Les insultes surgissent de la bouche de certains élèves qui se sentent humiliés. Ce n’est pas tant les enseignants qui sont concernés que la souffrance de l’élève. Entretien avec Philippe Lacadée.
Philippe Lacadée exerce comme psychiatre et psychanalyste dans la région bordelaise. Il membre de l’École de la cause freudienne et de l’Association Mondiale de psychanalyse ainsi que de la New Lacanienne School, où il enseigne à la section clinique de Bordeaux et de Genève. Par ailleurs, dans le cadre du Centre interdisciplinaire sur l’enfant et de divers autres dispositifs dédiés aux adolescents. Philippe Lacadée participe à des recherches incontournables sur l’école. Son matériau de base est la parole qui se tient dans les établissements scolaires. La bibliographie de ce chercheur infatigable est considérable. Le Café pédagogique l’interroge aujourd’hui à l’occasion de la sortie de son dernier opus La vraie vie à l’école (1) qui fait aller la psychanalyse à la rencontre des enseignants et de l’institution scolaire .
Votre dernière parution intitulée La vraie vie à l’école sous-entend qu’il y aurait une vie factice dans l’institution scolaire ? On peut en savoir plus ?
La vraie vie à l’école comporte en effet un paradoxe qui s’éclaire lors de la lecture du livre. Il s’agit juste de faire entendre que l’école se doit pour certains élèves qui sont bloqués sur certaines positions de remettre en jeu pour eux la vie de l’esprit. Et pour cela le professeur doit y mettre du sien, et avoir le souci de transmettre que dans les savoirs qu’il offre à ses élèves sont en jeu des questions fondamentales qui se sont posées à l’être humain depuis que celui-ci parle et a su créer des réponses à ses questions. Pour cela beaucoup de professeurs témoignent dans ce livre que ce n’est pas une perte de temps bien au contraire que de savoir entrer en conversation avec ses élèves et de s’offrir comme point d’appui pour certains d’entre eux.
Le sous-titre de votre ouvrage est : La psychanalyse à la rencontre des professeurs et de l’école… Comment envisager une rencontre avec ceux qui (comme Alain Finkielkraut (2)) prônent le règne de la parole professorale et qui considèrent que c’est une erreur de faire parler les élèves ?
Il ne s’agit aucunement de faire parler les élèves et de se substituer au travail d’un psychanalyste. Il s’agit comme le démontre ce livre d’aider les professeurs à réfléchir sur ce qu’implique le comportement de certains des élèves, de saisir l’enjeu d’une certaine façon de parler et le fait que beaucoup utilisent la scène de l’école comme une mise en scène de leurs difficultés. Pour cela nous avons mis en place dans beaucoup de lieux scolaires des conversations avec les professeurs que nous animons afin de leur faire entendre que le malaise enseignant peut être dépassé, voire déplacé. En s’entendant parler entre eux et grâce à la présence d’un psychanalyste, ils sont surpris du savoir qui était en eux et qui leur sert dans l’après-coup pour mieux savoir y faire avec ce qu’ils ont à transmettre.
Des élèves utilisent couramment des injures, des jurons, des insultes … Une approche freudienne de ce phénomène peut-elle avoir une incidence factuelle sur les missions des enseignants concernés ?
Votre question me permet de parler de mon livre Vie éprise de parole qui s’interroge justement sur ce que parler veut dire, sur le fait que certains mots peuvent avoir un point d’impact sur le corps. C’est ce qui fait le travail de l’analyste, il repère l’usage de jouissance que certains sujets en font qui peut aller jusqu’à une grande souffrance. Je montre aussi dans ce livre comment les insultes que je nomme les provocations langagières ont envahies la scène publique. Très souvent elles surgissent de la bouche de certains élèves qui se sentent humiliés et qui croyant se soulager en insultant l’autre ne font que laisser entendre que c’est eux mêmes qu’ils insultent d’où l’importance de faire saisir ça à certains enseignants que c’est pas tant eux qui sont concernés que la souffrance de l’élève. Bien sur ceci n’implique pas de se laisser insulter mais de trouver une juste réponse et pas sur le mode de la réciprocité d’où l’importance d’un travail en équipe pour dialectiser ce qui est quand même avant tout une impasse.
Vos deux derniers livres sont comme une suite logique ?
Ces deux livres qui peuvent se lire l’un à la suite de l’autre comme deux tomes d’une série mettent en évidence comment aujourd’hui la vie de l’esprit est à sauver. Savoir y faire avec notre modernité qui se soucie peu de la singularité de chacun implique de savoir ce que parler veut dire. Avant tout, trouver dans le point d’appui du langage une possibilité de traduire ses sensations inédites comme aurait dit le poète. Freud se souciait du fait que chaque être humain doit traduire dans la langue dite du sens commun, une part de son être pour entrer dans le lien à l’Autre. C’est ce lien à l’Autre de la langue articulée qui peut être mis en difficulté, à la fois par les jeunes qui veulent tout, tout de suite mais aussi par ceux qui s’occupent d’eux.
Revenons aux enseignants ?
Ne soyons pas nostalgiques d’un temps qui n’est plus de mise. La mise en jeu de nos jeunes implique par contre une certaine sérénité impliquant non pas un retour à un père autoritaire qui a souvent déjà abandonné la scène familiale. Les professeurs sont des substituts parentaux, sur eux l’enfant transfère l’ambivalence parentale. L’école se doit d’être le lieu où le sujet s’ouvre à la vie de l’esprit, plutôt que de se loger dans le repli sur soi. Soutenir ce pari exige de savoir dire oui au sujet qui s’exprime tout en disant non à ce qui le déborde, à ce qui peut le pousser à des extrêmes, voire jusqu’au refus scolaire. Dans le livre La vraie vie à l’école se rencontrent des professeurs qui transmettent leur savoir y faire. Ces deux livres s’interrogent sur la vraie vie du langage et la dimension pulsionnelle de la satisfaction, ils en examinent la tension et prêtent attention aux discours qui s’établissent autour d’elle pour en faire valoir des solutions le plus souvent inédites et pas forcément programmable d’avance et de façon universelle.
Gilbert Longhi
Notes
1 Éditions Michèle www.editionsmichele.com 220 pages mars 2013 19€
2 Propos recueillis par Claude Askolovitch et Brice Couturier L’Evénement du jeudi, du 18 au 24 novembre 1999.