’ils sont aussi conscients de l’importance du numérique.
Il y a une sorte de connivence sociale à maintenir le système en l’état alors que, dès mars 1968, entre autres, le colloque d’Amiens (aujourd’hui oublié) ouvrait des pistes pour le faire évoluer. L’évidence de l’école contre le fait numérique : ainsi pourrait être posé la question principale actuelle. Or dans la refondation, il y a « re » qui n’est pas forcément signal d’évolution, mais au contraire de répétition. Sans tomber dans l’idée facile que la nouveauté est toujours meilleure, force est de constater que, pour l’instant, la forme scolaire résiste plutôt bien aux coups de boutoir d’un environnement social désormais envahit pas le numérique.
Depuis 2003 l’Etat impulse des politiques numériques qui rencontrent un succès très relatif, comme les ENT par exemple. Comment analyser cela ? Le numérique entre-t-il en conflit avec des cultures disciplinaires ? avec la forme scolaire ? Ou avec des routines ?
Si la forme scolaire est bien le premier frein aux évolutions des pratiques avec le numérique, il en est d’autres qui méritent d’être évoqués. Le premier est ce qu’on appelle la « scolarisation » des objets du quotidien. La tradition scolaire est de « traduire » le monde exterieur en une version adaptée au monde scolaire et didactisée, c’est à dire rendue transmissible.
Le second est la culture du milieu de l’enseignement vécu comme une culture « à part ». Au nom de la distance nécessaire avec les inlassables mouvements de la vie quotidienne, le monde scolaire s’est forgé une organisation qui a longtemps été nécessaire pour former les citoyens. Ceux-ci pris dans le quotidien étaient incapables de comprendre avec du recul et des connaissances ce qui se passe. L’écueil n’a pas disparu, mais sa forme s’est déplacée. les concurrences avec les monde scolaire se sont développées en limite d’abord avec les produits parascolaires, et de manière plus lointaines avec un environnement cognitif enrichi par les moyens numériques. Les modalités anciennes, adaptées à un monde de l’industrie matérielle ne sont probablement plus adaptées à un monde de l’industrie du numérique et des biens d’information et de culture.
Le troisième frein est la simple crainte du changement. Le cocon scolaire est aussi protecteur pour les élèves que pour les enseignants. D’ailleurs les désagréments signalés par une bonne partie de la profession viennent justement de ce que ce cocon n’est plus aussi protecteur, voire même désormais il présente des risques. L’arrivée du numérique associé aux comportements surprenants des jeunes vient amplifier cette perception risquée et donc favoriser un repli ou d’autres attitudes au sens identique mais aux modalités différentes comme la fuite en avant vers le tout technologique.
L’éducation nationale a fait une tentative d’acculturation numérique avec le B2i, un sujet que vous avez particulièrement travaillé. Peut on dire qu’en se banalisant il a aussi perdu de ses objectifs ? Comment analysez-vous son échec total en lycée ?
Le b2i est le grand incompris de l’éducation nationale en ce début de XXIè siècle. Reconnaissons le, il n’a pas atteint toutes les ambitions des ses promoteurs, voire même a été fortement contrarié par le lycée et nombre de collèges. Sa banalisation est passée par sa fusion avec le socle commun et son introduction dans la loi d’orientation de 2005. L’absence de volonté réelle des pouvoirs publics est la première cause de ce reflux. L’absence de cadre contraignant et les concurrences d’autres dispositifs sont la seconde. Et surtout le B2i est arrivé bien trop tôt par rapport au degré d’acculturation de l’ensemble des enseignants. Mais cette acculturation est faible aussi bien sur le numérique que l’évaluation des compétences. Deux objets nouveaux, c’est trop… surtout dans un contexte qui a constamment renforcé les disciplines traditionnelles au détriment d’une pensée globale de l’enseignement en particulier au collège, le parent pauvre de ces quarante dernières années (depuis la loi Haby).
En lycée, l’affaire est bien différente : aucune autorité n’a recommandé le B2i. Et pourtant c’était le plus facile à faire, compte tenu des contenus disciplinaires, de la maturité numérique des élèves et de leurs enseignants. Nombre d’enseignants ont montré que finalement le B2i lycée était facile à mettre en place, mais la volonté politique a manqué. Marqué par un lobbying pour l’enseignement de l’informatique, porté en particulier par une industrie à la recherche de main d’oeuvre, les pouvoirs ont préféré ne jamais engager de coercition institutionnelle sur le B2i lycée. Par contre ils ont ouvert une porte aux tenants de la discipline informatique appuyés par la profession (cf le rapport de l’académie des sciences). En choisissant ce camp, ils ont renoncé à développer une culture au sein d’une société numérique pour développer une culture du numérique au sein d’une société marchande….
Bruno Devauchelle