« Permettre à l’autonomie de s’exprimer et de prendre de la valeur dans un système institué est un enjeu majeur de notre temps », écrit Bruno Devauchelle. Mais « avec les moyens du numérique, l’autonomie s’impose de manière sauvage et souvent sans responsabilisation ». Internet bouscule aussi bien les contenus (copiables, immédiatement accessibles) que l’ordre scolaire la parole du professeur étant mise en vérification immédiate et permanente. Pour B Devauchelle, il serait temps que l’institution s’en rende compte…
On a souvent l’impression qu’avec leur usage intensif des objets numériques, les jeunes nous échappent, comme si les machines les avaient rendus autonomes, ou tout au moins indépendants des adultes, en particulier ceux qui ont en charge leur éducation et leur instruction. Leur habileté dans l’usage, qui étonne tant les adultes et à tel point que, souvent, ils tentent de la minimiser, semble les affranchir d’une tutelle voire de l’autorité de l’adulte. Les écrans ouvrent des portes nouvelles et différentes de celles qu’ouvrent les parents, les ainés, les enseignants. Que ce soit pour s’informer, apprendre, échanger, partager, communiquer, les jeunes (catégorie générique qu’il conviendrait de préciser le plus souvent), prennent en ce moment de nouvelles habitudes d’être au monde basées sur ce potentiel d’autonomie et d’indépendance. Ce qui est intéressant de noter c’est que le monde de l’enseignement semble questionné de manière de plus en plus vive par ce potentiel et ses traductions comportementales au quotidien, positives et négatives (plagiat, échanges, contournement, enrichissement, recherche…)
Le terme autonomie n’est pas nouveau en éducation et dans l’enseignement. On peut même dire qu’il en est à son fondement même. Le principe même de l’éducation est dans la tension entre l’obéissance, la reproduction et l’autonomisation. La construction de la scolarisation au cours du XIXè et XXè siècle semble ajouter des dimensions nouvelle à ce chemin vers l’autonomie, l’articulation entre l’individuel et le collectif, le personnel et le social, l’intérêt personnel et le bien commun. Au cours des cinquante dernières années, le monde scolaire a été marqué par la progressive (ré)apparition du terme et son introduction dans le corps même des programmes et directives officielles. La création de l’école obligatoire était marquée par son opposition à une autonomie des familles face à l’état instructeur. Le développement actuel de l’école semble marqué par le retour des familles d’une part, et l’impératif d’autonomisation des jeunes au cours de l’adolescence, le passage à l’âge adulte étant le signal de cette autonomie atteinte. Or le numérique intervient désormais comme un élément de contexte qui renforce cette tendance car il a rendu des frontières poreuses, voir caduques, quand il n’a pas tout simplement permis un dépassement des médiations cognitives traditionnelles : le maître, le parent, voire même les médias de masse…
La récente réforme des lycées, en installant l’accompagnement personnalisé comme obligatoire pour tous les élèves, a fortement insisté sur le développement de l’autonomie dans le travail personnel et elle a même indiqué combien le numérique pouvait y concourir. Plus généralement les enseignants constatent de plus en plus de comportements différents de ce qu’ils prescrivent et considèrent que les usages du numérique connecté et embarqué (comme jadis cela a été aussi énoncé pour la télévision) mettent en évidence des comportements autonomes dans des contextes qui ne l’autorisent pas traditionnellement. Si dans le cas de la télévision, il y avait surtout un trouble de l’attention et des centres d’intérêts, dans le cas d’Internet, en particulier, le trouble concerne aussi les contenus enseignés à l’école, soit parce qu’ils sont directement accessibles et donc copiables, soit parce qu’ils introduisent des contestations possibles dans un espace, la classe (ou l’amphi en université, dans lequel elles n’apparaissaient pas. Il y a donc un contexte nouveau qui invite les équipes pédagogiques à revisiter la construction de l’autonomie dans l’espace scolaire.
La capacité d’autonomie s’observe en particulier dans l’autodirection dans les activités. On dit aisément d’un élève qui est capable de construire son espace de travail et de le gérer qu’il devient autonome. Cependant il ne s’affranchit pas réellement des contraintes scolaires, au mieux il les fait siennes et se dirige au sein de ce cadre. Comme s’il y avait une bonne et une mauvaise autonomie. La bonne serait-celle qui conforterait le cadre, la mauvaise serait celle qui le contesterait. Vouloir développer l’autonomie est un non-sens, voire un oxymore. Permettre à l’autonomie de s’exprimer et de prendre de la valeur dans un système institué est un enjeu majeur de notre temps. Dans un cadre de sollicitation constant sur le plan informationnel et communicationnel, le jeune se trouve en concurrence avec l’élève. L’espace de socialisation et de construction identitaire du jeune comprend de manière accentuée désormais toutes les pratiques issues de l’accès aux technologies contemporaines. Le passage par l’école n’a plus la même force identitaire du fait d’ailleurs possibles, mais aussi d’ailleurs visibles. Les médias de masse et en particulier la télévision avaient ouvert la brèche, vite marginalisée par le monde scolaire mais jamais refermée, les nouveaux instruments continuent d’élargir la brèche. Mais le monde scolaire se doit de prendre en compte cette évolution et d’interroger son fonctionnement.
Au quotidien, dans l’établissement, cette question est vive. Certaines équipes s’en emparent avec volontarisme et, à la limite de réglementations, tentent de construire de nouveaux espaces. Là encore l’institution, en officialisant les expérimentations de certains établissements, a réussi à contenir la question, car globalement l’imaginaire de la scolarité résiste encore. Dans les équipes qui s’engagent dans ce domaine, il y a d’abord un aspect principal dans l’action, c’est la confiance. Loin de décrier les technologies, ou de les magnifier, ces équipes essaient de construire des espaces temps qui permettent aux jeunes de confronter le formel et l’informel, le guidé et le choisi, l’imposé et le construit. Les outils numériques offrent des perspectives intéressantes, mais pas indépendamment d’une vision plus globale du jeune en développement et de ses besoins. Le risque de l’autonomie abandon (sorte d’attitude démagogique) est réel, il convient de s’en méfier, même si les élèves savent retrouver les règles, même quand on ne les leur donne pas au préalable, ils en ressentent le besoin.
Dans un passé assez ancien, certains se sont essayés à la responsabilisation des élèves. Mais engager cela, sans donner des espaces d’autonomie est vain. Avec les moyens du numérique, l’autonomie s’impose de manière sauvage et souvent sans responsabilisation. Il suffit d’observer que nombre de jeunes diffamateurs de leurs enseignants sur les réseaux sociaux ne sont pas des élèves ayant posé des difficultés comportementales habituelles au milieu scolaire pour comprendre que le sentiment d’autonomie doit s’accompagner d’un travail sur le cadre. Avec le développement des smartphones, cette autonomie d’action s’impose dans la classe, il va être nécessaire de repenser la responsabilisation des jeunes quand on aura épuisé les ressources du règlement intérieur traditionnel (cela risque de prendre encore quelques années). Pour l’instant la question de l’autonomie émerge, au delà des discours et recommandations officielles comme un questionnement sur le sens de la scolarisation dans l’espace plus large de l’éducation. C’est probablement pour cela que la querelle éduquer vs instruire reste encore vive. Elle le restera tant qu’on n’aura pas dépassé une certaine maturation qui ne se fait pas sans conflit. Les objets numériques, intimes et constamment disponibles introduisent des espaces d’autonomie par rapport à des cadres institués. Il y a de nécessaires régulations à faire, encore faut-il accepter de prendre en compte cette évolution.
Bruno Devauchelle
Les chroniques de B Devauchelle