Pour sa journée nationale sur la refondation de l’école, le 1er juin 2013, l’Observatoire des Zones Prioritaires (OZP) a débattu, sous la direction de son président, Marc Douaire, des principaux freins à l’action de l’Éducation prioritaire que le projet ministériel pourrait faire évoluer, et qui demandent à être clarifiés : les acteurs de terrain, enseignants, éducateurs, responsables associatifs, ou chargés de la politique de la Ville, connaissent bien ces blocages et le risque de sclérose qu’apportent les réformes successives. Deux tables rondes rendaient compte de la mise en œuvre du réseau dans la ville et des nouvelles « professionnalités » engendrées par l’action en zones prioritaires. Avec une préoccupation constante : comment créer des liens solides entre les acteurs de réseau sans dissoudre les compétences spécifiques, et piloter les actions sans cliver les niveaux de responsabilités ?
Faire fonctionner les territoires en réseau
Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois, Brigitte d’Agostini, chargée de mission à la Ville d’Orly et ancienne coordonnatrice d’éducation prioritaire, et Marc Bablet, directeur de projet pour la DGESCO, ont débattu de la difficulté de faire converger des perspectives étrangères dans un partenariat solide autour de l’école. Des géographies qui ne se superposent pas, entre découpage scolaire et logique urbaine, une hétérogénéité qualitative des équipements, l’empilement des dispositifs, la disparité objective des instances à coordonner viennent compliquer la tâche. A Clichy, ville parmi les plus jeunes et les plus pauvres de France, les infrastructures explosent sous la poussée démographique et les outils successifs, depuis le plan Banlieue 89, viennent échouer sur une réalité évolutive et complexe, résume Olivier Klein. La volonté des acteurs de travailler en réseau est réelle et constante, affirme-t-il, mais le problème du partage des responsabilités dans un environnement mal défini par les institutions de tutelle conduit chacun à se renfermer sur les prérogatives de son métier d’origine. Pour Marc Bablet, le réseau entre des structures hétérogènes ne gagnerait rien à des compromis consensuels entre partenaires : quand les intérêts et les finalités sont de nature différente, il faut au contraire penser le projet d’éducation égalitaire commun en s’appuyant avec fermeté sur les compétences et les prérogatives de chacun, pour ne pas en affaiblir l’efficacité.
Avec quel pilotage ? Celui du politique ?
Olivier Klein en convient, le pilotage par l’instance politique locale lui semble nécessaire. D’autant que le manque de stabilité des équipes enseignantes en zone prioritaire fragilise l’action à long terme : les équipes politiques locales, elles, sont généralement bien plus stables. Mais un autre problème se révèle déterminant, dans cette coopération, intervient Brigitte d’Agostini, qui connait les deux versants, Éducation Nationale et politique de la Ville, celui de al considération réciproque : « il faut se connaître et se reconnaître pour faire tomber les méfiances » et « ne pas oublier les acteurs de terrain, qui reçoivent des décisions dont on n’a pas le temps d’expliquer les enjeux ». Temps, disponibilité, discussion, confiance d’un côté ; pilotage ou gouvernance, décisions globales et perspective d’ensemble, stabilité et complémentarité des équipes de l’autre ; on voit se dessiner la faille qui sépare la pensée politique et la réalisation de terrain, dans l’action éducative. Une faille aggravée par la confusion latente entre les rôles de l’éducatif péri-scolaire et de l’enseignement scolaire, malgré la disparité des types de formation et des métiers – confusion qui nourrit les rivalités et les incompréhensions entre les acteurs.
Professions ou fonctions ? Des spécialités émergentes
La dernière table ronde rassemblait Stéphane Reina, principal du collège Desnos à Orly, Julien Destefanis, préfet des études et professeur référent en collège à Nice, et Patrick Picard (CAS-IFE), autour des nouvelles compétences nées des dispositifs d’éducation prioritaire. Les fonctions de coordinateurs, secrétaires de comité exécutif, référents, assistants pédagogiques, préfets des études, leurs croisements et superpositions avec les professions de l’enseignement ou de l’encadrement scolaires, vont-elles transformer les métiers traditionnels ? Ces fonctions traversent les catégories anciennes, instaurent entre elles des porosités et des transversalités inédites, leurs modalités d’exercice semblent justifier le profilage très contesté par les instances syndicales. Mais la problématique des publics en grande difficulté n’exige-t-elle pas une organisation au plus près des nécessités locales ? Une politique de gestion des ressources humaines différente permet d’avoir « la bonne personne au bon endroit », affirme Stéphane Reina : le profilage fonctionne et permet d’améliorer la stabilité des équipes. On ne peut pas y pourvoir selon le système traditionnel de nomination sans tenir compte des motivations et des projets des enseignants. Ces nouvelles fonctions obligent à inventer de toute pièce sa propre mission, souligne Julien Destefanis. Il faut la construire « dans le creux de ce qui n’est pas exercé par les autres ». Une émergence adaptative que le flou institutionnel rend à la fois très ouvert et très incertain – pour un rôle pas toujours identifiable et très dépendant des ressources de celui qui les exerce, des personnes qui l’entourent et des lieux d’exercice.
Préfiguration d’une nouvelle « professionnalité » ?
Selon Patrick Picard, le second degré souffre (bien plus que le primaire) d’une séparation traditionnelle entre les métiers du pédagogique et de l’éducatif. L’apparition de ces nouvelles fonctions vise à pallier les difficultés croissantes de fonctionnement d’un système clivé ; mais ces fonctions impactent fatalement les autres métiers, ne serait-ce qu’en manifestant une nouvelle logique d’organisation hiérarchique. Ainsi des préfets des études : confrontés à trois espaces de travail différents, explique Patrick Picard, se référant à l’étude menée par le centre Alain Savary – IFE, ils interviennent auprès des élèves sur les difficultés d’apprentissage, auprès des collègues en pour développer le travail collectif en équipe et auprès de la direction pour participer au pilotage. Ils sont confrontés à des dilemmes professionnels qu’ils doivent résoudre sans pouvoir se référer à une « histoire » du métier, des traditions qui donneraient un repère pour éviter les embûches. Ils n’ont d’autres ressources que d’inventer la fonction en l’exerçant, sans attendre de prescriptions déterminantes. Cela présage d’un développement professionnel qui n’enfermerait plus chacun dans une tâche (éducative ou d’enseignement) définie, mais conformément à l’évolution du pilotage institutionnel, qui verrait chacun comptable de sa propre fonction. Évolution logique quand le pilotage vertical, où l’on vérifie d’en haut la réalisation des prescriptions imposées, laisse place à une logique de responsabilité par le bas, où le collectif local est sommé de s’organiser pour assurer la réussite des élèves.
Perspective qui ne va pas sans susciter de nombreuses réticences et inquiétudes, tant le modèle même des métiers de l’enseignement se voit par là entièrement bouleversé, sans qu’il soit assuré qu’aucune perspective d’ensemble en assure la cohésion et les finalités générales.
Jeanne-Claire Fumet
Retrouvez les débats de l’Observatoire des Zones Prioritaires (OZP)